Le Pont des Arts

 

Après le concert de musique baroque, Katia m'a conseillé un film français qui existe avec des sous-titres russes, "le Pont des Arts". Je l'ai regardé avec fascination. L'air de Monteverdi qui revient souvent dans le cours de l'action est d'une envoûtante beauté. Paris est d'une envoûtante beauté. Presque tous les acteurs sont beaux, ils sont bien habillés, les appartements sont meublés avec goût. Après plusieurs années parmi des visages uniformément slaves, à l'exception des Tadjiks et des Arméniens, le physique de ces jeunes Français me paraissait arriver du fond de ma vie, de l'arrière-plan lointain de ma jeunesse. En même temps, je voyais combien ce genre de visages, qui faisait partie de mon quotidien d'étudiante, de la contemporanéité où je me trouvais alors, était immuable, légué par des siècles de transmission génétique, et déjà fixé sur des tableaux du moyen âge, du XVII° ou du XIX° siècle, ce qui ne me paraissait pas si évident alors. Ces acteurs parlaient d'un ton volontairement monocorde et peu naturel, ils étaient peu expressifs, et j'en retirais l'impression d'un monde ancien d'un extrême raffinement, mais figé, exsangue qui ne pouvait plus engendrer que de fragiles jeunes gens fantômes, et des pervers ricanants. En ce sens, il reflète parfaitement une certaine bourgeoisie intellectuelle absolument dévitalisée, et je trouvais cela poignant. J'ai connu ce genre de personnes, qui écoutaient Wagner, ou Schubert avec des transports, mais n'avaient plus aucun élan dans leur vie, ou plus simplement, qui n'avaient plus de vie dans leur existence, qui ne savaient peut-être même plus ce que c'est qu'exister, et se noyaient dans des dépressions sans remède, parce qu'ils ne trouvaient plus de sens à rien. Et pourtant, ces gens conservaient le physique des fervents bâtisseurs de cathédrales, des pudiques et nobles dames, des vaillants seigneurs qui avaient constitué le terreau de ce qui se fanait avec eux sous mes yeux. 

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Ma soeur m'a appelée ce matin, elle était dehors avec son petit chien, sur le chemin de sa maison, face à la Garde Adhémar sur sa colline, le ciel avait un éclat méridional, et je reconnaissais les moindres détails de ce paysage devenu inaccessible, en tous cas pour l'instant. Quand je prie, je vois Solan, j'entends les soeurs, d'ailleurs, j'utilise les tons qu'elles emploient, du moins ceux dont je me souviens. Je vois le chemin de la Condamine où je promenais mon Doggie, les vignes au petit matin, les collines, les cerisiers en fleurs. J'ai les larmes aux yeux en pensant à ce qui nous attend tous, et à ce que les gens vivent déjà, en Ukraine, que ce soient les civils ou les soldats, face à la cruauté et à la vilenie des mafias déchaînées; aux conséquences économiques et politiques incalculables. 

Une dame m'a contactée pour m'acheter une aquarelle, nous nous sommes rencontrées au café. C'est une Russe qui a vécu 10 ans en Bulgarie. "Je me félicite d'être rentrée à temps, me dit-elle, je sentais que cela n'allait pas du tout là bas, les Bulgares me le disaient, et aussi des touristes allemands. Cela tourne mal, mais je ne pensais pas que c'était au point où vous le dites." Nous nous sommes très bien entendues, elle m'a paru intelligente et calme. Elle a une datcha ici, sensiblement mon âge. 

Dans la foulée, j'ai revu ma famille de Français. Ils se sont décidés pour Pereslavl, ils ont même quelque chose en vue, et sitôt réglées ici toutes sortes de questions administratives, ils fileront s'occuper de leurs affaires en France pour revenir définitivement.

