j’ai suivi les Messerer et leur ami Sacha au bord de la mer Blanche, et je suis
restée je ne sais combien de temps envoûtée sur place par ce que je venais de
découvrir au débouché d’un bois de bouleaux et de pins rabougris et couverts de
lichens : un chaos de sable et de blocs de granit au bord de cette mer
métallique et glaciale, sous de vastes nuées grises, aux lumières sous jacentes pulsatiles, et je suivais leurs torsions, leurs mouvements grandioses et l’activité des mouettes, qui animent tout
cela de leurs diligents éclairs blancs, de leur affût méditatif sur les
rochers, et de leurs cris mornes que déplace un vent monastique aux litanies inlassables.
J’ai
su alors que c’était précisément à cet endroit que Fédia voyait pêcher le moine
Théophile et commençait à lui parler. Et aussi que mon chapitre allait pas mal
changer, peut-être suivre ou introduire un chapitre de plus. De même que ma
traduction de la vie et de l’enseignement de saint Grégoire Palamas allait
modifier la teneur de sa conversation ultérieure avec le métropolite sur la
grâce.
Oui,
c’était là le bout du monde, l’eau mouvante de la mer extrême et l’eau
vaporisée des nuages, l’eau fantôme qui modelait dans le profond silence, le
silence symphonique de la nature, réunissant en lui tous les sons légers qu’il
est seul à nous laisser percevoir, des falaises d’ombre et de fulgurantes et
colossales roses mystiques. Mon cœur était plein à ras bord et se dilatait comme une fleur s'épanouit.
Je
décidai de louer un vélo. J’avais le choix entre un VTT et un vélo ordinaire
qui n’avait plus de frein: pour les remplacer, il fallait pédaler en arrière... j’ai pris le VTT, et je suis partie à la recherche de la source miraculeuse et
de l’emplacement où le métropolite Philippe, encore simple moine, était allé
s’isoler.
J’ai
trouvé cela dans les bois de l’intérieur de l’île, mais la source manquait
d’eau et je ne pouvais y avoir accès. En revanche, m’attendait dans une
pochette plastique à l’usage du pèlerin, l’acathiste à saint Philippe que je ne
peux me procurer nulle part. Même à la
librairie du monastère, il n’est pas disponible jusqu’à la Transfiguration.
J’ai donc lu l’acathiste tandis que les moustiques m’attaquaient en piqué. J’ai
appris là que la belle église de la Dormition, avec ses quatre angles et le
tambour de la coupole centrale évasés, si puissante, simple et originale de
forme, était une réalisation du métropolite.
J’ai appris aussi qu’il avait eu la vision de la Mère de Dieu, et du
Christ couronné d’épines. J’étais dérangée par des ouvriers qui réparaient une
maison du XVIII° siècle, à côté, mais néanmoins, je me sentais en communion
avec ce saint que j’étais venue voir au bout du monde, au point que des larmes
me montaient aux yeux. Je pensais à la
fermeté de cet homme et de tous les martyrs qui l’ont suivi. Je lui demandais
d’intercéder pour moi, faible Française, afin que Dieu me donnât la force
d’assumer mon destin ultérieur, mon déclin et ma mort, et m’accordât un répit
dans mes souffrances physiques, à moins qu’elles ne me fussent vraiment utiles… vivre
seule en Russie, avec tout un tas d’animaux qui dépendent de moi demande de la
santé, d’ailleurs, je reçois déjà un certain soutien surnaturel, car avec mon
tempérament anxieux, je devrais parfois sombrer complètement dans la panique et
je fais comme les Russes, je compte sur « avos », « on verra bien », ou plus chrétiennement, la providence
divine.
Au
dessus, une grande croix de bois rappelait les martyrs des îles Solovki, ceux
de la période communiste, du S.L.O.N., ancêtre du Goulag. Je me suis inclinée
devant, en pensant au père Pavel Florenski, cet esprit encyclopédique brillant, qui envoyait d'ici des lettres déchirantes à sa famille…
J’ai
vu ensuite que les baraques disséminées aux abords du monastère de façon
hétéroclite étaient bien des baraques. Une plaque le rappelle : affectées
maintenant à d’autres fonctions , ces baraques étaient occupées par les
prisonniers du SLON…
Nous
avons pris pour revenir à la côte et à ma voiture le petit bateau monastique
qui fait la liaison, bourré de pèlerins. Il s’appelle le saint Nicolas, et il
est surmonté d’une icône de son protecteur céleste et du drapeau russe. J’y ai
rencontré une Française de Strasbourg, Josiane, qui voyageait avec une jeune
étudiante russe, Lisa. Elles m’ont dit
avoir fait aux Solovki des rencontres extraodinaires. Josiane trouve les Russes
extrêmement chaleureux et secourables. Ils ont gardé des qualités d’autrefois,
simplicité, solidarité, patriotisme, ils lui paraissent plus vrais et plus
profonds que les Français d’aujourd’hui qui veulent toujours paraître, bien
qu’elle connaisse des coins de la haute Marne dans lesquels des qualités de ce
genre se conservent.
les baraquements |
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