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jeudi 11 juillet 2024

Ange en blouse blanche

 



Au réveil, j’ai lu le post d’un intellectuel orthodoxe qui m'a déprimée: on a écrasé à Moscou un petit pavillon de style baroque russe pour construire une horreur de plus. Le problème est que ces gens-là, les hauts fonctionnaires, ou disons les fonctionnaires, les bas ne sont pas tellement mieux, sont tous des apparatchiks fils d’apparatchiks élevés dans la haine de tout ce qui a précédé 1917 et, au fond, la haine de la culture, de la mémoire et de la spiritualité, même s’ils vont faire, par superstition, bénir leur voiture chez le prêtre du coin. Il ne faut donc pas s’étonner s’ils se vendent à n’importe qui et agissent avec un rare cynisme. Un correspondant m’écrit que je parle des Russes comme lui parle des Français. Mais c’est que les mêmes processus sont à l’oeuvre partout, le communisme n’étant que l’autre face du capitalisme, c’est-à-dire une idéologie du matérialisme et du mépris absolu de tout ce qui nous a faits ce que nous sommes. Ou plutôt ce que nous étions. Car plusieurs générations de créatures programmées et mutilées ont engendré trop de dégénérés qui n’ont plus aucune référence culturelle, aucun respect de rien. Ici, les choses ne sont pas allées aussi loin que chez nous, parce qu’il y avait au moins un discours officiel d’héroisme et d’abnégation, encore un certain respect de la littérature et de la musique classique, et aussi une simplicité de vie favorable à la vérité des sentiments. Les Français qui font des vidéos invariablement enthousiastes sur la Russie n’en connaissent pas la culture, l’un d’eux s’est même empressé de saccager son isba traditionnelle, exactement comme ses voisins, et un Anglais ricane de mes réflexions sur les barrières métalliques façon zone industrielle qui défigurent la Russie entière. Ce sont des occidentaux qui ont exactement la même mentalité que les post-soviétiques, simplement ici, ils sont plus libres, de travailler, d'exister et d'élever leurs enfants, et ils y voient moins de migrants exotiques. Cela leur suffit. Ils n'ont pas idée de ce que fut Moscou avant la cata, ni les autres villes, d'ailleurs. Pour le folklore, ils en restent à kalinka et aux poupées en jupettes coiffées de kakochniks qui s'agitent, avec un sourire invariable, sur de la kitscherie musicale. Comme beaucoup de Russes, malheureusement. 

Ceux qui connaissent et aiment la culture russe, ou la culture française, ne peuvent être que pleins de douleur, qu’ils soient russes ou français, car on nous efface l’une et l’autre, et sans notre culture, nous ne serons plus nous-mêmes. Quand Poutine disait, la larme à l'oeil, qu'il ne voudrait plus vivre dans un monde dont la Russie aurait disparu, j'ai envie de lui répondre qu'il faudrait commencer par empêcher qu'on ne la fit disparaître de l'intérieur, qu'on ne la rende, comme la ville de Pereslavl, complètement méconnaissable. Car sans monde russe à sauver que signifie la guerre contre un occident lui-même dénaturé? Ici, du moins, pour l’instant, l’Eglise tient le coup, alors qu’en occident, elle s’est depuis longtemps couchée, et l’esprit de « l’orthodoxie occidentale intelligente et ouverte » ne me dit rien qui vaille. Je suis de plus en plus convaincue que je ne suis pas venue ici me mettre à l’abri mais obéir à une sorte de vocation, car il n’y a plus vraiment d’abri nulle part. Disons qu’en Russie, les occidentaux encore dignes de leurs ancêtres peuvent trouver un repli et un répit, et peut-être appuyer les Russes encore authentiques dans leur résistance.

Je prie pour Andreï Belooussov, afin qu’il ne connaisse pas le destin de Stolypine et puisse mener à bien son nettoyage. Que Poutine l’ait nommé pour ce faire me rassure. Et puis mon père Valentin soutient Poutine, c'est vraiment la lueur qui me guide dans les ténèbres. Mon père Valentin n’a jamais été communiste, il est monarchiste, d’une culture encyclopédique et d’une intelligence exceptionnelle.

Un autre élément qui me donne de l’espoir, en Dieu, en l’archange saint Michel, en la providence, c’est la qualité des soldats russes et de ceux qui les aident, les conversions massives et les miracles, tout ce qui se passe « là bas », parallèlement aux histoires de brigands et aux bacchanales estivales de la plèbe dont l’Administration de Pereslavl admet, paraît-il, ouvertement favoriser l’élevage en batterie. Et aussi la mémoire génétique, le surgissement, malgré tout, de Russes inattendus et convaincus dans des familles où l'on avait perdu le souvenir de ce que c'était, avec l'estime pour ses ancêtres moujiks.

Juste avant le covid, j’avais ici une excellente généraliste, le docteur Ivanova, et puis elle avait disparu de la circulation. Ensuite, Gilles m’avait dit qu’elle était à Kostroma, où il était allé la consulter, et elle lui avait parlé de moi. Récemment, Lika, la femme de Gilles, m’a dit que le docteur Ivanova était de retour à Pereslavl. J’ai pris rendez-vous. Elle m’a dit que son retour était dû à son veuvage, et en effet, elle avait l’air plutôt triste, mais si je suis pour elle pleine de compassion, j’avoue que son retour me soulage énormément. Elle est compétente et consciencieuse, avec de grands yeux bleus sévères et honnêtes. Elle m’envoie faire toutes sortes d’examens de routine, mais au moins je sais où aller, et m’interdit complètement le sucre, car mon pancréas est surmené, et d’après elle, la plupart des ennuis que j’ai, y compris les problèmes d’articulations, viennent d’un état inflammatoire engendré par l’ablation, autrefois, de la vésicule biliaire et l’abus de sucre.

Ce n’est évidemment pas marrant, car cela me prive de la consolation des gâteaux du café français, et autres pauses sucrées, cela complique aussi beaucoup l’alimentation quotidienne. Mais en même temps, j’éprouve le sentiment que le retour du docteur est pour moi quelque chose de providentiel, que je serai moins seule vis à vis de mes problèmes de santé et de vieillissement ; que cela me sauve peut-être la vie, ou me la prolongera, et j’ai besoin de vivre au moins jusqu’à la mort de mes chats ou notre éventuel anéantissement collectif par les effets de la malfaisance de la caste. Aussi suis-je pleine de reconnaissance envers le Seigneur qui m'envoie cet ange en blouse blanche.



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