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dimanche 25 avril 2021

Les réalités parallèles

Macha Soutiaguina

Mon gentil plombier m'a apporté un bouquet de branches de saule, pour les Rameaux. Dans un pays comme la Russie, c'est tout ce qu'on a sous la main, les saules sont les premiers à se couvrir de chatons duveteux et argentés. Le père Antoni me disait qu'à Cannes, où on trouve profusion de palmes authentiques, les Russes sont tellement attachés à leurs chatons de saules qu'ils font des prodiges pour en trouver alors qu'en France, au moment de Pâques, ils en sont au stade de la feuille verte.
Avant Pierre le Grand, pour les Rameaux, le tsar conduisait le patriarche juché sur un cheval, à défaut d'un ânon, car les ânes, comme les palmes, ne pullulaient pas, en Russie.
Quand monseigneur Théoctyste m'a vue avec mon cocard, il a pris un air consterné, puis il m'a dit que voilà, on venait vivre en Russie et l'on souffrait comme les Russes. Plus tard, en confession, le père Andreï m'a demandé ce qu'il m'était arrivé en se tordant de rire. "Personne ne m'a battue! J'ai trébuché sur un trottoir inégal...
- Vous pouvez porter fièrement votre oeil au beurre noir, quel est le Russe qui n'a pas un jour exhibé le sien? C'est un peu comme le permis de séjour, un signe de naturalisation!"

