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lundi 30 janvier 2017

La ville sur les nuages


L'église des 40 martyrs de Sébaste

Soleil magnifique, en février, il fait froid mais la lumière revient. J'ai décidé d'aller me promener avec le petit chien. Ce soleil était non seulement resplendissant, mais il chauffait un peu. J'ai marché jusqu'au lac, puis sur le lac, c'était la première fois de ma vie que cela m'arrivait. J'ai ressenti tout à coup un profond sentiment d'étrangeté. Cette blancheur, cette lumière, ces miroitements, ce soleil dévorant dans l'azur, et rien de vert alentour, peu de reliefs, c'était comme si j'avais avancé dans une contrée magique construite en plein ciel, sur les nuages, dans lesquels mes pas enfonçaient en crissant. Un léger vent glacial me suivait, mystérieux, subtil et bourdonnant, comme un essaim de séraphins invisibles.Je me dirigeais vers l'église des quarante martyrs de Sébaste, posée à l'embouchure de la rivière Troubej. Je la voyais à contre jour, éclaboussée de rayons. Quand j'ai abordé la rivière, je suis tombée sur les croix de glace de la Théophanie et la découpe qui avait permis de bénir les eaux. Je voyais au loin les coupoles dorées, liquides, chatoyantes du monastère saint Nicolas. Il coiffe la ville comme un diadème. Une autre église me faisait signe, ses croix brûlant dans le ciel d'un feu calme, comme de grosses étoiles. Les buttes enneigées des anciens remparts prenaient une couleur rose qui ne me paraissait pas de ce monde.
J'ai marché ainsi très longtemps, sur la rivière, et je suis arrivée au café français. J'ai discuté avec Gilles, le patron, de mes problèmes de visas et de permis de séjour. Il m'a donné des conseils utiles.

Les coupoles du monastère saint Nicolas









vendredi 27 janvier 2017

Mixtures

Ca y est, j'ai acheté mon studio à Moscou.
Kostia est venu me chercher, il a lu une prière dans la voiture pour que nous arrivions à bon port. C'est son copain Sacha qui a trouvé le studio. Sacha s'occupe de convoyer l'aide humanitaire au Donbass et de secourir les chats de son quartier, c'est un ancien militaire, reconverti dans l'immobilier. Apprenant mes activités pro Donbass, il m'a proposé de me faire signe lorsqu'il y aurait des manifestations consacrées à la Novorussie.
L'autre agent immobilier, celui des vendeurs, était aussi un ancien militaire, avec beaucoup d'autorité.
Nous avons signé des tas de papiers et attendu des heures. Je payais en liquide, je suis arrivée avec un sac bourré de liasses de billets, que je suis allée solennellement déposer au coffre de la banque. L'ancien militaire ne croit plus qu'en l'échange de liquidités, après avoir été empêché des mois par une banque de récupérer l'argent qui lui appartenait.
La température ayant remonté jusqu'à - 2, je crevais partout de chaud, ce qui favorise certainement mes problèmes ORL permanents.
Sur le chemin du retour, Kostia m'a emmenée au supermarché Globus, un énorme temple de la consommation où j'ai vite pris le tournis et fait quelques dépenses plus ou moins utiles.
Puis la dame qui m'avait gardé mes chats, Margarita, est venue soigner Georgette et Chocha, qui présentent une curieuse lésion sous le menton, une petite tache chauve, avec une sorte de bouton. Elle avait un remède infaillible: elle fabrique un cône avec du papier journal ou n'importe quel papier, elle le place sur une assiette, elle l'enflamme, puis elle prend le résidu gluant et marron qui reste après la combustion et en enduit l'endroit malade. Il paraît que c'est radical.
Elle m'a parlé d'un autre remède, avec de la cire d'abeilles, du miel et un jaune d’œuf cuit pour toutes sortes de problèmes.
Contre les allergies, elle me recommande le résidu de papier brûlé dans un peu de sucre, à jeun.
Le saint évêque et grand chirurgien Luc de Crimée avait remarqué qu'une de ses infirmières appliquait aux plaies infectées un remède de ce genre, et que cela marchait très bien, il l'avait donc inclus dans ses pratiques de soins, au grand dam de la médecine soviétique officielle de l'époque.


