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Le soir, sur la rivière Itkla |
Après en avoir rêvé pendant 30 ans, j'ai décidé, accompagnée des artistes peintres Sacha et Anna Messerer, qui ont une datcha à côté de Ferapontovo, de me rendre aux îles Solovki, dans la mer Blanche, à la rencontre du métropolite martyr Philippe de Moscou, qui était higoumène dans le célèbre monastère du grand nord, avant d'accepter la charge proposée par Ivan le Terrible. Ma première étape était donc Ferapontovo, 450 km plus au nord. C’était déjà un long voyage. Comme le paysage ne change pas
vraiment, on a l’impression de faire du sur place. Anna m’avait écrit de
prendre à Vologda la direction de Medvejegorsk, Vyterga, je croyais que c’était
dans leur coin et je vois l’un à 300 km et l’autre à 600…
A
mon arrivée, Anna m’a montré l’endroit
où la famille se baigne, un ponton dans la rivière. J’ai eu l’impression de me
trouver dans un film de Tarkovski. Comme
je me lève tôt, je suis allée nager le lendemain matin. L’eau était douce et
tiède, un peu boueuse, on dit ici qu'elle "fleurit", très lisse. Le silence n’était troublé que par le
lointain vrombissement d’une route, l’eau froissée, les oiseaux. Les mouettes
joignaient l’éclat blanc de leur vol rapide à celui de leur cri. Quand j’étais
petite, et que j’entendais le pinson, il me semblait qu’il chantait :
« tip, tip, tip, Madagascar ». Et les mouettes du nord crient :
« K riekie ! K riekie ! K riekie ! » (à la rivière, à
la rivière, à la rivière !)
Je
nageais et me disais que la Russie, il faut la connaître aussi en se baignant
dans ses cours d’eau, en traversant les reflets du ciel dans leur miroir, quand
les algues, nous effleurant dans cette soupe fraîche et douce, évoquent les chevelures des ondines à l’affût.
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les enfants Messerer sur le ponton
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Le naufrage de la maison grise |
Ensuite
nous avons suivi la procession qui va du magnifique monastère de saint Théraponte à
l’église saint Elie, dont c'était la fête. Sacha voulait le faire en voiture, mais on lui avait mis
d’autorité une icône dans les mains pour l'inclure dans le mouvement. J’ai suivi aussi,
à pied, parce qu’en voiture, ce n’est pas pareil.
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La procession quitte l'église |
Saint
Théraponte est un ensemble extrêmement harmonieux d’églises médiévales aux
dentelles de briques passées à la chaux, de petites coupoles inégales et
pareilles à des fleurs. Dans l’église en activité, j’ai vu une superbe
iconostase de bois sculpté, très élégante, très originale. Je n'aime pas ce qui est postérieur à Pierre le Grand, généralement, mais je dois avouer que c'est une réussite esthétique, pleine de charme et de fraîcheur, bien que ce ne soit pas exactement les qualités que l'on doit attendre d'une iconostase.
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l'iconostase du XIX° siècle |
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détails de l'iconostase |
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détails de l'iconostase |
L’église
saint Elie est toute en bois. Elle était en ruines, un enthousiaste l’a restaurée.
On y voit les habituelles photos des prêtres martyrs locaux. Là encore,
magnifique iconostase en bois sculpté et une belle exposition de deux artistes inspirées par
l’art populaire, Alina et Genia. Genia chante aussi des chants populaires, de
ce style incantatoire qui remonte à la nuit des temps.
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L'église saint Elie |
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la coupole de saint Elie |
Il
y avait une foire, ensuite, au pied de l’église. La saint Elie est le moment où
l’on arrête généralement de se baigner car le temps ne le permet plus. Il
faisait très chaud, et nous avons reçu avec plaisir la fraîche pluie de l’eau
bénite que le prêtre jetait sur nous à grands coups de goupillon. Mais cela ne
durera pas très longtemps, et l’on voit déjà de petites touches dorées ou
rouges dans les feuillages.
J’ai
discuté avec un ensemble populaire d’Arkhangelsk, qui m’a chanté une chanson
rien que pour moi, car je n'étais pas sûre de pouvoir rester jusqu'au moment de sa prestation. J’ai su après que c’étaient des vieilles qui ne s’étaient
encore jamais produites et ne chantaient jusque là qu’entre elles.
