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dimanche 17 mars 2024

Pardon

 


J'ai enfin reçu ma valise, les bégonias n'ont pas trop souffert, les semences de kéfir de fruits non plus. Lorsque je l'ai vue chez moi, cette valise, dont Jean-Marc m'avait dit que je l'avais volée chez Prigogine, avec son décor camouflage, j'ai brusquement enregistré que j'étais rentrée. que j'étais allée là bas et que j'en étais revenue, avec mes achats et les cadeaux des uns et des autres, tous ces êtres chers qui sont restés derrière moi et dans mon coeur.

La semaine de la maslenitsa touche déjà à sa fin,  j'ai reçu le père Vassili, sa matouchka et sa nombreuse famille, et les ai présentés à Anne-Laure. J'ai remis à la jeune Macha le flacon de Roger et Gallé  "Fleur de figuier" commandé pour elle par ses parents. Elle était absolument ravie. C'est une jolie petite jeune fille brune, simple et spontanée,  au sourire éblouissant. 

Les enfants ont chanté, moi aussi, le père Vassili m'a dit qu'il était content que je fusses rentrée sans encombres. 

Le lendemain, j'allai m'empiffrer de blinis chez la matouchka Alexandra et sa fille Hélène, à Serguiev Possad. Il y avait une autre "rapatriée", Vassilissa Kedrova, une jeune femme mariée avec un peintre d'icônes de Iaroslavl, et sa fillette Tatiana. La matouchka aussi a fait un tour en France, pour régler des affaires, juste avant moi. Elle a fait un aller et retour épuisant. Pour moi, les choses se sont passées différemment . Ce voyage m'apparaît comme un cadeau et une grâce de Dieu qui peut avoir des conséquences à long terme, non seulement pour moi mais aussi pour les autres. Voici qu'arrive le dimanche du Pardon, et je demande pardon d'abord à ceux que je n'ai pas pu rencontrer là bas, j'aurais dû m'organiser mieux, économiser pour louer une voiture pendant tout le séjour. Je demande pardon à Monique, je comptais la voir à Cavillargues, je n'en ai pas eu le temps. A Hélène, que j'aime beaucoup, je n'en ai pas eu le temps non plus. A Emmanuelle. J'aurais aimé voir plus longtemps les soeurs du monastère. J'aurais aimé voir ma cousine Anne, dans la Dordogne, et mon filleul Antoine à Toulouse, mais la voiture, je n'ai pu la louer que quatre jours. J'aurais pu prévoir un séjour plus long, mais outre les chats qui étaient tous seuls, je craignais de m'attarder dans le contexte politique où nous sommes. Je demande pardon à ceux qu'il m'arrive de négliger, aux cosaques que je ne vois pas assez. A ceux qui m'énervent.   

Le père Antoni nous a parlé du pardon, quand j'étais chez ma tante. Je lui avais dit que j'arrivais à ne pas nuire aux gens qui m'avaient nui, par bêtise ou perfidie, mais que je n'éprouvais pas d'amour pour eux, plutôt de l'indifférence ou du mépris. "Vous êtes recalée à l'examen si vous n'êtes pas prête à les embrasser,"m'avait-il répondu. Comme on dit, il y a du boulot... Evidemment, quand on me demande pardon, cela me désarme toujours, mais la personne qui le fait est déjà suffisemment évoluée pour avoir conscience de ses actes et en éprouver du remords. Katia pense qu'il n'en faut pas tant, que de ne pas nourrir de rancune à l'égard de quelqu'un, ce n'est déjà pas si mal.

Le père Andreï, à l'église, s'exclame à ma vue en riant: "Mais que fabrique donc votre président?

- Ah ne m'en parlez pas!

- Enfin, nous l'aimons quand même, n'est-ce pas? Nous devons aimer nos ennemis...

- Eh bien, vous l'aimez peut-être, mais moi j'ai du mal!"

Oui, j'ai du mal. Mais ce même père Andreï me disait de laisser à de grands spirituels le soin de prier pour les criminels politiques, et de me contenter de le faire pour leurs victimes. Le soir, à l'office du pardon, il y avait notre évêque et tous les prêtres de la ville. Il régnait une atmosphère très aimante et chaleureuse, Katia et moi sommes tombées dans les bras l'une de l'autre, et j'aimais tout le monde. La vieille Antonina aussi m'a embrassée, et Natacha et Valentina. Je priais pour les miens, en France, et pour ceux de Solan, et aussi pour le père Antoni et sa famille. Monseigneur m'a reproché de m'être prosternée, il a toujours peur que les vieilles n'arrivent pas à se relever. J'ai rencontré le père Ioann, que j'aurais dû appeler il y a bien longtemps, et il s'est réjoui: "Venez donc me voir à Glebovskoïé, vous êtes maintenant notre étendard!"

Ensuite, Katia m'a proposé de dîner au restaurant "les Boyards", qui vient d'ouvrir, excellente nourriture russe, excellente musique folklorique. "Laurence, m'a-t-elle dit, je suis si heureuse de vous avoir rencontrée, je ne sais pas ce que je ferais sans vous!"





jeudi 14 mars 2024

Un petit tour en France -5- du haut du ciel

 Le métro marseillais, pour raisons techniques, me largua avec ma valise à la Timone, comment rejoindre la gare Saint-Charles, je n'en avais aucune idée, une obligeante beurette m'a conduite jusqu'à un bus, insistant auprès du chauffeur pour qu'il me fît de la place. 