bonhomme en cage

jeudi 26 janvier 2017

Le bureau des passeports

Calendrier 2017: une année avec le président de
Russie!
Ce matin, je me suis levée avec un "refroidissement": la tête comme un seau, le sinus en feu. Au dehors, beau soleil, neige scintillante, - 23°. Et il me fallait d'urgence aller enregistrer mon visa puis faire diverses démarches locales en vue d'acheter un studio à Moscou pour avoir un pied-à-terre, un revenu occasionnel et ne pas dépenser ce qu'il me reste.
L'enregistrement devait être fait avec la mère de Kostia, au nom de laquelle l'invitation avait été faite. Nous étions allés la veille au "bureau des passeports" qui nous avait donné une enquête à remplir, et c'est tout. Aujourd'hui, la jeune fille de l'accueil nous déballe à toute vitesse en marmonnant que nous devons fournir aussi la photocopie de toutes les pages du passeport, de la carte d'immigration, du titre de propriété de l’appartement de la maman de Kostia. Nous voilà partis pour le faire, puis revenus. Et là, on nous dit de remplir une enquête en deux exemplaires sans la moindre rature, un côté pour Nina Grigorievna, la maman, un côté pour moi. L'employée va vérifier notre brouillon, et nous demande de le refaire, selon ses instructions, à chaque fois, nous faisons une bourde au dernier moment, ou bien le stylo dérape un peu, et la lettre est mal formée, ou bien, trouvant un détail peu visible, nous l'avons repassé, et ça ne fait pas l'affaire. Enfin nous y arrivons, et l'on nous envoie au guichet numéro 3. Là nous tombons sur un véritable sergent major: "Qui invite? qui? Nina Grigorievna? Alors je n'ai pas besoin de vous!"
Je m'éloigne un peu et au bout de quelques minutes, je me fais héler: "Où êtes-vous passée, l'invitée, votre passeport!" J'arrive avec le passeport, la traduction officielle, la carte d'immigration, les photocopies, et nous nous faisons morigéner parce que nous n'avons pas classé ni agrafé les photocopies. Puis elle découvre une petite faute d'orthographe dans le patronyme de Nina Grigorievna. Et aussi qu'elle a mis son téléphone fixe et il faut le portable, nous devons aller refaire notre copie: "Et sans l'indicatif, le portable, surtout!"
D'après son fils, Nina Grigorievna s'était étonnée de mon sentiment de panique devant l'administration, mais la voilà qui démissionne complètement, et c'est moi qui prend le rôle de copiste. "Oh comme vous écrivez facilement", me dit-elle, normal pour une institutrice et un écrivain, mais c'est diablement difficile de ne faire aucune rature, ni aucun dépassement dans la forme des lettres. Il faut une sacrée concentration, surtout avec une sinusite géante. Nous accumulons les feuilles ratées. Nina Grigorievna, compatissante, s'attelle à la tâche, mais elle semble plus perdue que moi, je reprends le stylo. Arrive Kostia, qui nous prend un peu pour deux vieilles incapables, mais me dit que lui-même, pour enregistrer son appartement, a fait des heures de copies successives qui me rappellent les cent lignes de mon enfance. Enfin tout est prêt, et nous remettons le résultat péniblement obtenu à la jeune fille de l'accueil qui disparaît avec car quelque chose ne lui plaît pas. Elle revient en nous déclarant que nous devons faire figurer l'indicatif devant le numéro de portable! Kostia le rajoute: "Ca ne va pas passer, lui dis-je, il ne faut pas raturer, c'est rédhibitoire..." Il me répond qu'il a fait cela discrètement. Nous avons perdu notre place dans la queue et nous attendons encore bien vingt minutes. Enfin nous arrivons au guichet numéro 7 où nous attend un ange de douceur qui nous règle la question sans problèmes.
Pour me consoler, Kostia m'offre un calendrier: "Toute l'année avec le Président de Russie!" Chaque mois nous présente une photo de Poutine dans diverses situations. C'est pour remplacer le portrait qu'il m'avait promis.
Je lui dis, dans la voiture: "C'est curieux, cette nuit, j'ai entendu deux fois un grand bruit, comme si quelqu'un avait sauté sur le toit. J'ai pensé à la chute d'un bloc de glace, mais je ne vois pas de traces. Ou alors peut-être un animal, un chat?"
Kostia prend un air pensif: "Vous n'avez pas pensé à faire bénir votre maison?
- Si, naturellement, j'attends seulement qu'elle soit plus aménagée, vous ne pensez quand même pas à des manifestations paranormales?"
Mais si, manifestement, il y pense!

Kostia dans sa voiture

Kostia et le père Andreï qui aidait l'électricien chez moi

mardi 24 janvier 2017

Arrêtez-vous sur vos chemins

Avant de partir de France, j'ai voulu retourner à Solan, et, dans la foulée de ma conversation avec mère Hypandia sur les profondeurs de l'âme humaine, j'ai acheté le livre du père Gleb Kaleda "Arrêtez-vous sur vos chemins", aux éditions des Syrtes. La soeur Ambrosia, qui s'occupait de la librairie, avait l'air dubitatif, mais si chère soeur Ambrosia, lisez ce livre! Il vient tout à fait en complément de ce que nous avons échangé, quand vous m'avez dit que celui qui s'élève dans la lumière voit les abîmes ténébreux avec d'autant plus de netteté.
Le père Gleb Kaléda témoigne de ce qu'il a vu dans les prisons des années 90, en Russie, avec tout son amour, et sa profonde compréhension. On ne peut que plaindre les condamnés dont il nous parle, égarés dans leur immense détresse, et saisir qu'en effet, nous sommes tous solidaires dans le péché, dans la chute comme dans la rédemption. La lumière et les ténèbres ne cessent de circuler de l'un à l'autre, et tant que la circulation se fait, les ténèbres ne sont pas irrémédiables, en revanche, si l'individu s'endurcit, s'enkyste au sein de ce courant permanent, ce qu'il enferme en lui-même, ce n'est ni la clarté ni l'air pur. Beaucoup de détenus et de condamnés à mort, car cette peine était encore appliquée dans les années 90 en Russie, ont vu dans le père Gleb Kaleda, un phare qui éclairait leur nuit. Le père Gleb dit qu'on condamne un homme et qu'on en en exécute un autre, que ces condamnés auxquels il a eu affaire n'avaient plus rien de commun avec cette partie d'eux-mêmes qui avait commis le crime.
Le livre à peine refermé, alors que j'étais encore pleine de compassion, j'ai vu sur Facebook les tronches ricanantes et atroces de trois migrants qui s'étaient filmés en train de violer une Suédoise, et si je m'étais trouvée avec une mitraillette en face d'eux, j'en aurais fait de la chair à pâtée...
Le père Gleb lui-même estime que certains détenus sont si endurcis qu'il y a bien peu de chance de les voir se repentir. Curieusement, ce ne sont manifestement pas ceux qui attendent leur exécution dans le couloir de la mort, mais de vieux truands installés dans le monde carcéral où ils règnent paisiblement.
Encore plus curieusement, ce qui m'a procuré le pire sentiment de dégoût, c'est ce passage où le saint homme évoque les journalistes venus flairer le malheur et la honte pour les exploiter à leurs fins:

