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dimanche 26 octobre 2025

Rayons

 

le lac sous un ciel sombre

Il y a quelques temps, une dame russe qui s'occupe spontanément et bénévolement de la tombe de mon père, à Annonay, m'a dit qu'on y avait volé la vasque où elle plantait des fleurs. Une vasque qui était là depuis peut-être le XIX° siècle, ou du moins le début du XX°...Parallèlement, on vandalise ou brûle des églises, quand on ne les détruit pas officiellement. En Corse, cela ne se passe pas si facilement. Les Corses, comme les cosaques, ont la tête près du bonnet et chantent bien. C'est une société encore traditionnelle et rurale. Elle réagit.

Et puis on commence aussi à piller les musées, ce qui me rappelle celui de Bagdad et sa conservatrice en larmes, après l'invasion américaine. Mais à Bagdad, c'était le résultat d'une intervention étrangère, chez nous, bien qu'une fois de plus on mette cela sur le dos des Russes, qui l'ont large, comme l'observait déjà Céline dans les années trente, beaucoup ont le fort soupçon que notre propre gouvernement a combiné tout cela pour des raisons obscures.

Cela me serre le coeur de voir se mettre en place le processus sinistre qui livre déjà6 la France au vandalisme et à la destruction. D'une certaine manière, ce processus se manifeste également ici, et je n'ose penser au genre de mutants que produira tout ceci, ni à ceux qui ne muteront pas et devront partager avec eux un espace vital hideux et étouffant où ils seront en minorité.

Aujourd’hui, j’ai emmené Katia dans son isba, parce que sa voiture est en réparation, une fois de plus. Filimonovo était un très joli village, mais on le défigure à toute vitesse. Les maisons sont recouvertes de plastique façon fausse pierre, ou pourvues d’excroissances hideuses destinées à les agrandir en leur donnant un côté citadin, c’est terrible, cette détestation et le mépris du mutant d’aujourd’hui pour tout ce qui rappelle l’harmonie et la poésie de ses ancêtres. Mais la maison de Katia a été bien restaurée, elle reste très jolie, et l’on s’y sent bien. Elle a refait le poêle, qui est blanc, maintenant, avec des carreaux d’ornement. Elle pense même s’y installer complètement. Car là où elle vit en location, elle n’a plus d’eau depuis plus d’un mois. On refait les canalisations, et une erreur semble avoir été commise quelque part, l’eau revient un jour puis disparait à nouveau, et puis elle n’est pas propre. Anna Panikhina et son mari Andreï nous ont rejointes. Ils ont acquis aussi une isba et la réparent, dans ce village. Ils ont récupéré une isba qui allait être détruite à Pereslavl, l’ont emportée en pièces détachées et vont y faire une maison d’accueil, où l’on pourra faire des fêtes, des mariages, et aussi organiser des stages de différentes activités. Ils projettent d’acquérir l’ancienne maison de la culture soviétique qui tombait en ruines pour en faire un centre culturel, il y a déjà une salle de spectacle, avec une scène, ils ont toutes sortes de projets pour faire revivre ce village et faire acquérir les dernières jolies maisons par des gens qui les sauveront. « D’un côté tout le monde détruit, et nous, on répare, nous faisons ce que nous pouvons. C’est tout de même étonnant de voir que tant de gens, de nos jours, n’ont absolument plus aucun besoin de la beauté,  qu’ils n’en ont même plus aucune notion ». C’est là pour moi le reflet d’âmes complètement mutilées, et le symptôme d’une grave maladie spirituelle de l’humanité, probablement mortelle. En effet, il ne nous reste plus qu’à remplir modestement et obstinément notre tâche d’anticorps sains dans cet organisme en pleine déroute. J’observe que la jeunesse cultivée et généralement moscovite de Pereslavl commence un exode vers les villages environnants, car nous pressentons tous que la malheureuse ville va être achevée par son administration et son gouverneur. « Que peut-on attendre des fonctionnaires ? soupirent Anna et Andreï. Et cependant, il faut garder le dialogue ouvert, ne pas les attaquer à tort et à travers, si nous voulons obtenir quelque chose."