Dans la navette, je regardais la France du midi m'accompagner, le "paysage mité" des abords de Marseille, les vestiges de ce qu'il avait été; la lumière... Je n'arrivais pas à faire le bilan du voyage, j'en étais pleine, comme une outre de vin. C'était maintenant que j'avais la larme à l'oeil à la pensée de ma tante Mano, de ma soeur, de mes cousines, de Solan, du père Antoni et de sa famille, des Belges, que je sentais combien je les aimais, sans être sûre de pouvoir les revoir, s'ils seraient encore tous vivants le jour où ce serait possible. La France m'apparaissait comme le cimetière de son propre peuple,avec des survivances et quelques points très lumineux que la plupart des gens ne remarquaient pas, faute des récepteurs pour les percevoir, et dont ils ne comprenaient ni le prix, ni le potentiel salvateur. La fille du vieux moine attendait la mort de son père pour récupérer, pour se faire une maison de vacances avec piscine, toute la maison, où, dans les hauteurs, veillait une pure prière dont elle n'avait aucune idée. Solan attire du monde, mais pas tellement dans la population locale, socialiste, anticléricale, parfois même malveillante. Tout s'éteint au sens où les braises le font, mais dans les derniers temps, ces rares foyers joueront probablement leur rôle providentiel. Je pensais d'ailleurs aux étonnants romans apocalyptiques de science-fiction orthodoxe de Ioulia Voznessenskaïa. Je trouve significatif et réconfortant que, dans l'affaire, soient dépassés les clivages juridictionnels et politiques, la dernière catholique du village sonnant les cloches en l'honneur de ses pèlerins orthodoxes, le prêtre polonais qui donne asile au père Antoni, l'élévation spirtituelle de Solan, sous l'homophore d'un patriarche à mes yeux aussi déshonoré que Bartholomée. 

Sur le seuil de sa maison, Mano m'avait dit, comme on donne une bénédiction: "Tu es à ta place, là bas, et cela se voit, tu es apaisée. Jamais tu n'aurais connu cette réalisation en France. C'est ton destin." Et je ressentais un amour et une tristesse immenses, mais sereins, ce qu'en orthodoxie on appelle une tristesse lumineuse. J'avais l'impression d'avoir accompli quelque chose de nécessaire, sous l'aile de mon ange gardien, et d'avoir reçu un encouragement divin, une espèce de grâce.

Dans l'avion, j'étais assise à côté d'un Sénégalais qui faisait ses prières et s'est mis à me parler de l'islam. Il m'expliquait que Dieu était le Créateur, mais pas la créature, ni la création, que nous existions pour l'adorer. Je l'écoutais parler, parce qu'en réalité, j'étais trop fatiguée et trop hantée par mes pensées pour discuter de ce genre de choses. Mais mon côté peut-être un peu panthéiste ne me fait pas voir les choses de cette manière. Le Créateur et la création me semblent mystérieusement imbriqués, l'une émanant de l'Autre. Certes, le Père est inconnaissable, mais son Esprit insuffle toutes choses, et Il nous aime assez pour que son Fils soit venu s'incarner et souffrir nos mille morts. Cette Trinité n'attend pas seulement notre adoration mais notre amour, notre écho, notre collaboration à un mystérieux processus qui nous dépasse et dont nous sommes à la fois les sujets et les objets.

Néanmoins, il y avait des correspondances entre ce que racontait mon Sénégalais et notre foi. "Quand je prie, me dit-il, les oiseaux prient avec moi". Eh bien j'ai le même sentiment.

Comme nous évoquions le destin de la France, il me demanda: "A cause de l'immigration? Le changement de population?

- Je ne vous dirai pas le contraire, bien que je n'ai pas d'animosité particulière envers vous, par exemple, ou d'autres personnes correctes de la diversité, mon animosité, je la garde pour ceux qui ont voulu et organisé notre mort, et pour leurs complices, et ce ne sont ni des Africains, ni des Arabes. Mais vous comprenez bien qu'un tel afflux d'allogènes très différents modifie à tel point notre fond génétique et culturel que nous n'existerons bientôt plus, et lorsque j'écris, j'ai déjà l'impression de le faire dans une langue morte. 

- C'est là que vous vous trompez, car nous parlons tous français, le français conserve un rayonnement international". 

Certes, mais le français que j'ai reçu, et la culture qui va avec, sont le produit d'un certain terroir, d'une certaine histoire, d'une foi, d'un héritage extrêmement ancien qui n'est pas le leur. Cependant, je n'aurais jamais pu avoir sur ce thème une conversation aussi mutuellement respectueuse avec un imbécile de Français de gauche.



    


Un petit tour en France -4- Marseille

 


Le dernier dimanche de mon séjour, je suis partie à Marseille avec ma soeur, pour voir ma tante Mano, qui m'est très chère, et qui a quatre-vingt-dix ans. Son mari, mon oncle Henry, est mort il y a trois ans. A cause du covidocircus, je ne l'ai pas revu, et je n'ai même pas pu aller à son enterrement. Mano n'avait même pas vieilli, pendant ce laps de temps, si ce n'est qu'elle ne peut plus se déplacer très facilement, elle a juste minci, ce qui lui donne beaucoup d'allure et l'absence d'Henry était partout, d'ailleurs, en dépit du grand âge auquel il est mort, personne ne s'en est vraiment consolé. Ses arrières petits-enfants s'en souviennent, son gendre pleure aux matchs de foot qu'ils ne regardent plus ensemble. Sa fille Claire m'avait confectionné au pifomètre sa célèbre ricounette, du vin rosé, pas n'importe lequel, de la crème de cassis, pas n'importe laquelle, elle ne s'en est pas mal sortie. Et nous étions tous pompettes, évidemment, entre le rire et les larmes, à évoquer chers défunts et chers proches encore vivants, ou leurs descendants divers, et leurs diverses tragédies, la tragédie étant quand même l'élément de notre famille, qui n'en a pas manqué.