Dans les prisons, il y a aussi de plus en plus de journalistes et de cinéastes étrangers et russes: ils font la course à qui filmera un événement jamais encore vu en prison, le premier qui montrera au cinéma ou à la télévision un condamné à mort ou une exécution. Les reporters français et allemands s'agitent. A ma question directe à un Français: "Faites-vous des reportages sur les exécutions dans d'autres pays, par exemple en Amérique?" il me fit une réponse qui me frappa et m'indigna: "Non, rien qu'en Russie!", et à son intonation, on pouvait comprendre: "Allons donc, que dites-vous là! Rien qu'en Russie, évidemment."
A ce correspondant du journal français le Monde, j'ai dit: "Je n'ai pas besoin d'honoraires, mais si vous pouviez donner pour l'église en prison..." J'ai reçu deux billets de banque, et quand nous nous sommes séparés, je les ai regardés: c'étaient deux billets de 100 roubles, c'est-à-dire moins d'un demi dollar. Le lendemain, ce combattant pour les droits de l'homme et la liberté dans l'ancienne Union soviétique reprenait l'avion pour Paris, et à Paris, il n'avait pas besoin de roubles.

Retour à Pereslavl

Ayant enfin reçu mon visa (de trois mois déjà entamés) me voici de retour à Pereslavl. Réchauffement au dehors, la neige fond, on annonce cependant - 23 ° pour demain. Mes chattes se sont manifestement réjouies, Georgette, complètement euphorique, m'attrapait les mains avec ses pattes et sautait partout. Rom, en revanche, ne vient pas, il est dans le périmètre, mais le chat noir qui cherche à s'introduire le chasse, j'espère que ma présence va lui donner du courage. Ce chat noir à l'oreille coupée me fait beaucoup de peine, mais Rom aussi, et en plus, depuis que je suis assiégée par les chats locaux, mes trois emmerdeurs qui avaient fini par s'entendre recommencent à faire des concours de pisses. Le chat noir a pissé partout où il le pouvait, au point que la dame qui gardait la maison a limité son domaine à la cave. J'ai beaucoup aimé les chats, mais je commence à ne plus les supporter. Leur odeur non plus.
Il fait dans la maison une chaleur atroce. J'ai essayé de baisser le chauffage, cela n'a pas l'air très efficace.
Mon cher plombier n'a pas branché la machine à laver, des tas de détails restent en souffrance, je n'étais pas là, tout s'est arrêté.
La dame qui a gardé ma maison, et sa petite-fille, m'ont bien plu et je leur suis très reconnaissante, elles aussi, car elles ont une situation compliquée. Le fils de la dame, en raison d'une surdité non décelée, est assez inadapté, avec des problèmes psychologiques, il n’accepte pas sa petite-fille, et elles doivent vivre où elles peuvent, actuellement dans la maison d'un couple d'artistes peintres décédés. La dame m'a raconté que son fils avait eu une période errante, il partait en stop droit devant lui, et, pendant les années 90, s'est retrouvé deux fois esclave. Une fois chez des tziganes, une fois chez un type du Caucase qui l'obligeait à garder ses troupeaux. Dans les deux cas, on vole le passeport du vagabond et le tour est joué. Sans passeport intérieur, on ne peut même pas prendre le train ou l'autobus longue distance.
A Moscou, j'ai dormi chez Xioucha, c'est-à-dire très peu dormi, car comme bien souvent, un copain est venu, et la discussion s'est prolongée tard. Elle m'avait dit qu'il avait un charme magnétique, c'était bien le cas, un jeune homme très beau, profond et intelligent avec quelque chose de mystérieux. Nous avons parlé d'Ivan le Terrible: "Un tsar normal, me dit le jeune homme, Zakhar, pas pire que le roi Henry VIII, pas pire que Pierre le Grand. Il avait une conception mystique de sa position, et se sentait le devoir de faire de la Russie la troisième Rome par n'importe quel moyen, à tout prix.";
D'après lui, les horreurs de la répression à Novgorod sont attestées par des chroniques de l'époque.
Zakhar et Xioucha sont ensuite partis, à deux heures du matin, explorer une maison désaffectée et contempler la ville du haut d'un balcon, puis faire de la balançoire dans un jardin public. Je les ai vus revenir à sept heures du matin, hilares, au moment où je me faisais du thé après une nuit trop courte.

Xioucha...



mardi 17 janvier 2017

Le tsar Ivan habillé pour l'hiver...



