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mardi 9 juillet 2024

La fête des astilbes

 


Depuis mon retour de Moscou, je n’ai jamais eu la paix, car Nina a débarqué à Pereslavl, sans son jules, et brûlant de me voir, et puis une Française d’origine russe dont la fille est à Iaroslavl, avec son mari. Je devais l’héberger dans le studio, mais Aliocha et Neonila sont restés une semaine de plus, et j’avais oublié. J’ai dû la fourrer dans mon atelier. Elle était à peine partie que les journalistes qui m’ont fait rencontrer Victor le blogueur, ont voulu venir fêter chez moi le succès « extraordinaire » des vidéos que nous avions tournées. D’après eux, je deviens une star, et Victor a fait avec moi plus de vues qu’avec n’importe qui d’autre. Et le lendemain, mes locataires ont dîné avec moi, puis ce matin, nous sommes allés à l’église, et au retour, au café français.

Mes locataires, Aliocha et Néonila, ont voulu aller chez le père Ioann, et cela faisait longtemps que je n’y étais pas allée, mais la liturgie est très longue, le père Ioann confesse et communie tout le monde, et du monde, il y en avait. Un jeune homme m’a dit qu’il venait pratiquement tous les dimanches à la liturgie dans cette église. Le père Ioann est venu me demander si j’avais apporté l’icône de l’Archange saint Michel, je lui ai répondu que je ne l’avais pas encore vernie, et qu’il fallait encore attendre que le vernis lui-même sèche. Il voulait faire participer l’icône à la procession du jour, puisque la naissance de saint Jean-Baptiste est la « petite Pâques ». En confession, il m’a demandé si, tout ce temps, j’avais communié. « Non, pas toujours, cela fait deux dimanches que je ne l’ai pas fait.

- Mais pourquoi ?

- Parce que je n’étais pas prête, ou fatiguée. J’avais fait une bouffe dans un restau la veille avec des amis. Ou bien je suis partie à Moscou le matin, et j’ai pris un café pour tenir...

- Mais quelle importance ? C’est très bien de voir des amis...

- Je n’étais pas dans l’ambiance, et puis j’en vois trop, je n’arrive plus à me concentrer sur rien...

- Oui, je sais que vous êtes très sollicitée. Mais il faut communier, prête ou pas prête, il n’y a rien de plus triste qu’une liturgie sans communion. Et puis, rendez-vous compte que vous êtes un peu devenue une sorte d’apôtre, pour nous, il vous faut trouver l’énergie spirituelle pour correspondre à la tâche... Je ne sais pas si vous avez un père spirituel, et ce qu’il pense de cela.

- Il pense comme vous qu’il faut communier le plus souvent possible.»

J’étais ébranlée, parce qu’à vrai dire, je suis souvent en état de grâce, dans cette église, malgré la longueur des offices. J’ai vu qu’une des chapelles était consacrée aux saint hiérarques de Moscou, parmi lesquels le métropolite Philippe. 

Dany trouve que le père Ioann me parle d’une façon qui peut encourager l’orgueil. Mais ses paroles m'ont paru s'adresser à mon insuffisance spirituelle flagrante, car si je remplis un apostolat aux yeux de ce prêtre, je suis bien loin de correspondre intérieurement à la fonction, et la renommée que je commence à connaître me fait souvent plutôt peur. Naturellement, je suis très contente quand mes oeuvres trouvent un écho, j’ai l’impression de ne pas les avoir faites pour rien, et toute ma vie si peu satisfaisante sur pratiquement tous les autres plans trouve là une sorte de sens et de transfiguration, mais souvent, c’est juste ma personne qui suscite l’enthousiasme, et je suis contente qu’on me trouve sympa, mais je ne suis pas non plus une extraterrestre, j’ai toutes sortes de défauts bien humains et bien ordinaires.

