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mercredi 27 mai 2020

Serons-nous encore à l'arrivée?


J'ai vu ce documentaire d'Arte qui reflète bien la réalité des cosaques d'aujourd'hui, telle que j'ai pu l'approcher à travers mes copains folkloristes. C'est cette Russie que je suis venue rejoindre, celle aussi des vieux-croyants, des communautés de retour à la terre, des orthodoxes, enfin, ce qu'il subsiste de la sainte Russie, au milieu des ruines quelquefois restaurées des églises, monastères et villages si poétiques, si fantastiques,  si originaux, un monde qui n'a rien à voir avec le béton utilitaire ni avec la modernité laide, vulgaire, à la fois disparate et uniforme qui ronge de sa lèpre tous les pays du monde. Cette Russie que les Russes qui en ont gardé la mémoire et la nostalgie cherchent à faire renaître, dans une certaine mesure, et qui est réellement la Russie, car ce qu'elle est devenue n'est plus la Russie, ou plus totalement la Russie, de même que la France n'est plus la France. Je dirais que la France est d'ailleurs beaucoup plus défrancisée que la Russie n'est dérussifiée, elle est aussi plus déchristianisée. Mais moins détruite sur le plan du patrimoine, pour l'instant.
Cette frontière entre la Russie survivante et l'URSS ne passe pas seulement entre deux types de populations issus de la population unique d'avant la révolution, elle passe souvent entre deux composantes d'un même individu. Il est rare qu'on soit purement russe ou purement soviétique ou post-soviétique. Plus une personne est russe, plus elle m'est proche, plus elle est soviétique, plus elle m'est étrangère. Parce que la modernité m'est étrangère, avec tout ce qu'elle comporte, et elle est partout la même, dans tous les pays, elle est seulement plus ou moins oppressive et omniprésente selon les endroits.
J'ai remarqué que les paysans, dans tous les pays, avaient quelque chose de commun, je veux dire les vrais paysans, naturellement, pas les "exploitants agricoles" elevés aux engrais chimiques dans les lycées de la république du même nom, ni les paysans enrôlés de force dans les structures prolétariennes du sovkhose. Pendant la guerre de 14, les soldats du contingent russe et les paysans français se comprenaient dans l'amour de la terre sans avoir la même langue, à la façon dont le moujik russe prenait une poignée d'humus, ou approchait un cheval. Ils ont tous la même dignité, la même simplicité, le même humour. J'ai vu interviewer un paysan égyptien dans lequel je retrouvais des traits de mon beau-père. Et rencontrant les cosaques nekrasovtsi dans un concert à Moscou, je voyais aussi, dans leur façon de plaisanter, quelque chose qui me rappelait les paysans de la Drôme ou de l'Ardèche. De même, il y a un type militaire transnational. Les professeurs et instituteurs aussi ont quelque chose en commun partout.
En même temps, chaque peuple a ou avait ses caractères particuliers, son originalité et sa cohésion, je dirais que chaque peuple constitue, je garde le présent, même si de ces peuples ne restent que des noyaux ou des ilôts, une entité, une entité transtemporelle constituée de ce qu'il est aujourd'hui et de ce qui l'a constitué, une entité mystique, et de même que chaque individu a une tâche à accomplir au sein de sa famille, de son village, de son pays, un peuple a un rôle spécifique à jouer au sein de l'humanité.
L'objectif de la modernité et de ses tenants est de briser ces entités en cassant les liens intergénérationnels, les liens familiaux, en effaçant la mémoire, ce qui implique l'oubli du patrimoine immatériel et la destruction du patrimoine matériel, de tout ce qui peut rappeler ce qui fut, offrir des points de comparaison et des sujets de réflexion ou de contemplation, d'anéantir la dignité et la noblesse par l'humiliation, la dérision, la perversion, de couper l'accès à la vie spirituelle, ce qui implique aussi la dégradation de toutes formes d'art, et la dévalorisation de tous les sentiments humains naturels. Cela a été fait partout et par tous les régimes voulus par la modernité, quelle que fût leur couleur politique. Cela se poursuit aujourd'hui et prend une ampleur effrayante. On dirait que l'humanité est emportée par un maelstrom de folie, une accélération infernale. On voit arriver au pouvoir absolu de l'argent et de la technique des créatures des ténèbres aux yeux morts, dont on devine qu'elles sont absolument capables de tout. Elles ont des gueules si infernales qu'on se demande comment des êtres normaux peuvent leur confier leur destin. Enfin, quand on a gardé un certain discernement, car les foules sont de plus en plus hypnotisées, elles ont perdu tous les repères qui empêchaient encore leurs ancêtres de prendre des vessies pour des lanternes.
Qui plus est, les grands massacres des deux derniers siècles, organisés par la modernité qui n'est jamais rassasiée de victimes, ont considérablement appauvri ce que les Russes appellent le "fond génétique" de nos peuples respectifs. A force d'envoyer les meilleurs au casse-pipe ou au goulag, ce sont surtout les pires qui se reproduisent.
Pourtant, il reste encore une mémoire génétique à nos peuples amnésiques et hagards, quelque chose qui vibre à ces chants cosaques, quelque chose qui rêve et qui veut aimer ou prier. Quelque chose de réfractaire à la caserne, à la camisole de force numérique, au tyran mafieux. C'est là dessus que je compte pour rassembler les porteurs de lumière sur notre dernier parcours, le plus terrible, et tant pis si ne parviennent au port qu'une poignée de Français épuisés et gouailleurs, une bande de Russes obstinément idéalistes, avec leurs gousli et leurs accordéons, en procession parmi les ombres du Mordor. L'entité France, et l'entité Russie.
Quand aux hommes nouveaux et aux surhommes, aux citoyens du monde, qu'ils retrouvent celui qui en est le prince, dans le cloaque qu'il leur a préparé et qui leur paraît si confortable, si progressiste et enthousiasmant.

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