Voici que paraissent coup sur coup dans notre presse deux articles sur Ivan le Terrible, au moment où il devient une pomme de discorde entre libéraux et néostaliniens en Russie, ce que je désapprouve dans un sens comme dans l’autre, qu’on calomnie ou qu’on cherche à canoniser ce personnage. Ce que je sais de lui est sans doute hétéroclite, et je ne suis pas historienne, mais comme il me fascine depuis mon adolescence, je commence quand même à en savoir pas mal, et je commence aussi à connaître la Russie.
Il me paraît étrange que l’on se mette à en parler chez nous, tout d’un coup, et de la façon la plus sommaire et la plus inexacte. J’ai d’abord envoyé un commentaire rectificatif à cet article du Figaro, il n’a pas été publié. Pourquoi ne pas publier, en réponse à un article « historique », une réfutation de faits énoncés dans un certain état d’esprit ? Pourquoi était-il important pour le Figaro qu’on ne démonte pas son tissu de clichés ?
Cat article s’applique à présenter le tsar comme un tyran hagard et sadique point barre. En racontant des atrocités fantasmagoriques d’une manière d’ailleurs inexacte, même au regard des biographies les plus négatives que j’ai pu lire à son sujet. J’ai souligné que le personnage était beaucoup plus complexe, le contexte également, et que les seuls témoignages que nous ayons sont ceux du prince Kourbski, qui l’avait trahi et conduisait contre son propre pays des troupes polonaises, ou deux opritchniks allemands qui, après s’en être donné à cœur joie dans sa police politique, sont repartis chez eux l’arranger à leur sauce. Plus, évidemment, les vies des saints de l’époque, notamment celle du saint métropolite martyr Philippe, qui s’était opposé aux cruautés de la répression, et celle de saint Corneille.
Le tsar n’était vraiment pas un tendre mais il est très sommaire, et disons complètement con, de parler de vengeance pour le meurtre politique de son cousin Vladimir Staritski, auquel il a mis très longtemps à se décider, car il était de sang royal d’une part, et d’autre part, ils se connaissaient depuis l’enfance, il l’avait aimé. De même, il ne s’est pas « vengé » des boïars qui n’avaient pas juré fidélité à son fils en bas âge quand il était mourant, il avait fait alors réellement preuve de clémence, mais cet épisode avait grandement contribué à aggraver la profonde méfiance que lui inspirait sa noblesse, et la mort de sa femme, une décennie plus tard, a certainement déclenché le phénomène de l’Opritchnina, car il la pensait empoisonnée, ce qui s’est révélé exact, et il se trouvait privé de la seule personne qui tempérait sa violence et sa suspicion et lui apportait un réconfort affectif et un équilibre.
Enfin les raisons qu’il avait de se méfier de sa noblesse étaient bien réelles, et très anciennes. Les féodaux russes n’hésitaient souvent pas à s’allier aux Tatars ou au Polonais. La ville de Novgorod cassait déjà les pieds à son grand-père Ivan III et s’était soulevée contre sa mère régente quand lui-même était tout enfant. Il était, et son pays avec lui, sous la menace permanente de l’expansion polonaise et des entreprises uniates à l’ouest, et des incursions des tatars musulmans à l’est.
Il faut également le replacer dans le contexte de l’époque. En effet, le tsar a fait entre 4000 et 8000 victimes, principalement dans la noblesse, mais il y avait naturellement des dégâts collatéraux parmi les serviteurs et villageois de celle-ci, d’autant plus que l’Opritchnina constituée de tout et n’importe quoi s’en donnait à cœur joie. N’empêche : les dyptiques que le tsar adressait aux monastères pour faire prier pour ses victimes comptent 4000 noms. Henry VIII a fait beaucoup plus de victimes, et parmi le petit peuple. Il décapitait ses femmes, Ivan le Terrible les mettait au couvent, il ne livrait pas au bourreau celles qui avaient partagé son lit avec au moins les dehors de la légitimité. J’ai vu que la chasse aux sorcières, principalement dans les pays protestants, avait fait, entre 1560 et 1660, estimation basse, de 50 000 à 100 000 victimes en Europe. Je ne parle pas des répressions contre les catholiques en Angleterre, ni des guerres de religion un peu partout qui, pour les atrocités fantasmagoriques, n’ont rien à envier à Ivan le Terrible.
D’autre part Pierre I°, dit le Grand, n’a pas été moins terrible qu’Ivan le Redoutable, mais ses atrocités se commettaient au nom d’une occidentalisation forcée de la Russie et de sa livraison à toutes sortes de bandits étrangers dont il s’était entiché. Aussi mérite-t-il le qualificatif de «grand », et ses statues à Pétersbourg ou Moscou ne suscitent aucune indignation. Il  a pourtant torturé son fils à mort de ses propres mains, alors qu’Ivan l’a tué dans un accès de colère qu’il a amèrement regretté. Cet événement est d’ailleurs remis en cause par le fait qu’on n’a pas trouvé trace du coup fatal sur le crâne du tsarévitch. Il est vrai que d’autre part, on dit que ce crâne est en trop mauvais état pour qu’on puisse reconstituer son visage. Moi, j’ai tendance à croire qu’il l’a tué, cela me paraît dans la logique tragique du personnage, et je trouve gros que toute la Russie ait adhéré à cette thèse si elle n’était pas exacte mais disons qu’avant de proclamer qu’il l’a « tué à coups de bâton », ce qui diffère d’un coup porté dans le feu de la colère, il faudrait peut-être se renseigner un peu.