Cela dit, je pense en effet que ma venue en Russie répond à une espèce de vocation providentielle qui va bien au delà des raisons matérielles ou politiques, et l’on ne se dérobe pas à ce genre de choses. En même temps, comme tout le monde, j’ai envie d’être tranquille. Etre en vue suscite des réactions positives mais aussi de très mauvais sentiments, comme je l’ai vu lors de mon « procès de Moscou ». Il est difficile de « partir pour le Golgotha » quand on est un vieux machin, et et j’aimerais autant qu’il ne soit pas trop crucifiant.

J’ai vu mon éditrice qui est assez malade et avait du mal à parler, avec le fracas des motos devant l"isba d'en face, on ne s'entendait pas discuter. Elle m'a demandé comment je supportais cela: "Comme je peux..."

 Elle est venue avec le même monsieur que l'année dernière, Victor. Il écrit comme moi ses souvenirs d’enfance, et il a les mêmes problèmes que moi : impossible de procéder par chronologie, si on ne veut pas faire un plat récit factuel et les souvenirs d’enfance ne sont intéressants que lorsqu’ils s’inscrivent dans une époque, dans le destin universel. Il m’a parlé de son oncle, un héros de la résistance, qui dirrigeait un kholkose avec une fabrique de vin, en Crimée. Il a été arrêté par le NKVD parce qu’il avait refusé de fournir plus longtemps en victuailles et en pinard gratuits ses représentants locaux. Victor avait sept ans et dormait avec son oncle. Il a senti dans son sommeil le matelas glisser sous lui. Les tchékistes fouillaient le lit, après en avoir arraché leur proie.

Victor m’a confirmé ce qu’avait dit Soljénitsyne, que les Allemands avaient envoyé leurs SS en stage auprès des tchékistes. Un ami de son oncle, qui avait résisté aux interrogatoires allemands, a craqué à celui de ces derniers et il a témoigné contre son compagnon d’armes. Par la suite, ils ont continué à se fréquenter, l’un pardonnant à l’autre, bourrelé de remords. « On a fait disparaître les meilleurs et les plus courageux d’entre nous », m’a-t-il dit. En sus de la guerre qui a le même effet, et ça continue. En ce moment, les meilleurs hommes de Russie ne sont pas ceux qui se débraillent dans les rues de Pereslavl-Zalesski...

Quand j’ai raconté cela à mes locataires, Nila m’a parlé de son grand-père, lui aussi arrêté. Dès l’enfance, il avait été stigmatisé comme le fils d’un ennemi du peuple. Il a grandi en paria. Puis il est parti au front. Prisonnier, il s’est échappé pour rejoindre les partisans, et il a été ensuite arrêté, comme ancien prisonnier. A l’interrogatoire, on lui demanda de dénoncer ses amis. Mais en tant que fils d’ennemi du peuple, il n’en avait aucun. « Mes amis, a-t-il répondu, ce sont mes livres et mon instrument de musique ».

Aliocha et Nila sont partis hier, ravis de leur séjour.

Mon amie Nina m’a emmenée me baigner au lac, il n’y a pas beaucoup de fond, et beaucoup de taons, mais l’endroit est magnifique, on dirait la mer, ou plutôt une sorte de contrée féérique, avec les blanches constructions du monastère Nikitski et de l’église de Gorodichtché à l’horizon, et toutes les maisons affreuses ne sont pas visibles, c'est un peu comme si, soudain, on se retrouvait au moyen-âge, ou dans un autre monde, qui est le vrai, mais on nous en fait perdre l'habitude. Je nageais sur le dos et voyais des mouettes effilées planer dans l’azur. Puis nous sommes allées dîner dans un café. Le premier était envahi d’enfants braillards et effrontés dont les parents ne jugeaient pas utile de leur dire de mettre un peu sur off, de sorte que nous avons fui dans un autre établissement ignoré des touristes, avec une déco affreuse, de faux style Western, mais très bon, et calme. Cette année je remarque avec chagrin qu’arrive à maturité toute une génération de Russes vulgos qui n’ont plus grand chose de russe, à part la physionomie. Pereslavl commence à me faire penser à la Grande Motte au mois d’août. Ioulia m’avait envoyé une annonce que j’avais prise pour une blague : Poutine aurait signé un ukase pour faire un métro aérien qui irait jusqu’à Pereslavl. A voir ce que Moscou nous déverse comme beaufs débridés cette année, il faudra envisager de déménager sur la mer Blanche...