Le gendre Jean-Marc remet toujours à plus tard d'aller faire un séjour à Solan, qu'il a connu en vendant du matériel aux moniales et au père Silouane, dont il me décrivait, avec sa faconde méridionale, la dégaine médiévale. La mère Hypandia se souvient très bien de lui. J'ai pris mon courage à deux mains, car j'ai toujours évité de faire du prosélytisme, mais comment dire? Il y a urgence, et dans la grisaille paisible, menaçante et mortelle que je sentais peser, Solan brillait à mon âme comme une lampe dans le brouillard. Que l'excellent Jean-Marc ait le désir de s'en rapprocher me parait en soi déjà une espèce de miracle. "Qu'est-ce que tu attends, Jean-Marc? Cela fait longtemps que tu en parles, et tu ne le fais jamais. Nous n'allons pas vers des temps très joyeux...

- Eh oui mais qu'est-ce que tu veux? Je n'ai jamais le temps. Mais je vais essayer!"

Même sa femme l'y pousse...

A l'issue de notre chaleureux déjeuner dominical, ma soeur s'est préparée à repartir à Pierrelatte, et nous nous sommes séparées comme si nous allions nous revoir dans quinze jours, ce qui n'est pas du tout certain. Je suis restée en tête-à-tête avec Mano, dans sa merveilleuse maison du XIX° siècle hors du monde, avec des meubles anciens, des carreaux de ciment teintés de motifs géométriques, même les huisseries sont d'époque, et je pressens qu'avec elle disparaîtra aussi l'écrin de sa personne sensible, cultivée et enracinée, car il y a peu de chances que ses enfants puissent conserver ce lieu miraculeusement préservé. Mano est digne, sereine, elle me parle paisiblement de sa fin plus ou moins prochaine en espérant "ne pas finir comme Jeanne Calmant", doyenne des Français, morte à cent-vingt-ans dans un EPHAD. Je lui dis qu'avant de s'inquiéter, elle a encore de la marge. "Avec toi, me dit-elle, j'ai une amitié qui dépasse les liens familiaux, comme mon fils Jacques avec son neveu Matthieu, une amitié fondée sur des affinités de tempérament que je n'ai pas eue avec beaucoup de personnes dans ma vie. Et puis, comme tu es l'aînée, tu as quand même connu les années cinquante, avant que tout ne se mette à changer." Elle m'avoue ne jamais avoir vécu de période plus affreuse, y compris la guerre, celle de quarante. Car nous sommes en guerre, une guerre sournoise qui n'est pas la nôtre, que nous ne voulons pas et qui ne dit pas son nom. 

Au cours de ces derniers jours avec Mano, je devais aller passer une soirée chez le père Antoni Odaysky et sa femme Myriam, à Salon de Provence. Le père Odaysky travaille à Nice, officie à Cannes le week-end, travaille le reste du temps chez lui, à Salon, à distance, mais du matin au soir. Il est venu me prendre au passage chez Mano, qui lui a dit ne pas chercher de consolation et de soutien en Dieu, mais dans sa famille. Pourtant, la famille, si elle nous réconforte, si elle nous est très chère, est bien souvent une source de terribles chagrins et de grandes angoisses, auxquels je n'aurais pas fait face sans secours spirituel. Le père Antoni me dit: "Votre tante reste très belle, elle a été et reste très aimée, elle a perdu son mari, et elle se replie sur le cercle familial pour garder son équilibre." Je le trouvais émacié par la fatigue, transparent, un intellectuel orthodoxe russe du XIX° siècle, ou même de la période des persécutions communistes. Ses collègues lui disent, en manière de plaisanterie: "Tu es russe, tu es fait pour souffrir!" Il m'explique faire son devoir de prêtre et de chef de famille au jour le jour. A chaque jour suffit sa peine. La volonté de Dieu se révèle petit à petit. 

Comme il n'a plus de paroisse, celle de l'Archange saint Michel est en très mauvais état et, à cause de la guerre et des sanctions, les Russes, qui l'ont récupérée, ne peuvent la réparer, il est allé demander à un prêtre catholique polonais d'héberger ses liturgies orthodoxes. celui-ci l'a accueilli comme un cousin, lui a demandé s'il parlait polonais, le père Antoni lui a répondu en ukrainien. 

Sa femme est presque aussi fatiguée que lui, j'avais des complexes de leur arriver dessus, mais nous ne nous étions pas vus depuis bientôt trois ans, et ils me manquent. Elle donne des cours de FLE à des migrants et s'intéresse aux diverses histoires de ces gens qui pensent trouver l'eldorado dans notre pays de plus en plus sinistré, c'est sans doute ce qu'on leur fait miroiter pour les attirer. Epuisés comme ils sont, ils restent unis et attentifs l'un à l'autre, pleins d'humour, et ne se plaignent pas. Leurs beaux enfants bien élevés et sains leur font quelquefois à dîner le soir quand ils les voient, comme dit Myriam, "au bout de leur vie". Ils viennent d'acquérir cette maison de village, qui leur donne plus d'espace et un cadre de vie plus paisible. Et en effet, Salon est une très jolie bourgade, avec encore des petits magasins, et des abords intacts, une belle campagne boisée. Je remarque chez eux un buffet ancien, et une commode, c'est Solan qui les leur a donnés. Et en effet, j'avais été intriguée, au monastère, par un afflux d'armoires sur la galerie, on se serait cru dans un dépôt-vente. Le père Théotokis et les soeurs se sont mis à recueillir et distribuer les beaux meubles d'autrefois dont les barbares d'aujourd'hui se débarrassent et qui ne valent plus rien. 