Notre qualificatif de « Terrible » accolé à Ivan, est une mauvaise traduction, la bonne étant redoutable qui n’a pas la même signification. Ivan, pour les Russes, était redoutable comme Dieu Sabbaoth ou Jupiter tonnant. Il est à remarquer que dans le folklore russe et les épopées russes (bylines), il a laissé un bon souvenir, on l’aimait, dans le peuple, et c’est dans les quartiers populaires de Moscou qu’il s’était fait construire un pied à terre à l’extérieur du Kremlin. Car ce tsar sadique (et il avait effectivement des côtés sadiques) avait institué un impôt dégressif, c’est-à-dire qu’il faisait payer les riches plus que les pauvres. Il faisait rechercher, et il rachetait les Russes emmenés en esclavage par les Tatars. Il avait commencé à installer à Moscou une pharmacie d’état, avec l’aide des Anglais, dont il favorisait la présence.
Plus troublant, une revue historique « sérieuse », d’après le correspondant qui l’a postée, fait la même chose, avec plus de retenue, mais de grosses inexactitudes :
Il y est dit que le tsar dans sa jeunesse « ambitionne de hisser la Russie au niveau de l’Occident, alors en pleine Renaissance ». C’est parfaitement inexact. Le tsar voulait faire de Moscou la troisième Rome, l’héritière de Constantinople, la gardienne de l’Orthodoxie et avait même convoqué le Concile des Cent Chapitres pour bien en redéfinir les dogmes. Il ne négligeait pas les inventions techniques, et avait installé une imprimerie à Moscou, il avait des relations avec les Anglais qui avaient échoué un navire à l’embouchure de la Dvina septentrionale et commerçaient depuis avec la Russie, mais il se méfiait de l’Occident comme de la peste. Il se méfiait même des Grecs suspects à ses yeux d’uniatisme. Et il se fichait complètement de la Renaissance.
Je vois ensuite que le « vieux tsar » avait instauré l’Oprtichnina (le partage des terres de le Russie entre lui et sa police d’une part, la noblesse d’autre part) et débuté l’horrible répression qui lui avait « valu son surnom » (dont on sait qu’il était pour les Russes un signe de vénération particulière). Mais le tsar n’était pas du tout vieux, quand tout cela a débuté, il avait la trentaine, et il venait de perdre sa femme bien aimée. La « folie meurtrière » a duré dix ans. La fin de son règne a été plus calme, c’est à la fin de son règne qu’intervient le meurtre à présent contesté de son fils, qui n’a rien à voir avec l’épisode de l’Opritchnina.
On met ensuite en parallèle la conquête de la Sibérie et celle de l’Amérique par les colons occidentaux, et on la place juste après les victoires de Kazan et d’Astrakhan. L’expansion russe a été  amorcée pratiquement à l’insu du tsar et à la fin de son règne par le cosaque Yermak, qui a franchi l’Oural et construit un fort de l’autre côté. Yermak est venu à Moscou en aviser le tsar et lui offrir des cadeaux venus de cette nouvelle terre. Ce fut une expansion progressive, pratiquement non violente, sans génocide ni conversion forcée. Les orthodoxes russes construisaient ermitages et monastères et attendaient que les gens viennent tous seuls.
Conclusion de l’article : Ivan a forgé l’état russe mais « échoué dans sa tentative de le hisser à marche forcée au niveau de l’Occident ». Une tentative qui n’a jamais été dans ses projets. Ce qui comptait pour lui c’était la solidité de ses frontières et la sauvegarde de l’orthodoxie. Il avait une conception mystique de sa position et c'était l'Eglise, en la personne du saint métropolite Macaire, qui lui avait inspiré de se faire sacrer tsar. Le projet qu’on lui attribue est celui de Pierre le Grand qui, à mon avis, est resté orthodoxe parce que c’était sa seule légitimité. Le peuple ne l’aurait plus supporté s’il avait voulu le convertir au catholicisme ou au protestantisme. Ivan le Redoutable était un grand pécheur mais un tsar orthodoxe, son lien avec son peuple était profond et organique, sa personnalité complexe et tragique, le contexte où il se trouvait difficile, tout cela n’est pas évoqué dans ces articles primaires, ce qui est dommage et à mes yeux, suspect. Ces articles n’expliquent rien de cet homme, ni de son peuple et cherchent simplement à salir l’un à travers l’autre. On pourrait pratiquer le même genre de simplification à l’égard de l’Occident, nulle histoire n’étant exempte de crimes, et nous réduire à l'Inquisition, aux croisades, à la saint Barthélémy et au génocide des Indiens. Ce qui ne nous fait pas plaisir quand cela se produit sous un jour tendancieux.