Nina, qui n’est pas précisément complotiste, car elle ne s’intéresse pas du tout à la politique, m’a raconté avoir rencontré, chez une amie commune, un couple très impliqué dans les manifestations culturelles et l’aide aux enfants, aux vieillards. Le mari est allé proposer à l’Administration de la ville un projet de théâtre de marionnettes. On lui a ri au nez : « Pourquoi faire ? Nous n’avons pas besoin d’éveiller les enfants, cela ne nous intéresse pas du tout. Ce que nous voulons favoriser, c’est la populace. »

Eh bien au moins, c’est franc. Il faut dire que la plupart des gens aux commandes sont eux-mêmes incultes, la culture ne signifie rien pour eux, ils ont un goût abominable et sentent d’instinct qu’une population d’abrutis leur posera moins de problèmes que des gens cultivés et enracinés.

Beaucoup de Russes me demandent ce que je pense des élections. Je ne peux qu’exprimer ma consternation et mon impuissance. Un commentateur russe a dit que finalement, pour la Russie, Mélenchon premier ministre, ce n’est pas mal, parce qu’il veut sortir de l’OTAN et il est contre l’envoi de troupes et d’armes en Ukaine. Pour la France, c’est catastrophique, mais qu’aurait fait Marine le Pen, qui s’est pratiquement alignée sur tous les autres partis politiquement corrects sans en tirer aucun avantage ? On en arrive à des abimes vertigineux de bêtise, de haine et de vilenie. Tous ces imbéciles de castors qui « font barrage » à un fascisme qui n’existe pas, au bénéfice d’un facho-bolchevisme de plus en plus totalitaire et enmafiosé, c’est complètement pathétique, et il n’y a plus rien à dire, juste à attendre le retour de bâton, qui ne leur ouvrira pas les yeux, car ils n’en ont plus, ce sont juste de petites machines à répéter des conneries au signal. Ils sont comme ces poissons des profondeurs qui n'ont plus qu'une gueule pour gober ce qui circule, l'absence totale de lumière rendant inutiles les organes prévus pour la percevoir. Cependant du côté de la droite, ils ne sont pas tous lucides non plus, c’est le moins qu’on puisse dire. Je suis déroutée par la gymnastique mentale qui consiste, par solidarité dans la détestation des Arabes, à traiter de fascistes de gauche ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique d’Israël, alors que si Israël nettoie son territoire des Arabes qui y étaient depuis l’antiquité, ses agents, chez nous, ont toujours soutenu notre invasion et mis au pilori tous ceux qui s’y opposaient. De même, ils soutiennent les Ukrainiens par haine des "soviétiques" comme si nous étions dans les années 30, alors que si quelque chose rappelle les années 30, c'est bien la mentalité de la clique de Kiev, qui n'utilise les crétins néonazis que pour éliminer la population slave orthodoxe et la remplacer éventuellement par des esclaves exotiques.

Quand les motos sont au diable et emmerdent les autres quartiers, et que la radio se tait,  mon jardin devient paradisiaque. Les astilbes fleurissent, et c'est une telle merveille… La lumière chatoie à travers leurs épis vaporeux, et sur les hortensias. J'attends toute l'année cette fête si brève. Je reste sur la terrasse à contempler chaque reflet, chaque nuance, chaque fulgurance, tandis qu'autour de moi, le monde se défait, se débraille, perd toute dignité, toute noblesse, toute beauté et aussi toute miséricorde. Où allons-nous, de la sorte? Je prie saint Nicolas pour les petits enfants tombés aux mains des monstres et pour ceux dont on fait des monstres, qui poussent de travers, parce qu'ils ne reçoivent pas ce qu'ils devraient recevoir, et deviennent idiots, dans le meilleur des cas, et atroces dans le pire.