Le père Antoni et Myriam, en plus du reste, lancent une maison d'édition qui publie en traduction de jolis livres russes sur les saints orthodoxes, pour les enfants, des livres bien illustrés, sans mièvrerie, et des livres de catéchèse. Ils vont publier la traduction qu'ils m'ont commandée du roman de Ioulia Voznessenskaïa "Mes aventures posthumes". Pour l'instant, ils distribuent surtout dans les paroisses et les monastères orthodoxes.

Au retour, je prends le train pour la gare saint-Charles, puis le métro, je vais le long de la rue saint-Julien, toujours beaucoup de vieux Français. Je reprends mes conversations avec Mano, qui me parle de mon père, de tous nos disparus, je fais avec elle le tour du jardin, je dispense des conseils pour ses plantes, bien que je ne sois pas aussi experte que ma mère ou mon grand-père. Ma soeur m'avait  fait des tas de recommandations, prendre les choses en main, tout assummer , mais il n'en fut pas besoin, car nous avons mangé pendant trois jours ce qu'il restait du festin dominical, comme deux vieilles étudiantes qui se retrouvent, sans aucune convention, sans aucune gêne. Puis nous nous sommes quittées, encore une fois comme si nous allions nous revoir bientôt. Sereinement. Je suis partie avec ma valise pour le métro, car on ne peut compter sur l'exactitude des taxis à Marseille.








mercredi 13 mars 2024

Un petit tour en France -3- Pierrelatte

 


Je suis allée directement à Pierrelatte, dans un gros restaurant de style Western, fait de rondins énormes, où j'ai retrouvé ma cousine d'Annonay, et ma soeur. La cousine nous avait apporté une pogne au sucre. Un seul pâtissier en fait encore et connaît la recette. Celles des pantins glacés de sucre rose et ornés de perles brillantes est définitivement perdue.

Notre cousine Dany veille à Annonay les tombes familiales. Elle s'est toujours sacrifiée pour tout le monde et elle continue, dans un esprit chrétien qui conduira direct au ciel, sur une compagnie de séraphins, son âme délicate. C'était le seul jour où elle pouvait nous voir, ce qui écourtait le moment où j'aurais pu faire d'autres visites à Cavillargues. Mais elle le méritait bien.

Ensuite, nous avons rencontré des membres de la famille de mon beau-père. Ses contemporains sont tous morts, restent les nôtres. Agnès, avec qui je jouais enfant à la ferme, m'avait apportée, pour me les offrir, de vieilles photos, et des crayons Charrier, cadeaux publicitaires de sa tante Simone, quand elle était visiteuse médicale, dans les années soixante, nous avons dépiauté autrefois des dizaines de ces crayons, faits de bandelettes de papier imprimé Charrier en bleu et blanc, et cela fait bien au moins cinquante ans que je n'en avais plus revu. Et puis aussi une praluline, une brioche aux pralines que cette même Simone nous rapportait rituellement de ses tournées à la même époque. Elle était avec son mari Jean-Noël, ils sont tous deux catholiques, comme ma cousine Dany. Et avec sa soeur aînée, la charmante Geneviève, que mon beau-père surnommait Mimosa, un surnom qui lui est resté jusqu'à ce jour. Nous avons parlé de la ferme, la Surelle, de ceux qui y habitaient, de nos disparus, et j'étais profondément émue. Et puis des descendants des uns et des autres. Tout ça, comme au bon vieux temps, sur la terrasse, au soleil, autour d'un apéritif consistant.

Comme j'avais oublié une bouture de bégonia donnée par mon amie Elizabeth chez les Belges, ils ont offert de me l'apporter sur place et de visiter au passage le musée d'Art Sacré de Pont-Saint-Esprit, qui vaut vraiment le détour. Je leur ai donné rendez-vous dans un salon de thé de Pierrelatte, parce que c'est une endroit ancien qui correspond à notre goût des choses qui ont de l'âme. Le lieu est organisé autour d'une cour intérieure avec des jarres de plantes, il est bourré de diverses antiquités et de vieilles dentelles. Nicolas était satisfait de sa visite du musée, malgré l'esprit antirreligieux stupide dans lequel il a été conçu, parce que la maison d'époque romane, avec ses merveilleux plafonds peints, est admirable, et les collections très émouvantes; il s'agit de tout ce dont les paroisses se débarrassaient allègrement dans les années soixante, après Vatican II, pour mieux ressembler à des temples protestants ou à des clubs de bienfaisance. On y voit énormément de reliques, mais aussi des objets de piété populaire, des croix de mariniers, des santons, des saintes Vierges et des petits Jésus de cire sous des globes de verre, des boites vitrées où les Carmélites représentaient, à l'intention de leurs parents, la cellule où elles vivaient, avec une petite poupée habillée en moniale. Nous avons évoqué les musées de l'athéisme soviétique, où des reliques de saints russes ont trouvé asile jusqu'à la Perestroïka. Puis, en parlant de reliques, Nicolas m'a expliqué qu'il avait voulu honorer celles de je ne sais plus quel saint des premiers siècles, dans la région, et que la dame qui lui en avait donné l'accès avait déclaré: "Je suis la dernière catholique du village". Puis, en l'honneur des hôtes belges, elle était allée sonner les cloches au dessus de cette agglomération dont elle était l'ultime lueur. J'ai trouvé l'histoire terriblement triste. 