Je
ne tenais plus sur mes jambes et à cause de la chaleur, j’avais mal à la tête. On m’a proposé de me ramener en voiture, mais
la voiture était si loin que j’ai fait la moitié du trajet à pied. La
propriétaire de la voiture cavalait comme un lièvre, avec Anna, devant, et je boitais
loin derrière. Je ne pouvais ni courir ni même hâter le pas. Les Messerer sont
plus jeunes que moi de dix ou quinze ans, ça fait toute la différence, ce sont
les dix ans qui vous font comprendre que votre corps et vous ne vont plus bien
ensemble… A la fête, j’ai rencontré un potier, un type à moitié russe, à moitié
hongrois qui vit seul dans un village et parle français. « Cela doit être
dur, pour une femme, d’être seule, m’a-t-il dit, même pour moi, ce n’est pas
facile, et pour l’instant j’arrive à couper mon bois, mais le jour où je ne
pourrai plus ? »
C’est
un homme encore très beau, avec un visage médiéval. Ses poteries aussi sont
belles. Il m’a confirmé qu’on avait interdit aux paysans, dans les années 50/60, de pratiquer leur artisanat traditionnel, raison pour laquelle dans toutes
ces foires typiques, ce qu’on vend comme « souvenirs », c’est
toujours de la merde et les gens ne savent même plus ce que c’est que des
objets authentiques. Je n’avais d'ailleurs pratiquement pas envie d’acheter.
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Le lac devant la maison de Sacha Pesterev |
A notre retour au village, nous nous sommes
arrêtés chez un artiste peintre qui va venir avec nous aux Solovki, Alexandre Pesterev. Sa maison
est de très bon goût, très agréable, et elle donne directement sur le lac. Nous
sommes allés nous y baigner. L’eau était plus fraîche, plus agitée, et je
regardais la lumière jouer à travers les roseaux qui ondulaient souplement
autour de moi, en échangeant des murmures. Puis en m’éloignant, j’ai vu le
monastère, ses coupoles fantastiques, au dessus de l’eau d’une couleur que je
ne vois qu’à ces lacs du nord, d’un gris souple et mauve, sourdement habité de
reflets d’or.
Deux immersions totales
m’ont guérie de ma migraine commençante.
Ensuite,
nous avons dû aller chez Alina, qui le voulait absolument, et c'est une personne très charmante, entre toutes ces invitations, je n’ai pas arrêté de manger de la journée. Je
commençais à être complètement hébétée, et le soir nous avons remis ça chez un
peintre du coin, Oleg, dont la femme fêtait son anniversaire. Cela se passait dans un joli jardin près d’une vieille maison, avec une compagnie
adorable, des gens spontanés,
bienveillants. Il y avait Génia, la chanteuse aux sculptures de bois, et elle a
chanté, moi aussi, un jeune homme m’a interprété une chanson de marins en
français. Son père est devenu moine aux Solovki, et il nous a donné son numéro de portable.
Une dame m’a expliqué qu’elle avait quitté Moscou pour Férapontovo,
elle travaille pour le musée, et vit seule à la campagne avec deux chiens. Elle
est perpétuellement confrontée à la faune sauvage : élans, ours et loups.
C’est une grande spécialiste du toast, elle en porte d’intarissables, avec des
tas de compliments. Les Russes se réunissent pour se dire mutuellement tout le
bien qu’ils pensent les uns des autres. Chaque fois qu’on lève son verre, c’est
pour chanter les louanges de quelqu’un.
Je
dors dans une vieille maison qui coule à moitié dans la terre. Ses parquets ont aussi du gîte, c'est comme si on se trouvait dans un bateau, pris dans une tempête figée.. C’était celle
du barine local, elle est plus jolie, plus simple que celles des oligarques
modernes. Elle est encombrée de tout un tas de trucs, avec quelques antiquités.
Anna et Sacha veulent la restaurer, mais en attendant de pouvoir le faire, ils
en ont construit une plus petite, un peu plus loin… Le soir, des brumes
traînent dans les champs, et la lune monte au travers, grosse goutte d’un
orange rosé, sanguin, prise dans leurs filets gris.
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Le matin, au réveil |
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La rivière Itkla |
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une barque... |
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Fleurs aquatiques |
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le ponton |
Merci beaucoup pour ce récit trés vivant et ces superbes photos, nous avons l'impression d'être à vos côtés et de connaître un peu vos amis russes...Belle fin d'été!
RépondreSupprimerJe suis bien contente de partager cela avec vous!
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