le tsar Alexis conduisant le patriarche

En sortant de l'église, j'ai vu qu'il neigeait à gros flocons. Et ça tenait presque. Je dois dire que cela m'a sapé le moral. 
Une correspondante russe m'a écrit que sa fille de cinq ans avait une passion pour ce même film Ivan le Terrible d'Eisenstein qui m'avait subjuguée à quinze ans, quand je l'avais vue au cinéclub du lycée de Pierrelatte.  En opposition complète avec le gouvernement français déconstructeur, je pense que les enfants peuvent aborder des choses qui paraissent difficiles, mais qui sont dans le registre de l'enfance, et répondent à ses besoins, parce qu'elles sont archétypiques. Quand j'étais moi-même enfant, on m'avait défendu de regarder la Belle et la Bête de Jean Cocteau, mes grands parents redoutaient que cela m'impressionnât, et je pense que j'aurais pu parfaitement le voir, je l'ai d'ailleurs vu un peu plus tard et adoré. De même ma tante m'a parlé d'un enfant que ses parents, parce qu'ils ne pouvaient pas le faire garder, avaient emmené avec eux voir la Tétralogie de Wagner, et il avait été complètement subjugué, il connaissait les quatre opéras par coeur. La même chose m'est arrivée quand ma mère, pour mes neuf ans, afin d'encourager mon intérêt pour la mythologie grecque abordée brièvement à l'école, m'avait offert l'Iliade et l'Odyssée dans la Pléïade, et j'avais lu ces épopées avec passion, je les connaissais également par coeur, c'est du reste ce qui se passait autrefois, quand ces épopées étaient chantées. Même quand les gens ne savaient pas lire. de sorte que même quand ils ne savaient pas lire, ils étaient plus cultivés que le beauf moderne qui lit sa tablette et regarde la télé.
L'histoire de la fillette de cinq ans subjuguée par Ivan le Terrible m'a conduite à me poser certaines questions. Comment j'aurais réagi, si je l'avais vu au même âge. Sans doute de façon identique, mais c'est qu'il y a dans cette oeuvre des aspects épiques et magiques qui parlent à l'enfant et à la partie archaïque de notre être, la partie reliée à l'immémorial, à l'inconscient collectif. Le réduire à un film de propagande sur Staline est ne rien y comprendre, bien que naturellement, ces mécanismes psychologiques puissent avoir été sollicités pour lui donner la légitimité qu'il n'avait pas, en l'assimilant au tsar, puisque il le faisait déjà lui-même. C'est certainement d'ailleurs ce qu'il attendait de ce film, être assimilé à la figure paternelle sacrée du tsar terrible consacré par l'Eglise, aux yeux d'une population de mentalité encore archaïque et normale. Comme le remarquait un blogueur, les Russes ont besoin d'admirer leur chef, les enfants aussi, il n'y a pas pire tour de cochon à leur faire que de les priver d'images paternelles positives et héroïques, ils ont besoin de grandeur et de ferveur, ils ont besoin de poésie. Adolescente, c'est ce que j'ai vu, un conte de fées, une épopée grandiose, captivante, avec un tsar profondément pénétré de la grandeur de sa mission, qui adore sa femme, douce dévouée et béate d'admiration devant lui, et qu'à part les traîtres et les méchants, tous ses subordonnés vénèrent. Je voyais un monde beau, noble et cohérent, à l'opposé de celui où j'étais née, prosaïque, vulgaire et infecté d'idéologies sinistres qui voulaient tous nous embrigader dans des usines et des casernes, et nous parquer dans des clapiers.
La dernière vidéo de Slobodan Despot fait allusion à l'illusion qui nous était présentée comme une réalité, comme une réalité indiscutable, si évidemment absurde qu'elle soit, ce qu'il appelle une réalité de substitution. C'était ce que je ressentais dans mon jeune âge. Ce qu'on me présentait comme la réalité me semblait absurde et affreux, alors que le monde antique d'Homère ou le monde médiéval d'Ivan le Terrible me paraissait cohérent et noble, bien que souvent terrifiant, mais je soupçonnais déjà que la façade de bien-être optimiste devant laquelle nous vivions tous alors n'était justement qu'une façade, ce que me rappelaient les récits familiaux sur la guerre et la libération, les événements d'Algérie, le retour des pieds-noirs, les atrocités qu'ils avaient vues. De sorte qu'en partant pour la Russie, j'ai eu l'impression de choisir la vérité qui dérange plutôt que le mensonge qui rassure. Les conséquences de la réalité de substitution y étaient beaucoup plus évidentes que chez nous, mais c'est en train de changer.
Dans tous les cas, quelle que soit l'étiquette officielle du totalitarisme, il faut aux marchands d'illusions nous isoler du reste du monde pour éviter les comparaisons éclairantes, et dans le même souci, nous couper de notre passé et de notre histoire.
Chaque épiphénomène de l'illusion progressiste matérialiste, qui nous fait passer à côté de nous-mêmes et nous exile de la réalité du cosmos, a sa propagande et ses incantations et crée une société absurde qui prétend être la seule possible et n'offre aucune alternative. Cependant, quand l'aspect soviétique de cette illusion s'est effondré, j'ai pu observer que la réalité des Russes n'était pas la nôtre, et que c'était peu à peu la nôtre qui trouvait dans la chute de son apparente antithèse, la justification de ses certitudes. Dans les décombres de l'URSS, je voyais surgir, avec ce qu'il restait de l'Eglise orthodoxe, ce qu'il restait aussi de superstitions païennes, ce qu'un ami appelait un "moyen âge déboussolé". Car contrairement à nous et malgré Pierre le Grand, la Russie avait conservé son moyen âge. Les romans de Dostoievski sont profondément médiévaux, sous le vernis pétersbourgeois, et c'est je crois pourquoi je les ai tellement aimés, avec leurs personnages à la fois si charnels et si spirituels, si fervents, si passionnés. Alors qu'en Europe, nous en étions déjà, quand j'étais enfant et adolescente, extrêmement loin. C'est bien en effet notre dérive qui a fini par happer les Russes dans son maelström maudit.
Les démons qui se sont déchaînés en Russie, si leur arrière-garde y sévit encore, sont massivement retournés d'où ils étaient venus, vers l'Europe progressiste et matérialiste dont on "déconstruit" les derniers restes de culture, mais les ravages sont grands, à l'est comme à l'ouest. On peut dire, comme l'observe Slobodan, qu'il y a deux réalités, celle de l'ouest et celle de l'est, même si nous sommes tous victimes du même mal. Mais à l'intérieur de la Russie, il y a plusieurs réalités également. Il y a même plusieurs époques. Il y a des gens qui vivent au XIX° siècle, il y a des gens qui vivent au moyen âge, il y en a d'autres qui mentalement ne quitteront jamais l'URSS. Il y en a qui vivent dans la réalité libérale mondialiste. Ces réalités, quelquefois se recoupent, se confondent sur certains plans, puis se séparent. Les réalités sont paradoxalement plus diverses en Russie qu'en France, de sorte qu'on peut choisir sa population et son époque. On y trouve suffisemment d'âmes soeurs pour s'inscrire dans une vraie communauté, d'autant plus que les autres populations et les autres époques en présence se rencontrent sur certains terrains. 
Regardez le briefing de Slobodan, la réflexion est éclairante. J'ai mis longtemps à comprendre que la "réalité" que je détestais instinctivement dans mon enfance était relative et fictive, que c'était une citadelle idéologique destinée à nous empêcher de vivre pleinement dans toutes les dimensions de la vie. Je la fuyais chez Ivan le Terrible, d'autres dans la drogue, il y a beaucoup de raisons objectives de la fuir, car elle est l'antithèse de la vie et de la véritable vocation de l'homme.
 
















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