Il m'a dit aussi que la belle ville d'Uzès périclitait, et que ses abords, jusque là miraculeusement préservés, commençaient à se couvrir de constructions moches. Cela m'a fait penser au peintre Alexandre Pesterev, qui m'avait dit à Ferapontovo: "Laurence, ils détruiront tout. Tôt ou tard, ils détruiront tout." Nicolas a chez lui un beau pastel d'un paysage de guarrigue, il m'a dit que l'héritier de l'artiste en avait des centaines, et que d'une part, ils représentaient des paysages à présent disparus et que d'autre part, ils n'avaient aucune valeur marchande, car le paysage était totalement déprécié au pays des snobs et des esprits forts. "Je me suis beaucoup occupé d'écologie, ce qui nous arrive s'appelle le mitage. Au départ, tu as devant chez toi un beau paysage équilibré, et puis, le voisin massacre une haie, et tu regardes de l'autre côté, où c'est encore très joli, puis on t'y plante un pylône, il ne te reste qu'à regarder droit devant toi, jusqu'au moment où l'on y édifie un supermarché. Nous devons apprendre à nous réjouir de ce qu'il nous reste, de chaque petite beauté qu'il nous reste." De fait, quand j'ai visité la Russie les premières fois, c'était ce que faisaient les intellectuels soviétiques, en extase devant l'église ou la maison de bois qui subsistaient, oubliées au sein d'un chaos de barres de béton. Et c'est ce que je fais à Pereslavl saccagé, où d'un côté on m'a construit un monstre, où l'on défigure en face, et où, dissimulant les disgrâces derrière des buissons, je contemple ce qu'il reste de regardable. Il n'y a rien d'autre à faire. Mais qu'est-ce que c'est que cette civilisation qui nous a transformés en gnomes destructeurs de toute l'harmonie léguée par nos ancêtres? 

Après cette entrevue, j'ai préparé mon retour et mon escale à Marseille, et avant de partir, je suis allée me promener, comme autrefois, dans la plaine. Le mistral avait cédé la place au vent du midi, plus chaud, mais tout aussi violent, et beaucoup plus sombre. J'ai toujours aimé le vent, j'ai grandi avec lui, et je regardais filer les nuages, les vols de cigognes, j'écoutais vibrer les fils électriques, rugir les peupliers qui font un bruit de torrent, je respirais l'odeur des cyprès et des premières floraisons. Question mitage, la plaine est un bel exemple; elle est tout ce qu'il y a de plus mitée. Mais je retrouvais ces sons, ces parfums, ces couleurs, ces formes des endroits familiers. "Te voilà béante de nostalgie, me disais-je, mais quand tu te promenais autrefois, et même encore quand tu t'occupais de maman, lorsqu'elle était malade, tu périssais d'ennui et ne songeais qu'à partir, au fil du vent, derrière les cigognes." Et en effet...


  Cigognes

 

Il nous vient du midi un vent couleur de mer,

Et les voici planant, en leur vol héroïque,

Les cigognes parties des rivages d’Afrique,

Poursuivant au ciel bleu les armées de l’hiver.

 

Hautes voyageuses, que ne me prenez-vous

Sur vos ailes pressées vers les plaines lointaines

Que couvre encore la neige alentour de Moscou,

Où vont tous les élans de ma vieille âme en peine.

 

Loin de toi, ma Russie, me voici prisonnière

De la banalité de tous ces jours français,

Pareille à ces poissons qu’on retire des rivières,

Pareille à ces oiseaux piégés dans les forêts,


A tout ce qui vivant dans les airs et les eaux,

Perdra tout aussitôt qu’on l’aura mis en cage,

Les couleurs de l’écaille et l’éclat du plumage.

 

Et d’un jour repartir aurai-je le courage,

De m’en aller au nord pour l’ultime voyage,

Vers ce qui me sera le chemin du tombeau ?

(les Vents et les envols)

 

je n'avais pas vu de pâquerettes depuis des années

chez ma soeur


promeneurs



mardi 12 mars 2024

Un petit tour en France-2- Solan



 Le samedi, je suis partie pour le Gard. De Pierrelatte à Bagnols-sur-Cèze, c'est une suite ininterrompue de zones pavillonaires et de centres commerciaux ou de zones industrielles. Après Bagnols, on commence à voir des arbres fruitiers et des collines boisées. Mais Cavillargues lui-même est cerné par les pavillons, cela n'est d'ailleurs pas récent, mais cela me sautait davantage aux yeux. Je suis allée directement aux vêpres au monastère, car je n'étais pas sûre de trouver chez eux mes amis hollandais chez qui je devais séjourner. J'ai revu cette jolie route, avec un très beau mas à mi chemin, elle était encore hivernale et sévère, avec quelques floraisons d'amandiers et de pruniers, fragiles et diaphanes. A l'entrée du monastère, cela sentait les néfliers, j'avais oublié cette odeur. J'avais même un peu oublié l'extraodinaire élévation spirituelle des offices dans la très belle église, leur ferveur, leur noblesse, et le bonheur de comprendre tout ce qui se chantait. Le lendemain, c'était le dimanche du publicain et du pharisien. Le père Théotokis a fait un sermon superbe, lorsqu'il officie, il semble qu'il ne touche plus terre. Sa voix plane comme un ange joyeux. Il nous a dit que le pharisien avait un tel ego qu'il ne laissait plus aucune place à Dieu en lui-même, qu'il considérait Dieu comme l'agent de sa propre perfection. "Le péché, expliquait-il, ce n'est pas un vice honteux ou des pratiques méchantes, qui en sont les conséquences, c'est la séparation, la séparation d'avec les autres, d'avec les animaux et la nature, avec le cosmos, avec Dieu qui en est la Source. Nous commençons à nuire à tout le monde quand nous sommes séparés les uns des autres, séparés de Dieu et de tout ce qui vit. Le publicain a une vie tout à fait déshonorante, mais il en est conscient, il est conscient que Dieu seul peut le sortir de son bourbier, alors que le pharisien se croit parfait. Apprenons à être au moins de bons pécheurs, la prière ne peut souvent plus entrer en nous que par le chemin des égoûts de nous-mêmes".

