Je me suis enfin
décidée à faire mon pèlerinage à Alexandrovskaïa Sloboda, chez « oncle
Vania », l’homme de ma vie, le redoutable tsar Ivan. J’avais loué par
internet les services d’un jeune guide, prénommé Edouard, ce qui n’allait pas
du tout avec son physique typiquement russe. J’avais mal choisi mon jour, car
le musée ferme plus tôt le vendredi, mais ce fut une visite très intéressante,
et pour moi très émouvante : c’était là qu’il vivait, ainsi que sa
famille, ces gens dont je me suis étrangement préoccupée toute ma vie ont
traversé les espaces que je parcourais, gravi les mêmes marches, longé les
mêmes murs, franchi les mêmes porches. C’est le seul ensemble homogène du XVI°
siècle existant en Russie, excepté le rempart, édifié au XVII°. Sous Ivan le
Terrible, il y avait comme à Pereslavl une buttée de terre surmontée de pieux,
et aussi des douves, et un pont-levis. J’ai vu la salle où il recevait les
ambassadeurs, avec un portail magnifique, retrouvé il y a seulement 20 ans, sous
une épaisse couche d’enduit. Edouard m’a dit que le site était très loin d’avoir
été entièrement exploré. On y fait des fouilles, mais beaucoup de choses
peuvent être découvertes derrière les murs eux-mêmes, comme ce portail, et on
espère peut-être retrouver la bibliothèque perdue du tsar. Une partie du palais
était en bois, et a été refaite en briques plus tard. Le territoire était
entièrement couvert de constructions et de passages allant de l’une à l’autre,
dans la forteresse vivaient exclusivement le tsar, sa famille et ses
serviteurs. Les hommes et les femmes vivaient dans deux bâtiments séparés, pour
la vie de famille, ce ne devait pas être trop simple, chérie j’arrive, le temps
d’enfiler mes bottes et ma pelisse... Je savais qu’ils avaient des appartements
séparés, pas des maisons séparées. Le tsar avait sa chapelle privée, une église
pyramidale, comme à Kolomenskoïé, ce type d’architecture très original a été
entièrement proscrit par l’affreux patriarche Nikon au XVII° siècle, comme
appartenant aux vieux-croyants, c’est que le tsar Ivan l’était, vieux-croyant,
lui, il avait même convoqué le concile des Cent Chapitres pour tout préciser et
mettre les points sur les i, alors que le tsar Alexis et le patriarche Nikon n’ont
pas pris cette peine pour déclencher l’impardonnable schisme, aggravé ensuite
par Pierre le Grand, et imposer leurs réformes. Les fresques de cette chapelle
ont été partiellement sauvées par l’obturation de la partie pyramidale
incriminée. Les murs ont été saccagés, mais pas la coupole, les fresques y sont
telles qu’il les avait fait peindre et représentent des saints russes, un choix
délibéré, pour marquer l’indépendance de la Russie par rapport à Constantinople
tombée aux mains des Turcs, d’ailleurs le tsar se méfiait des Grecs, qu’il
soupçonnait de tendre vers l’uniatisme. Il était le seul à utiliser cette
énorme chapelle, le seul à y entrer.
Edouard m’a montré les
caves, où l’on a reconstitué une scène effrayante, le boïar bourreau Maliouta
Skouratov face à une malheureuse victime, mais en réalité, ce lieu était une
simple cave, une réserve alimentaire et jouxtait les cuisines. Les tortures
avaient lieu, chose inattendue, dans les caves du palais des femmes, la thèse d’Edouard,
c’est qu’il fallait que les pauvres créatures fussent terrifiées en permanence.
Mais il se peut qu’elles n’aient pas entendu grand-chose, vue l’épaisseur des
voûtes.
J’ai vu également la
chambre nuptiale d’Ivan (marié sept fois, nous avons compté ensemble et la
veuve Vassilissa était une simple concubine). C’est une reconstitution, le lit
avait l’air bien douillet, avec une belle couverture fourrée de zibeline, et
des baldaquins. Cette chambre ne servait que pour les noces, car il fallait
consommer le mariage dans un lieu dont le plafond n’était pas isolé par une
couche de terre, ce que je savais déjà, c'était un mauvais présage, et en plus, cela se passait sous l’église
pour donner au mariage ses meilleures chances.
Puis j’ai vu la salle
des festins, petite et intime, comme tout le reste. On y venait sans armes, mais
avec sa cuillère et son couteau personnels. Les gens bien avaient droit au sel
et au poivre, mais pas les autres, parce que c’était trop cher. Le tsar et ses
fils avaient leurs salières et poivrières personnelles. Edouard m’a dit avoir
connu une grand-mère vieille-croyante qui avait conservé l’usage de venir avec
ses couverts quand on l’invitait.
