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mercredi 24 janvier 2018

Fédia et son royal protecteur ne hantent pas que moi

J’ai trouvé des dessins sur le tsar et Fédia qui semblent issus d’une bande dessinée ou sont peut-être le projet d’une bande dessinée.  J’aimerais assez la lire. Fédia apparaît comme un sale gosse et séduit le tsar par son humour cynique et son extraordinaire impudence. Le tsar n’en manque pas non plus, d’humour,  je suis d'ailleurs persuadée que c’était bien le cas. Fédia, n’ayant pas compris qu’il était devant le souverain, lui fait des tas de considérations insolentes, suggérant que le tsar, plutôt que de se remarier, s’intéresse à quelque chose de plus nouveau, puis demande : « Et comment t’appelles-tu, mon cher ?
- Ivan Vassiliévitch.
- Comme le tsar ?
- Comme le tsar, nous nous ressemblons de façon suspecte.
- J’espère que tu ne lui ressembles pas trop, on dit que c’est un vieux bigot.
- On le flatte… »
Ensuite, un dessin les représente ensemble. Fédia lui dit : « C’est quand même une honte, notre père le tsar, j’ai dansé habillé en femme comme une dévergondée maudite, tous ça c’est la faute de l’hydromel et du Romanée italien…
- Ne te mets pas martel en tête, Fédka, sobre ou non, je t’aurais pris de toute façon, si cela peut te tranquilliser… »

Mais comme dans mon livre, cet affreux garnement tient aux enfants qu’il a par la suite et se fait du souci pour eux, à l’idée des conséquences sur leur destin d’une éventuelle disgrâce suivie d’une éventuelle exécution…



J'ai trouvé que l'auteur est une femme qui fait des bandes dessinées, sous le pseudonyme de Phobs. Ses dessins sont très talentueux et vivants, et j’observe que tous les gens qui s’intéressent à cette histoire, sauf sous un aspect décadent tout à fait décalé par rapport à l'époque, en voient les protagonistes plus ou moins de la même manière, avec le même physique, avant d'avoir regardé la BD, je me figurais Vania Basmanov, le fils de Fédia, bouclé mais blond.  Comme s’ils s’imposaient à nous de là où ils sont. Ce qui m’intéresse, c’est que l’auteur des dessins a porté attention comme moi à la vie familiale de Fédia, au fait peu connu qu’il a été marié et qu’il a eu des enfants. Le mien est davantage une victime, mais il se peut que ce soit elle qui ait raison. Encore que non… Peut-être la vérité est-elle à mi chemin entre elle et moi. Mais que Fédia ait aimé ses enfants et que cela lui ait posé de gros problèmes, c’est très probable. Phobs semble aussi, comme moi, envisager dans un de ses dessins, une animosité entre Basmanov père et fils due à une raison inavouable, ce qui jette un autre éclairage sur le destin du garçon et son histoire avec le tsar, et en fait quand même une victime quel que fût son comportement ultérieur. Cette idée nous est venue à toutes les deux, sans que nous ayons jamais eu l'occasion d'en parler!
Je pense personnellement qu’il aimait le tsar, comme celui du film d’Eisenstein, qu’il l’aimait comme un chien de garde. Le mien est peut être plus médiéval, le genre de cynisme qu’il affiche dans la BD est au fond très moderne. Un jeune homme du XVI° siècle plaisanterait-il sur la fortune et le pouvoir du tsar ?
Dans un cas, celui-ci est séduit par l’insolence et la drôlerie cynique du morveux. Dans l’autre, par son adoration  pour sa personne, un mélange de sauvagerie, de dévouement enfantin et de vulnérabilité. Encore que le mien n'est pas dénué non plus d'insolence, en certaines occasions.