dimanche 15 janvier 2017

Ronald, le hollandais du Donbass

Ronald, hollandais qui parle à peine le russe, a fait le même choix que moi, et il s'est retrouvé au milieu d'un pays en guerre. Son témoignage m'a beaucoup intéressée. Ce qui l'a attiré et retenu, malgré la situation, son sentiment de profonde appartenance et de fidélité au pays choisi. que reconnaissons-nous en Russie ou dans le monde russe, nous autres Européens? Hier une Ukrainienne me disait que nous avons tous été un seul peuple, et en effet, nous descendons tous du même, les indo-européens, nous avons tous quelque chose en commun, dans nos rites les plus anciens et nos divers langages, je ne sais pas si c'est là une explication, mais je comprends que nous retrouvons, Ronald et moi, et quelques autres, quelque chose de profondément nôtre que nous avons perdu chez nous.

samedi 14 janvier 2017

Rien de nouveau sous le soleil

Je lis ce matin une homélie du père Dmitri Smirnov où, pour contredire les mauvaises excuses de ceux qui ne se convertissent pas en invoquant l'athéisme de leurs parents ou les circonstances de la vie moderne, il soutient que les gens simples du XVI° siècle ne différaient pas de ceux d'aujourd'hui, qu'ils étaient même plus ignorants et je ne suis pas du tout d'accord avec cette vision des choses, qu"on m'a présentée depuis mon enfance, à savoir que rien ne change jamais sous le soleil et que la nature humaine est ce qu'elle est.
Certes, la nature humaine est ce qu'elle est, et sur le plan des passions, des brutalités et des cruautés, en ce monde déchu, l'homme du XVI° siècle en voyait de toutes les couleurs, mais il y a des différences essentielles entre lui et nous, et elles ne sont pas à notre avantage.
Dès le ventre de sa mère, l'homme d'aujourd'hui entend le tohu-bohu de la vie contemporaine, des bruits mécaniques agressifs, la perceuse, la moto, la débroussailleuse, la musique discordante, obsédante, creuse et décervelante qui nous poursuit partout, à la radio, à la télé, dans les magasins. L'homme du XVI° siècle percevait les sons de la nature, les cloches, des prières psalmodiées, des chansons, des cantiques, les instruments de musique dont jouait son entourage.
Le monde qui l'entourait était fabuleusement beau, dur, parfois terrible, mais fabuleusement beau: les paysages grandioses et intacts, les maisons sculptées et décorées par leurs habitants eux-mêmes et il mettait vite la main à la pâte, ses jouets étaient faits main, les vêtements étaient confectionnés à la maison, dignes et nobles, chaque broderie était un symbole. La vie était pleine de rites, pleine de sens. Nous n'imaginons même pas la beauté qui régnait alors. Un enfant qui grandissait là dedans et s'y intégrait dès que possible, écoutant les contes, chantant les chansons, fabriquant des objets, utilisant ses mains, ses yeux et ses oreilles à tout moment, dans un cadre de vie ritualisé et sanctifié, où tous les événements avaient un caractère sacré ne pouvait ressembler aux gosses de notre époque, qui grandissent dans un environnement d'une colossale laideur, entièrement standardisé, fabriqué en usine, jetable, privé de sens, destiné aux décharges géantes que la terre ne peut plus absorber. Des enfants qui n'entendent plus de chansons, ne savent au mieux que des variétés ou des refrains de dessins animés, dessins animés qui défigurent tous les contes et leur contenu plein de sagesse et d'enseignement, et qui passent leur vie devant un écran au lieu d'utiliser leurs mains. des enfants dont on confie le développement à l'état, à des enseignants médiocres, et qui arrivent à l'adolescence profondément mutilés, pour nous offrir le spectacle de tristes petits cons agressifs au comportement, en réalité, parfaitement anormal. Pas de crise d'adolescence au XVI° siècle, on ne savait même pas ce que c'était, on était déjà intégré dans l'économie de la famille ou le service du souverain, on était même parfois marié, et cela venait naturellement. Pas de question à se poser sur le choix de son avenir, sur le bonheur ou sur le malheur, on n'était pas sur terre pour être heureux mais pour faire son salut, son devoir de paysan, d'artisan ou de guerrier. Je ne suis pas sûr qu'on était plus malheureux que nous, on avait moins de chances de vivre vieux, et l'on vivait plus durement d'un point de vue matériel, mais on avait la force intérieure que donne la structure d'une telle société, collective et ritualisée, avec tout un héritage de beauté, de sens, de noblesse.
Ce terreau était favorable à la spiritualité, notre mauvaise terre lui est terriblement défavorable, c'est une chose dont il faut prendre conscience. L'homme du XVI° siècle vivait en relation avec tout ce qui l'entourait, avec ses ancêtres, il avait une riche culture collective que l'homme de notre époque n'a plus, son âme était d'une meilleure étoffe, Il suffit de regarder les plantes élevées à coups de pesticides, les fruits et légumes qu''on nous vend, et ce qu'on trouve dans son jardin, cultivé avec amour. Des hommes qui ont manqué de tout sur le plan de l'âme, qui ont poussé de travers sur un mauvais terrain auront beaucoup plus de difficultés à être religieux, c'est à dire reliés entre eux, reliés au cosmos et à l'Origine du cosmos et de toutes choses, que ceux du XVI° siècle dont l'être était irrigué et traversé par tout ce qui est vital, fondamental et sacré.
Il serait important de prendre vraiment conscience de l'appauvrissement culturel et spirituel terrible du monde où nous vivons, et de ne pas limiter la notion de culture à celle de la caste cultivée qui, au fil des siècles, s'est détachée du reste du monde. si vénérables que soient les productions de cette élite intellectuelle, le "peuple obscur" avait sa culture, et elle nourrissait souvent encore celle de la noblesse ou de la bourgeoisie, comme on l'a vu avec la nourrice de Pouchkine, les modulations du chant populaire russe présentes dans la musique de Stravinski, l'amour de Gérard de Nerval pour les vielles chansons françaises, qui inspiraient aussi Marie Noël.
On ne peut établir le diagnostic de notre naufrage, venir éventuellement en aide à nos contemporains hagards, ensauvagés, disons le mot, abrutis, qu'en reconnaissant ce fait et en étudiant attentivement tous ses aspects. Il est vrai qu'alors, on en vient à la conclusion, qu'une réforme de l'école ou autre mesurettes ne changeront rien au fond du problème, que nous devons nous orienter vers un changement radical de vie. C'est cela, ou la fin des temps en accéléré, mais qui sait? C'est peut-être le moment, et dans les épreuves et la dégringolade qui se poursuivront, l'Eglise restera la seule orientation possible, l'étoile dans la tempête.