Les paroissiens du monastère m'ont accueillie par de grandes exclamations: "Les Russes t'ont laissée sortir!" Bah oui... Je ne suis pas encore au GOULAG. Photinia, qui était une ermite complètement détachée du monde, se retrouve en première ligne du combat anti covicircus, antivax, complotiste, et ne jouit pas toujours d'une grande compréhension. Je n'en croyais pas mes yeux, quand j'ai vu sa voiture couverte de slogans. Elle est infirmière en EPHAD et subit toutes les persécutions qui frappent les soignants récalcitrants depuis le début de l'affaire. "Ces gens n'ont pas d'âme, me dit-elle, et il ne faut pas exclure de finir sa vie en prison, ou pire, comme les saints martyrs de Russie."





Mes hôtes hollandais ne travaillant plus, ils ne sont pas confrontés au problème, et par principe, ils n'ont aucun moyen d'information, nous avons parlé de la Russie. Cécile rêvait d'aller avec moi au café du Commerce, car elle n'ose pas le faire seule. Mais je n'ai pas pu, car j'ai accompagné son mari chez le garagiste, et après, je n'ai eu que le temps d'aller chez mes amis italiens. Ceux-ci m'ont parlé principalement du projet de village près de Solan, sur un terrain qui reviendra au monastère, et où vivront des familles jeunes et en forme, et les vieux ou les handicapés de la paroisse, qui n'auront ainsi pas le malheur de finir aux EPAHD, piqués au rivotril, dans l'incapacité de voir leurs proches et d'aller aux offices. C'est bien, par les temps qui courent, il faut se serrer les coudes, c'est aussi une forme de résistance.

Après, j'ai réussi à voir une encore jolie dame de ma génération, écolo hippie d'autrefois, qui a eu la chance de trouver un pavillon provençal de base, pas trop loin du monastère, et ce pavillon a un avantage inattendu, un morceau de nature vierge juste derrière. Le jardin, avec petits massifs et gros mimosa, les anciens propriétaires l'ont fait devant, et elle le conserve et l'aménage, mais elle a encore quatre cents mètres carrés derrière de végétation originelle, c'est comme un petit miracle. Les choses ont failli se gâter quand, oubliant où je me trouvais, j'ai parlé de la guerre, car cette amie est une fervente militante bleue et jaune, je l'ai vu au reflet à la fois sauvage et égaré qui est passé dans ses yeux, et j'ai détourné la conversation sur les plantes, les fleurs et les infusions thérapeutiques. 

Ensuite, je suis allée rejoindre mes amis les Belges, dans un petit village près d'Uzès. Ils m'attendaient de pied ferme, car nous correspondons sur internet, et ils m'avaient fait un délicieux repas de chez eux. Ils sont venus s'installer dans une vieille maison en pierre, avec une courette et une terrasse, très jolie. Le village lui-même est ravissant, mais j'ai eu un peu de mal à arriver, car tout autour, c'est un labyrinthe pavillonnaire. J'avais mis mon GPS russe, qui m'a guidée jusqu'à un parking, à peut-être 50 mètres de chez eux, mais de là où j'étais, je ne pouvais soupçonner les ruelles de pierre, les toits de tuiles, les escarpements que j'ai découverts ensuite. Je suis passée par une succession de ronds-points, de dos d'âne, de pistes cyclables, de pistes piétonnes, de massifs, de décrochements en béton pour obliger les gens à slalomer, cela me faisait penser aux billards électriques de mon enfance, ou à un parcours de maternelle. C'était plein de flèches, de rayures, de panneaux, fait pour aller d'un point à un autre, d'une façon déterminée par je ne sais quel personnage dans je ne sais quel bureau, à la limite, je m'étonnais d'être encore au volant, et non pas passivement promenée par un engin téléguidé, mais c'est certainement l'objectif ultime.

Chez les Belges, c'est un autre siècle, d'abord grâce à la nature même de la maison, et ensuite, par son contenu et ses habitants, Nicolas arbore maintenant une barbe fleuve et de tempétueux cheveux d'argent autour de ses lunettes d'intellectuel du XIX° siècle, et Anne, souriante et paisible, est dentellière, toujours un ouvrage à la main. Il m'a raconté, auprès d'un gros poêle ronflant, d'incroyables histoires de persécutions administratives vicieuses s'exerçant à l'endroit d'individus qui déplaisent à des satrapes locaux. J'ai dormi chez eux, et  le lendemain, il m'a fait visiter le village et emmenée chez un vieux prêtre orthodoxe, un breton autrefois converti, qui essaie de remettre en service une chapelle qu'il restaure. Cet homme a presque cent ans, il est petit, avec un regard plein d'amour et de larmes. Il m'a déclaré d'emblée: "Vous avez beaucoup souffert..." 