Le tsar détourna les yeux pour se donner le loisir de réfléchir à la situation. Il sentait que Basmanov guettait sa réaction, ce qui était bien naturel, pour un père désireux de caser son fils auprès du souverain, mais quelque chose l’alertait, ou l’intriguait, dans l’expression de son fidèle soudard : « Aliocha, lui dit-il, laisse-moi donc parler un peu seul avec le petit… »
Une lueur passa  dans les yeux de Basmanov, qui esquissa un sourire, s’inclina et sortit. Le tsar décrivit deux ou trois voltes autour du jeune homme immobile. Ce gosse avait fait la guerre, manié des armes, il avait le teint hâlé, un poignard à la ceinture, un sabre au côté, c’était un vrai garçon, avec de grosses bottes et de grandes mains; il ferait très bien derrière son trône, avec son uniforme blanc et sa hallebarde, il ne voyait à tout cela aucun problème et il ne comprenait pas son malaise : « Tu veux me servir, Féodor ?
- Oui, souverain.
- C’est ton père qui t’y pousse ?
- Il m’y pousse.
- Et cela te plairait ?
- Tu es mon tsar… »
Le garçon tomba à genoux : « Garde-moi avec toi, souverain, notre père…  Prends-moi chez toi !»
Ses yeux étaient pleins de supplication et de folle espérance. « Chez moi, Fédia ? » Le garçon baissa les yeux, lui saisit et baisa une main d’un geste impulsif. Le tsar plongea l’autre dans ses boucles soyeuses et emmêlées. Il lui inspirait une sorte de tendresse, et depuis la mort de sa femme, sa vie en était complètement dépourvue : « Basmanov te fait la vie dure…
- Oui, souverain.
- Qui aime bien châtie bien… »
Le garçon resserra la pression sur les doigts chargés de bagues qu’il tenait toujours. « Est-ce cela qu’on appelle aimer ? demanda-t-il d’une voix sourde.
- Serait-ce l’affection qui te manque, Fédia, répliqua le tsar avec une ironie amère, est-ce cela que tu viens chercher auprès de moi ?
- Et toi, souverain, n’en as-tu pas besoin toi-même ? »
Stupéfait par l’audace de cette répartie, le tsar resta sans voix, ce qui ne lui était pas habituel. Il tourna vers lui le beau visage penché et en remodela doucement les traits, d’un geste hésitant, fasciné, comme s’il avait douté de sa réalité. Le garçon, qui n’avait pas connu beaucoup de caresses dans sa vie, lui glissa de biais un regard à la fois attendri et farouche. Il défit sans mot dire son caftan et fit glisser sa chemise pour dégager une épaule et exhiber les cicatrices encore perceptibles qu’y avait laissées la cravache de Basmanov. Le tsar les effleura avec une grimace perplexe : « C’est Aliocha qui t’a fait ça ? Il n’y est pas allé de main morte…
- Garde-moi avec toi, souverain, souffla Fédia. Mon père me traite indignement. Il ne voit pas en moi un fils mais… un objet de désir. C’est de cela qu’il me punit. »
Le tsar se rejeta en arrière, et détournant la tête, se signa: « Aliochka… s’exclama-t-il sourdement. Сanaille intrigante et impure !
- Je deviens grand et fort, insista Fédia, j’ai peur d’en venir un jour à le tuer.
- Mon cher enfant, persifla le tsar, en fin de compte, serait-ce vraiment si grave ? »
L’adolescent éclata de rire, et le tsar l’imita. Ils échangèrent un regard complice. Le tsar resserra son étreinte sur ces droites et solides épaules de garçon, une étreinte virile et paternelle, irréprochable. « Alors, dis-moi un peu : ton sinistre père veut t’établir auprès de moi pour que tu le renseignes et pour que tu m’influences, n’est-ce pas ? » Fédia hocha la tête avec un sourire espiègle et des yeux de chat joueur : « Cela se pourrait souverain…
- Mon cher garçon… Je ne dirais pas que c’est Dieu qui t’envoie, car j’en doute un peu, mais je pense que nous serons bons amis. »
Il prit sa pelisse, sur le dossier de son fauteuil, et en enveloppa l’adolescent, qui se redressa fièrement, se drapant dans le magnifique vêtement chamarré et fourré, comme Joseph dans la robe multicolore que lui avait offerte Jacob et que ses frères lui enviaient.