vendredi 13 janvier 2017

Retour à l'horizon

Cela fait plus d'un mois que je suis revenue, normalement, mon invitation est attendue de façon imminente dans l'agence qui se charge de faire établir mon visa. Me trouver ici, dans un sens, m'a fait des vacances, les deux mois de travaux m'avaient fatiguée. Je suis heureuse d'avoir vu les miens, mes amis orthodoxes de Cavillargues, et ma chère mère Hypandia. Le retour semble à l'horizon, si rien de fâcheux ne se produit.
L'invitation a été prête le jour de la saint Philippe, métropolite de Moscou, pour lequel j'ai une vénération particulière et que je prie régulièrement.
Autour de moi, la France, qui est si belle et que les gens ne savent plus voir, la France où je n'ai pas pu m'enraciner profond, peut-être parce que l'attachement à une patrie est avant tout spirituel. Or les ponts semblent coupés et les sources taries.
Un peuple, c'est une entité, une entité spirituelle et charnelle. Un ami russe me disait: "Nos chansons sont des entités spirituelles que nous capturons un instant et qui s'envolent plus loin, et parfois elles se perdent, on les oublie et plus rien ne peut nous les restituer".  Aussi s'appliquait-il à les retenir et à les transmettre, car elles sont une part essentielle de la mémoire et de l'âme de l'entité spirituelle qu'est le peuple russe, celui de la sainte Russie. C'est aussi une entité culturelle, une entité historique, disons un organisme, un être transversal, passé, présent qui tend vers un avenir. Or ces êtres collectifs que sont les peuples sont partout menacés par des forces corruptrices et dissolvantes qui savent très bien qu'un individu privé de toutes relations avec cette communauté n'est plus qu'un petit élément sans importance qu'on peut ranger dans une boîte et utiliser à sa guise, tant qu'il fonctionne, puis jeter quand il ne sert plus à rien. aussi cherchent-ils à fabriquer, avec nos entités mortes, avec les cadavres de nos peuples assassinés, des sociétés Frankenstein, assemblées de bric et de broc, hétérogènes, bariolées, sans rien de commun entre les individus qui les constituent et qui n'ont plus d'histoire, plus de mémoire, plus d'ancêtres, plus de traditions, plus de foi, plus d'anticorps, plus de défense.
En Russie même, subsistent parallèlement le peuple russe de la sainte Russie, une population post-soviétique, parfois néocommuniste, et les libéraux, qui méprisent leur propre peuple et sont prêts à le livrer aux étrangers.
La division, introduite chez les Russes par le schisme des vieux-croyants, puis l'occidentalisation forcée de Pierre qui a détaché la noblesse de son peuple et fabriqué une classe hétérogène incapable, dans sa sollicitude condescendante ou son mépris déclaré, de comprendre encore d'où elle venait, a permis l'introduction du virus bolchevique et ses conséquences tragiques.
Chez nous, la division est venue avec la Renaissance et le protestantisme qui ont engendré la révolution française et une agonie de deux siècles dont nous voyons les derniers soubresauts.
J'ose espérer que la sainte Russie survivra jusqu'à l'avènement du Christ et résistera aux libéraux comme aux néocommunistes.

jeudi 12 janvier 2017

Le prêtre ivrogne

Trouvant cette publication sur Facebook, j'ai décidé de la placer dans mes chroniques.  Cette histoire me paraît très russe, et très orthodoxe. A Pereslavl, tous les gens que j'ai vus semblent se considérer comme les membres pécheurs d'une communauté humaine en marche vers Dieu où personne n'est parfait, et où personne n'est seul, où aucun représentant de cette communauté n'a de parois étanches: dans cette communauté humaine, certains sont plus clairs ou plus ténébreux que d'autres, certains sont très lumineux, certains ne sont plus que ténèbres sans espoir et pourtant, nous sommes tous solidaires et l'espoir mystérieux des désespérés comme le salut des monstres réside dans cette solidarité que, lorsqu'on se penche sur ses romans dans les universités, on appelle la responsabilité collective dans la pensée de Dostoïevski. 
Qui plus est, à l'intérieur de chaque membre de cette communauté, qu'il soit lumineux ou ténébreux, , certains endroits restent dans la pénombre, d'autres s'éclairent, parfois tour à tour, et rien n'est joué jusqu'à notre dernière heure. Cette prise de conscience amène l'individu à juger et condamner de moins en moins et c'est à cela qu'il doit tendre. Dans cette perspective, on comprend mieux les ascètes et les saints qui se considèrent comme d'abominables pécheurs alors qu'ils sont cent fois meilleurs que les autres et que peu d'entre nous peuvent prétendre à leur élévation spirituelle et à leur immense bonté: ils sont au sommet lumineux de leur chemin personnel vers Dieu en communication avec les abîmes, ils en sont solidaires, et de ce fait comprennent n'importe qui et sont capables de donner un pardon que la plupart d'entre nous ne s'arracherait pas.
L'expérience littéraire fait parfois toucher du doigt cette mystérieuse solidarité humaine où s'effectue une perpétuelle contamination par le mal et une perpétuelle rédemption par le bien, d'une façon quasiment osmotique, comme la lumière d'un cierge éclaire plusieurs visages, ou comme l'ombre se diffuse peu à peu dans une pièce quand le jour disparaît. Et plus cette conscience nous vient, moins nous pouvons nous sentir innocents des péchés des autres, et moins nous pouvons, de ce fait, les juger, car tous les potentiels sont en nous, ou plutôt, nous sommes reliés à tous les potentiels, nos âmes ne sont pas étanches. C'est à la fois terrifiant et merveilleux.
Lorsque l'être devient étanche lorsqu'il n'a plus cette conscience, il est bien rare qu'il enferme en lui de la lumière. Dans ce cachot qu'il devient ne brille plus à la rigueur qu'une ampoule électrique, une clarté blafarde et froide qui ne sert qu'à révéler la pauvreté des lieux.
Mais tant que la circulation se fait, le salut est possible, l'évasion. Les sociétés osmotiques et organiques de nos ancêtres étaient pleines de ponts, de chemins, par lesquels passaient des anges, alors que les nôtres nous enferment dans des cases où nous nous étiolons et devenons plus ou moins fous, comme les animaux que nous élevons et tuons sans plus avoir aucun lien avec eux.