Sa terrasse domine tout le pays, le rues anciennes, l'église, et les pavillons. Le vieil homme m'a demandé de dire aux Russes que tous les Français ne leur étaient pas hostiles, et quand j'ai demandé sa bénédiction, il m'a pris la tête entre ses mains, l'a attirée sur son épaule et m'a dit: "Je te bénis avec tous ceux que tu aimes et tous ceux qui t'aiment, petit enfant, que le Seigneur vous prenne tous dans sa miséricorde et sa tendresse". Cet être lumineux est complètement ignoré de son entourage, à l'exception de ses amis belges. 

Je n'avais vu ni Hélène, ni Emmanuelle, ni Monique, ni Paul-Serge et Lydia, j'avais juste entrevu les soeurs de Solan, tout juste rencontré après la liturgie la mère Hypandia. Mais il me fallait déjà rentrer, car j'avais rendez-vous pour déjeuner dans un restaurant de Pierrelatte avec ma cousine d'Annonay, qui descendait spécialement pour me voir, et il me fallait ensuite rendre la voiture le soir même.




lundi 11 mars 2024

Un petit tour en France -1- Pierrelatte

Pierrelatte

 Lorsque je suis arrivée à Marseille, le 20 février, dans cet aéroport familier, et que j'ai vu ma soeur, il m'a semblé que nous nous étions séparées il y a quinze jours et que je n'étais jamais partie. Ma soeur est du genre qui ne vieillit pas, ou à peine. Elle m'a fait passer par un rond-point, autrefois dans la campagne, et maintenant cerné par un énorme et horrible centre commercial qui occupe des terres agricoles, pourtant, le fric ne se mange pas et le béton non plus.

Il y a un an, elle a déménagé dans un pavillon des années soixante-dix, qui n'est pas ce qu'on a pu faire de pire dans le genre, il a un jardin, avec un cèdre et un pin parasol, et son style à lui. Il y avait un deuxième cèdre, moins joli, elle l'a fait couper: dans les années soixante-dix, on avait la passion de coller des arbres géants dans des jardins minuscules. Et un olivier solitaire pour faire plus Provence, alors que dans la vraie Provence, l'olivier vivait en troupeau et fabriquait des olives, il ne cherchait pas la lumière sous les trop hautes frondaisons des cèdres, des saules pleureurs frénétiquement élagués ou des pins parasols.

Maintenant qu'il est seul, ou presque, ce cèdre a une autre allure. Et le jardin est quand même assez grand, il y a une terrasse, dont ma soeur a décidé de garder le côté kitsch et homemade, elle n'a peut-être pas tort. La plaine n'est pas loin, avec la belle ferme de mon beau-père, les collines de l'Ardèche. Le joli lac de Pignedoré où j'allais me promener quand j'étais chez maman, et Martine s'y promène à son tour. Sa maison est bien arrangée et facile à chauffer. Son quartier est tranquille, des pavillons de style pseudo-provençal qui, dans leur banalité, ont au moins une espèce d'homogenéité, mais qui dégagent un ennui sans issue. On rencontre, en promenant le chien, des gens fort aimables. Je passe, dès que surgit le soleil, des moments à lézarder, car en Russie, je manque terriblement de lumière, et elle est là, la lumière. Le ciel la déverse à pleins seaux.

Ma soeur étant très pragmatique et organisée, je l'appelle l'efficace Baxter, mon premier jour a été consacré à toutes sortes de démarches, et à cette occasion, nous avons fait le tour du centre de Pierrelatte, qui est complètement sinistré. La plupart des magasins que je connaissais ont fermé, les rues sont vides, on y voit circuler essentiellement des voitures. Je me suis souvenue de photos que j'avais faites au début des années 2000, il y avait encore des jardinières de fleurs partout, et une certaine vie. Maintenant, c'est terminé. Dans les supermarchés errent de vieux Français et le reste des clients, ce sont des femmes voilées, leurs enfants, leurs ados, leurs maris. Pendant que des Françaises se réjouissent bruyemment de l'officialisation constitutionnelle de l'avortement, la nouvelle population se reproduit frénétiquement, j'ai vu passer une mère exotique pourvue de cinq garçons d'âges divers. J'avais parfois l'impression de voir des moniales orthodoxes, mais non, c'est la nouvelle société, et pour être juste, on a plus d'allure avec un voile de matrone romaine sur une robe décente qu'avec des cheveux bleus et des joggings avachis. L'avion marocain était bourré de bourgeois arabes, qui parlaient un français impeccable et portaient des fringues tout ce qu'il y a de plus chic. Un joli petit garçon répétait sans arrêt les deux ou trois mots d'arabe qu'il avait appris dans sa famille, au pays: "Salam aleikum", "Allah akbar", il se montrait prévenant avec la vieille que je suis. A l'issue de cette promenade dans les ruelles vides, nous avons rendu visite au petit coiffeur qui m'adore, et qui travaille avec son mari. 

Je suis allée voir une amie d'école que j'aimais beaucoup, pour son intelligence, son bon sens, son humour et son indépendance d'esprit. Nous avions en commun notre amour de Brassens et du monde paysan. Elle habite aussi un pavillon pseudo-provençal, derrière la ferme de ses parents, qu'habite son frère. Nous avons évoqué le bon vieux temps avec tendresse, examiné ses plantations, puis elle m'a fait comprendre avec délicatesse que Poutine était un affreux dictateur. Oui, bon... Et Macron, non? Enfin, passons. Ensuite, elle m'a parlé de ses petits enfants. Elle a une petite fille lesbienne, bon, c'est son choix, et une autre qui fait une transition de genre, avec les mutilations et les drogues qui vont de pair, et là, ça passe moins bien, et je le comprends. 