Les coins de paradis au détour des enfers

Nous rappellent parfois que tout n’est pas sur terre

Fichu, détruit, vendu,

Souillé, bradé, perdu.

Que tout n’est pas figé dans des carcans de fer

Ni tout vivant plié dans le béton sévère,

Pourvu que ce répit dure encore un peu plus.

 

Car les gnomes conçus et grandis dans le bruit,

Dans le faux, le clinquant, le vil et le vulgaire,

Sans avoir plus accès à ces points de lumière

Qui brillent ça et là dans l’infernale nuit,

Souvent ne les voient pas ou d’instinct les haïssent,

Obligatoirement salissent et trahissent

Toute étoile venue de l’espace oublié

Où leurs simples aïeux mettaient tant de beauté.

 

Ils écrasent du pied le papillon léger

Coupent l’arbre liquide et frémissant d’oiseaux,

Ils traquent aussi bien le saint et le héros,

Qu’au bois le loup furtif, ou le renard rusé.

Tout en nous les dérange,

Ils font la chasse aux anges.

Ils n’aiment pas non plus les elfes et les fées

Tout ce qui nous emporte au delà des nuées.

 



Malgré tout, je garde espoir dans les Russes. Nina me parlait de son mari, un être matérialiste et primaire, qui ne s'intéresse qu'à ses fonctions vitales et à son compte en banque. Eh bien il trouve le moyen d'envisager la restauration d'un village du nord où il a grandi, et se rend fréquemment dans un monastère. Il est bien rare que l'équivalent français de ce nouveau riche se préoccupe de restaurer un village ou d'aller faire une retraite dans un monastère. Les plus perdus des Russes conservent encore une espèce de nostalgie de la dimension éternelle qui peut les faire basculer dans une toute autre vie.

4 commentaires:

  1. Bonjour Madame Guillon.
    J'aime votre poème.
    l
    Ma petite внучка Maélia qui a quinze ans pétarade sur sa 50, accroc aux Monster 33cl de toutes les couleurs, soudée à son écran et fuit les livres et l'instruction.
    Et bien, en quelques mois, elle passe d'apprentie mécanicienne moto à coiffeuse, puis palefrenière et enfin, inimaginable, vient de choisir une formation en Eaux et Forêts, loin, dans le fin fond des Vosges !

    C'est inespéré ; y aurait-il, comme vous le dites de ces arrivistes russes, une sorte d'atavisme, de boussole à l'insu de notre plein gré, qui aimante vers le Beau, le Bien ? Ou alors, c'est l'Amour inconditionnel dans lequel elle aura baigné qui fait effet...
    Vous parlez des russes comme je parle des français, tandis que d'autres dans leurs vidéos ne font qu'encensser le modèle russe.
    Aussi, tant que je peux encore bouger avec des douleurs maîtrisables, je veux venir me faire une idée de première main.
    Après le Oтче Наш, j'apprends le Credo en slavon. Avec Валентина, ma prof, je dois encore apprendre à dire l'heure et je pourrai me lancer.

    Bonne journée. Christian.

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    1. Un des héros de mon roman Epitaphe était un routier amateur de hard rock et accro au bruit, jusqu'au moment où il tombe en prison, et se trouve embauché, à sa libération, par un businessman conservateur, à condition qu'il apprenne à jouer de l'accordéon, ce qui change sa vie. Pour la façon dont je parle des Russes, naturellement, cela dépend lesquels, et puis cela dépend aussi des attentes des Français qui font ces vidéos. Je suis profondément imprégnée de culture russe et je souffre de la voir méprisée par les Russes contemporains, comme peut souffrir un Russe épris de culture française venant en France aujourd'hui. Il m'apparaît que la modernité opère de grands ravages dans tous les pays. Ici, par certains côtés, les dommages sont finalement moins grands, et puis on vit comme on veut, avec comme bémol que les autres aussi, et que lorsqu'ils n'ont pas de culture du tout, ils peuvent devenir terriblement emmerdants.

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