  Le prêtre ivrogne
Le simple prêtre d’un diocèse, dans l’ancien temps, avait l’habitude de commémorer des milliers de noms. Chaque fois qu’il célébrait, il mentionnait tous les noms qu’on lui avait donnés depuis 25-30 ans et plus. Comme il étudiait beaucoup l'histoire ecclésiastique, il commémorait nominativement des empereurs, des reines, des généraux, des patriarches, des évêques – qui avaient tous été orthodoxes. Ainsi, la commémoraison de tous ces défunts durait à peu près trois heures. C’est pourquoi il allait à l'église trois ou quatre heures plus tôt que l'office des Matines. Durant 25 ans il fit ainsi chaque dimanche, jour de fête ou jour ordinaire.
Cependant, il avait un vice. Il buvait. Il buvait trop. Une fois donc, durant une beuverie nocturne, il but jusqu'à l'aube, oubliant que le lendemain il devait célébrer. Et des pèlerins devaient venir assister à cette Liturgie. Il ne s'en souvint qu'à 5.00 h du matin.
Alors, que se passa-t-il? Complètement ivre, il se rendit à l’église pour célébrer. Il ne s’attarda pas à la sainte prothèse car il ne voyait pas les lettres des noms à cause de son ivresse. La divine Liturgie se déroula, la consécration prit fin et il parvint à communier lui même. Toutefois, lorsque le moment fut venu de faire communier les fidèles, l'étourdissement, l'insomnie et la longue veille le firent tomber par terre et le saint calice tomba aussi !
Ce qui se passa ensuite est indescriptible. L'histoire ne dit pas ce qui se passa avec la divine communion répandue par terre. On la ramassa sans doute le plus méticuleusement possible pour la consommer ensuite, tandis que s'ensuivirent, l’incinération du sol, du tapis, des ornements sacerdotaux etc. Lorsqu'il revint à lui, le bon prêtre, tout contrit, se fit tout petit dans un coin et se mit à pleurer à chaudes larmes.
L'évêque apprit tout cela. Il connaissait d'un côté la grande vertu du prêtre et d’un autre côté sa grande passion pour le vin. Il le convoqua, lui dit d'arrêter de célébrer et qu’il l'appellerait dans trois jours pour lui annoncer sa décision. L'évêque réfléchit à la situation sous tous ses angles. Finalement, il prit la décision de réduire le prêtre à l'état de laïque. Il se dit que le jour suivant, il l’appellerait et lui annoncerait sa décision.
Le soir, l'évêque se coucha normalement. Mais que vit-il pendant son sommeil ? Il était assis sur son trône vêtu de son habit, mais portant son étole et son omophorion qui sont les symboles de son pouvoir d'évêque. Des patriarches, des évêques, des archiprêtres, des prêtres, des moines, des rois, des princes, des princesses, des seigneurs, des barons et une multitude de gens de tous rangs, hommes et femmes, jeunes et vieux, et des enfants commencèrent à venir vers l'évêque, tendant les mains, le tirant de façon implorante par l'étole, par
l’omophorion, par la barbe, et le priant tout en pleurant pour la plupart, pour qu’il ne destitue pas le prêtre de ses fonctions. Notre prêtre, notre prêtre, qui nous aidera autant que lui ? Ils avaient tous les mains tendues et suppliaient, criaient et pleuraient : Notre prêtre! L’évêque se réveilla effrayé et en sueur. Il se dit : Comment donc le prêtre aidait-il toutes ces personnes ? Il fit venir le prêtre et l'examina. Stupéfait, il apprit que le prêtre commémorait durant plusieurs heures à la sainte prothèse.
Alors, il lui dit : Si tu me promets que tu ne boiras plus jamais, je ne
procéderai pas à ta destitution, je ne t'infligerai aucun jour de suspension et je te pardonnerai de tout mon cœur. Continue donc à célébrer la sainte prothèse de la sorte, tant que tu vivras. J'avais l'intention de te destituer de tes fonctions aujourd’hui, mais les âmes commémorées ne m'ont pas laissé accomplir ma première intention.
(Publié dans l'excellent bulletin « Orthodoxie n°161*décembre 2016)
http://orthodoxievco.net/