Edouard a attiré mon
attention sur le fait qu’au XVII° siècle, sur un portrait posthume du tsar, on
l’appelait non le Terrible ni même le Redoutable mais le Très Sage. Il est d’avis
qu’il a probablement tué son fils, car après la mort de celui-ci, il a
abandonné la Sloboda comme un lieu maudit, et il est parti à pied à Moscou (110
km). Mais on sait finalement assez peu de choses de manière irréfutable. Les
sources sont généralement étrangères, et nous voyons tous les jours combien il
est facile de calomnier le gouvernement russe. Le prince Kourbski est quand
même un traître, les deux opritchniks allemands en ont bien profité pour aller
ensuite baver sur leur employeur. Mais lorsque le tsar a aboli l’Opritchnina,
il a interdit d’en prononcer le nom devant lui, ce qui tendrait à indiquer à
mes yeux qu’il n’était pas trop fier de l’épisode. Il est possible aussi qu’il
n’ait pas ordonné le meurtre du métropolite Philippe, mais que Maliouta
Skouratov en ait pris l’initiative, c’est une intuition que j’ai eue également.
Il a fait beaucoup moins de victimes que les Européens pendant les guerres de
religion et aussi que Pierre le Grand, à qui l’on dresse des statues et que l’on
trouve tout à fait fréquentable, parce qu’il a européanisé son pays de force, ce qui excuse tout.
Enfin d’après Edouard, les supplices existaient, naturellement, le pal et
toutes ces sortes de choses, mais d’une façon plus spontanée, brute de fonderie
et moins perverse qu’en Europe. On ne voit pas d’instruments de supplice barbares
à la Sloboda. Cela restait artisanal, tout ça, l’impulsion du moment. Et pour
tout dire, ce qui m’a frappé, c’est la différence de la « sinistre
forteresse du tyran » grouillante d’opritchniks avec celle de Salzbourg.
Dieu sait que Salzbourg est une ville adorable, un vrai bonbon, mais la
forteresse… Voilà un lieu qui transpire l’angoisse et l’horreur, et avec des
instruments de supplice impressionnants. Alors que la Sloboda, franchement, c’est
cosy, chaleureux, intime, j’y vivrais bien, le plumard m’a bien plu. Et encore,
d’après un ambassadeur danois, il paraît que du vivant du tsar, c’était vraiment
superbe, mais tous les bâtiments en bois ont disparu, les spécialistes essaient
de reconstituer la chose.
Edouard n’a pas su me
dire si les récits de viols et d’orgie étaient vrais ou faux. Le tsar était
très croyant et s’était fait le propagateur du sévère Domostroï, où ces
choses-là n’étaient pas envisagées du tout. L’a-t-on calomnié, là aussi ?
Peut-être dans une certaine mesure, pourtant, je pense que cela a dû se
produire, au temps de l’Opritchnina, et puis, il y a quelque chose pour moi d’assez
russe dans cette coexistence d’une religion omniprésente et sévère et de
déchaînements passionnels. Se réprimer tout le temps monte au
cerveau des gens qui ont un certain tempérament. Une nouvelle de Leskov
décrivait un marchand vieux-croyant qui menait une vie rigoureusement pieuse et
morale toute l’année et faisait néanmoins une bringue à tout casser une fois
par an avec les tsiganes puis reprenait le fil de son existence austère. On
voit aussi ce genre de paradoxes chez Dostoïevski. Aussi, que le tsar ait pété
un plomb après la mort de sa femme et fait toutes sortes de choses
répréhensibles pour ensuite bannir jusqu'au nom de l’Opritchnina et faire prier
à la mémoire de ses victimes me paraît demeurer cohérent.
A part cela, il a
réformé le code pénal de telle façon qu’une partie en reste en vigueur, et
malgré son traditionalisme orthodoxe, il ne crachait pas sur les nouveautés
techniques et a fait beaucoup pour l’organisation de l’armée. C’était un lettré
(Pierre le Grand écrivait très mal), et il a promu l’imprimerie.
Le portrait que je croyais
fait de son vivant dans le style iconographique est aussi un portrait posthume.
Il n’était pas question de portraits à son époque, on faisait des icônes des
saints, un point c’est tout. Cependant, d’après Edouard, il existerait une
esquisse de lui faite sur une page de livre, la chose n’est pas disponible pour
l’instant, mais j’aimerais bien voir ça ! Il y a bien sûr le buste de
Guerassimov reconstitué d’après son crâne, mais je ne suis pas sûre que l’expression
du visage ait été la sienne, car on sent l’influence des tableaux du XIX°
siècle, de la légende d’Ivan le Terrible. Edouard est d’accord avec moi. Il m’a
dit : « Vous savez, le roman d’Alexis Tolstoï sur le tsar est très
fantaisiste, vous pouvez vous permettre d’avoir votre propre légende… »
Enfin Edouard et moi
nous nous sommes bien entendus, il ne voit pas tous les jours des Françaises
installées à Pereslavl en connaître un pareil rayon sur la vieille Russie et la
célébrité locale. Edouard avait une formation de capitaine au long cours, mais
né à Alexandrov et amoureux de son histoire, il s’est reconverti dans les
visites guidées.
Les gens du pays à qui
j’ai demandé mon chemin, me l’ont indiqué avec beaucoup d’attendrissement et de
satisfaction, en me recommandant de revenir !
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Le royal plumard... |
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Reconstitution de l'horloge qui suivait les heures liturgiques |
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L'église de la Protection de la Mère de Dieu où se mariaient le tsar et ses fils. |
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La salle de festin, intime, sympa... |
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Côté hommes, la chapelle privée du tsar en forme de pyramide |
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côté femmes |