Une amie m'a dit qu'entre eux, c'était une vraie rencontre, au sens où leurs caractères et leurs passés respectifs d'enfants martyrs, qui en avaient déjà beaucoup trop vu à un âge tendre, établissent entre eux de profondes correspondances, donnent à l'un un grand pouvoir sur l'autre, plus fort que celui de vie et de mort sur ses sujets, un terrible ascendant. Mais malgré tout, quelque chose échappe au tsar dans le jeune homme alors même que ce dernier a l'impression de ne pas pouvoir lui échapper. Et en effet, il ne le peut pas, mais il ne peut pas lui appartenir complètement non plus. Ils ne peuvent se sauver ensemble ni se sauver l'un l'autre. Ils sont l'un pour l'autre une sorte de drogue. Chacun d'eux conserve quelque chose de moins irrémédiablement perdu que les damnés de leur entourage, cela les unit, les réconforte, mais l'égrégore que constitue l'Opritchnina est trop implacable, c'est une entité ténébreuse plus puissante que chacun des personnages dont elle est issue. J'aimerais qu'on en vînt comme moi à les aimer et à les plaindre, Fédia étant au fond une hypothèse de moi-même, disons qu'entre eux et moi aussi, il s'est produit une vraie rencontre: celle de ces deux âmes perdues avec une intense petite adolescente de seize ans qu'elles n'ont plus jamais lâchée. Ils ne m'ont pas séduite à ce point par hasard... Pourquoi ai-je moi-même tant aimé le tsar, avec Fédia, à travers Fédia? Quelqu'un me reconnaissait dans les femmes de mon livre, mais non, les femmes de mon livre ressemblent plutôt à ma mère, il est vrai que ma mère était le modèle pour moi de la femme idéale auquel je rêvais de correspondre, mais la petite adolescente d'alors se retrouvait plutôt dans le jeune Fédia, compagnon de débauche et confident d'un impressionnant génie politique et mystique esseulé qui conciliait un idéalisme exigeant, une réelle conscience de sa responsabilité de souverain, un authentique besoin d'affection, de pureté et de bonté, avec une anxiété suspicieuse, des colères déchaînées et d'incontrôlables instincts de bête féroce. J'aurais connu cet homme de son vivant qu'il m'aurait filé une trouille bleue mais Fédia avait grandi avec la brutalité et le danger, il avait grandi un sabre à la main, c'est ce que j'essaie de montrer. Encore que le mien soit aussi terrifié que fasciné par son protecteur...Pourquoi les ai-je aimés? Peut-être parce qu'il fallait bien que quelqu'un le fît et allât au delà de la fascination passionnelle qu'ils éveillent et qui, je l'ai observé sur les pages du net, ne touche pas seulement ma personne. Jusqu'à leur trouver plus de réalité et de présence qu'à pas mal de contemporains en vie sur cette terre, jusqu'à prier pour eux, ou à leur place...
Au fond de tout cela, je sais aussi que Fédia est un Peter Pan sombre. Celui dont j'attendais enfant qu'il vînt me prendre par la main. Et qui reste tétanisé avec moi devant le capitaine Crochet...
Mais nous l'aimons, notre capitaine Crochet, il a de la gueule, il est si fascinant... Il est terriblement malheureux et seul. Il a besoin de nous. Nous nous sauverons ensemble, mon tsar, ton jeune serviteur, toi et moi...
Enfin je l'espère, enfin, si Dieu le veut...
Avant que les jeux soient faits, avant la fin des temps.


Est-ce qu'on décide du livre qu'on écrit ou est-ce lui qui décide de nous?

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