Ensuite j'ai discuté avec Gilles des fakes news et faux drapeaux qui assaillent la Russie de toutes parts. En revanche, de vraies atrocités sont commises sur les soldats russes et les populations russophones, mais cela, on s'en fout chez nous depuis huit ans. Un Français me dit qu'il n'en peut plus de voir cela, et qu'attendent les Russes pour mettre le paquet? Eh bien justement, ils essaient de ne pas massacrer les populations civiles. Quoiqu'à vrai dire, Gilles ne comprenne pas pourquoi les troupes russes ont laissé Boutcha, et permis ce faisant de concocter le dernier false flag. Mon correspondant ne le comprend pas non plus. Karine Bechet Golovko évoque les libéraux à la manoeuvre. Après avoir beaucoup douté au moment du covid, j'ai décidé de faire confiance, car à vrai dire, nous n'avons pas beaucoup d'autre choix. Faire confiance et prier. L'higoumène d'un monastère du coin a écrit: "Pseudo-rouges et quasi-blancs, oubliez vos différents, sauvons la Russie tous ensemble, nous n'en avons pas d'autre".

Gilles m'a dit: "Maintenant qu'ils ont lancé le truc, ce n'est plus le moment de mollir. Sinon, le monde entier est foutu. Incroyable de voir comme des théories et discours nazis passent maintenant comme des lettres à la poste, et le pur délire qu'on lit dans la presse. Ce qu'ils nous font là bas, c'est un mélange de nazisme et de gauchisme, ils prennent le pire des deux et concoctent un machin inédit! J'ai même du mal à l'expliquer aux Russes, ils ne peuvent pas imaginer jusqu'où ça va!"

En fait, je crois que le nazisme et le gauchisme s'accordent très bien ensemble. Et de leur sinistre copulation naît le transhumanisme hagard des lendemains qui ne chantent pas.

 La paroisse de ce Français est travaillée au corps par des Ukrainiens très agressifs et très actifs, c'est le cas de beaucoup de paroisses orthodoxes de France, soumises à des intimidations permanentes. Je m'imagine dans quel état psychologique je serais si je me heurtais à cela tous les jours.   

La délirante bêtise des commentaires sur Facebook, les fake news et les false flags, les méthodes de mafieux qui fonctionnent si bien, vont m'amener à quitter complètement ce réseau, où je m'attarde encore pour ma cousine. Mais cela me pose problème, on y respire trop mal. Ce que j'y lis me rappelle le ton des commentaires ukrainiens au moment du maïdan, c'était un concentré vénéneux de bêtise et de méchanceté, c'était à peine croyable, rien que de lire tout cela, on avait l'âme polluée. Ceux des Russes étaient perplexes, navrés, agacés, mais jamais je n'ai rien lu chez eux de comparable. D'ailleurs même maintenant, je ne lis rien de ce genre. Je parlais il y a quelques temps du Rhinocéros de Ionesco, à présent, ce ne sont plus les rhinocéros qui se multiplient, ce sont les hyènes et les piranhas. 

J'ai lu sur la page d'une militante pleine d'abnégation  que c'était un scandale, les migrants du sud passaient désormais derrière les Ukrainiens, on ne savait plus où caser ceux qui viennent d'Afrique, place aux réfugiés jaunes et bleus. C'est que ceux qui favorisaient le déferlement précédent se fichent des migrants bronzés comme des "slaves blancs, scandinaves, fiers et beaux" qui mettent en transe une de mes correspondantes pro ukrops. Simplement, en ce moment, on a besoin des seconds pour foutre la merde, les premiers du coup ne sont plus si utiles.

J'ai vu la photo du jeune soldat que les ukronazis ont crucifié puis brûlé, son visage m'a poursuivie toute la journée. Il s'appelait Nikita, il était orphelin, il avait une bonne bouille. J'ai lu un témoignage selon lequel les infirmières avaient des crises de larmes devant les garçons qu'on leur amenait mutilés, torturés et castrés selon la proposition lancée sur les ondes par un bon médecin ukrainien. 

Ils ne sont sans doute ni assez blancs, ni assez fiers, ni assez scandinaves pour les uns, et pas assez bronzés pour les autres.

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