Puis j'ai vu une cousine avec qui, comme elle me l'a dit elle-même, j'ai un lien spécial, bien que nous soyons très différentes, et nous avons parlé de nos jeux étranges qui parfois, rejoignaient l'atmosphère du Tour d'écrou d'Henry James, nous nous étions un jour fait tellement peur que nous n'osions plus entrer dans la chambre où nous avions déliré. "Nous nous étions mises en transes", me dit-elle. Puis elle a commencé à m'asticoter sur ma foi chrétienne: "Vous ne concédez pas aux mécréants comme moi la possibilité d'avoir un accomplissement spirituel.

- Tu peux dire que tu connais un accomplissement spirituel? Parce que moi, la chrétienne, je ne suis pas du tout sûre du mien".

Nous nous sommes quittées au bord des larmes.

Ma soeur ne pouvait me passer sa voiture pour des raisons d'assurance. Je voulais en louer une, mais c'était très cher. Cependant, pour aller à Solan, j'en ai pris une pour quatre jours.

Les années soixante-dix

Cette héllébore a veillé notre mère, cela fait dix ans 
qu'elle survit dans ce pot.

dans la plaine




Quatrains français

 

 

Et le mistral souffle et fait chanter les arbres

Emaillés de soleil et d’azur qui se cabre,

Entre ses forts genoux et sous sa voix sonore,

Jetant de grands rayons aux oiseaux qui l’adorent.

 

D’où vient à mon coeur lourd le sentiment poignant

De visiter déjà les lieux gris des enfers ?

De venir y chercher tous ces petits enfants

Qui jouaient avec moi dedans ces jardins verts ?

 

De tenter prudemment, les prenant par la main,

Au seuil de nos tombeaux, d’ouvrir les horizons

Vastes, illimités, d’éternels lendemains,

Par delà les détours des paisibles prisons ?

 

Paisibles et figées, étroites et mortelles,

Où tout ce qui chancelle a les orbites creuses

Des cauchemars polis, des anges privés d’ailes,

Des destins fracassés, des défaites spongieuses...

 

...

 

Je me gorge de toi, France triste et bourgeoise,

Qui périt enlisée dans les marais paisibles,

Et me joue la musique étrange et inaudible,

De nos élans trahis, dans nos vies qu’on déboise.

 

Car je ne sais déjà si je te reverrai,

Pauvre petit berceau de mon enfance ardente,

Si vers ceux que j’aimais un jour je reviendrai,

Sous la lisse ténèbre des futures tourmentes.

 

Car tout ce qui m’inquiète est de l’ordre invisible,

Rampe et grouille sans bruit, sous le calme apparent,

Et déploie tout soudain des symptômes risibles

Qui vont glacer mon coeur de noirs pressentiments.

 

Comment te rattraper, dans le gouffre où tu sombres,

Ma soeur pleine d’effroi, trop tôt prête à mourir ?

Si je lâche sur toi, pour t’arracher aux ombres

Le vol d’un ange d’ or, sauras-tu le saisir ?

... 

Croulent les autrefois dans la mémoire du temps,

Où la nôtre se perd, hagarde, épouvantée,

Et nos pas ralentis rôdent au bord des ans

Qui vont détricotant le fil des nuits lâchées.

 

Dans la quiète grisaille et la mort silencieuse,

Brille l’astre discret des prières éclairées

Dans la lampe de pierre où les âmes songeuses

Veillent les braises d’or des promesses données.

 

Des quatre cavaliers le galop se précise,

Aux oreilles fermées des esprits somnambules,

Qui plutôt que d’aller réchauffer les églises

Se referment frileux dans leurs milliers de bulles.

 

Tu jettes sans écho, trompette archangélique,

Le grand éclat cuivré de ta sainte musique

Dedans le tintamarre où les âmes damnées,

Dérivent sans savoir vers leur fin annoncée. 

...

Elle est comme l’envers de mon coeur exalté

Qui jamais ne se lasse de chercher la lumière,

Au gré des tristes flots où nos destins couplés

Glissent vaille que vaille à l’ombre de la guerre.

 

Et par delà l’espace où nos âmes parfois

Se cherchant, se frôlant, se séparent en pleurant,

Nos anges affligés ne se rencontrent pas,

Et le temps vient déjà du grand embarquement.

 

Pourvu qu’en ces jours gris qui passent et s’écroulent,

Pressés et titubants, au bord du gouffre amer,

Elle prenne avec moi le large de la mer,

Sur le blanc bâtiment qui fend la sombre houle.

 

Pourvu que tous les miens, se prenant par la main,

Dérivant sous le vol des gardiens vigilants,

Arrivent au bon port du jour sans lendemain

Qui se lève bientôt dessus les derniers temps.  


 



Cathédrale passagère

 

Les platanes du bord des routes

Avec leurs piliers et leurs voûtes,

Leurs démons et leurs angelots,

Leurs gargouilles et leurs vitraux

 

Sous le vent guident ma voiture

Vers l’horizon de lumière pure

Où le soleil dans ses draps blancs

S’est étendu comme un gisant.

 

Les nuées passent éplorées

En agitant leurs encensoirs

Sur l’autel des forêts couchées

Qui s’assombrissent dans le soir.

 

A travers mes larmes priant

Sur les chemins bleus du midi,

Je pense encore à toi, maman,

A ceux qui sont déjà partis.

 

Partis, je le crois, juste à temps

Avec le pays rayonnant

Où je cueillais des coquelicots

Et qui ne sera plus bientôt

 

Qu’un champ de ruines sous le vent,

Soumis à ces démons errants

Qui nous guettaient depuis longtemps

Et nous ont trouvés consentants.