On a l'impression d'une espèce de catastrophe anthropologique, d'une fission de l'humanité. Il y a ceux qui restent humains et ceux qui deviennent Dieu sait quoi et avec lesquels on n'a plus de point de contact, plus de langage commun. Le processus a été enclenché avec la révolution française qui a  "éteint au ciel des étoiles qui ne se rallumeront pas", et "n'avait pas besoin de poètes". Il a continué avec le génocide des Amérindiens, puis la révolution russe, et son grand massacre de paysans et de chrétiens, deux mots alors pratiquement synonymes.




Dany m’a envoyé le témoignage d’une femme sur son expérience de mort imminente. Très étonnant, très détaillé et qui rappelle un peu le début du livre de Ioulia Voznessenskaïa, laquelle s’est très certainement inspirée de récits de ce genre. Donc notre bonne femme rejoint l’au-delà avec l’impression de rentrer chez elle, elle plonge dans la lumière et la béatitude totale et s’entretient, si l’on peut employer ce mot pour une telle conversation, avec une entité inimaginable qui est pur amour. « Tu es Dieu ? lui demande-t-elle (elle était athée).

- Non, je suis plus que ça. »

Déjà, là, je tique, car d’un point de vue sémantique, le terme Dieu désigne justement un principe incommensurable, inimaginable et inconnaissable, donc quel est le problème ? Le problème est que cette femme a une idée complètement caricaturale et rétrécie de ce que recouvre ce terme, donc l’entité ne peut pas être Dieu, elle est « plus que ça ». Elle se lance dans toute sorte de considérations sur la bienveillance, l’amour et cette expérience ineffable, tout en soulignant sans arrêt que « cela n’a rien à voir avec les religions ». Ni avec des dieux aussi triviaux que Jésus Christ ou Bouddha si estimables soient-ils en tant que personnages historiques, et elle ne peut pas les voir autrement. Elle insiste lourdement: son expérience est spirituelle et non pas religieuse, elle ne peut pas admettre qu’elle ait rencontré Quelque chose ou Quelqu’un qui corresponde au méprisable prêchi-prêcha des arriérés chrétiens ou autres. Dans les commentaires, des gens lui reprochent de ne pas discerner le Christ dans son interlocuteur, d’autres les remettent en place : elle dit bien que cela n’a rien à voir. Mais à écouter tout cela, on se demande si elle s’est jamais intéressée aux religions dont elle parle, et qui ne correspondent en rien à la vraie spiritualité qu’elle a découverte. A un moment, elle répond aux commentaires avec indignation. Les gens se disputent et passent complètement à côté du message. Mais c’est quoi, le message ? Que nous attend éventuellement une inconcevable dimension de béatitude et d’amour ? C’est précisément ce que, depuis son avènement, propose le Christ à ceux qui Le suivent. Et c’est là ce que recherchent depuis deux mille ans tous les ascètes de tous les déserts qui nous ont fait part de leur expérience. Certes, il peut exister des expressions dévoyées ou dégénérées de tout cela, des formalismes étroits, doloristes et décourageants, mais enfin à côté du bigot de service, la religion chrétienne regorge de saints, de poètes, d’artistes, de philosophes et d’écrivains qui ont eu des quêtes spirituelles et des révélations véritables où il était précisément question de ce principe d’amour infini. De plus, pour certains d’entre eux, ils n’ont pas besoin même de faire un coma profond pour entrer en contact avec lui. Saint Séraphin de Sarov s’est transfiguré devant et avec son disciple Motovilov qui l’a raconté. Ils étaient tous deux dans une lumière d’un autre monde et dans la chaleur d’un amour absolu et inconcevable, tandis qu’il neigeait autour d’eux. La révélation de cette dame ne l’a visiblement pas poussée à vérifier si dans les traditions religieuses qu’elle abhorre et méprise existait quelque chose de comparable. Elle n’a pas perdu ses préjugés en passant de l’autre côté et en revenant dans le nôtre. Elle ne veut même pas prononcer le mot âme, qui reste pour elle intolérable. Ni celui de communion, qui lui était d'abord venu à l'esprit. Mais c'est bien pourtant de communion qu'il s'agit... C’est dire à quel point les gens sont dans une grande confusion. Elle accepte l’expérience, mais rejette tout ce qui sert à l’exprimer, si tant est qu’elle soit exprimable, depuis la nuit des temps et de l’expérience humaine de communication avec la dimension sacrée et mystérieuse du monde. Ce n’est pas Dieu, c’est plus que ça, ce n’est pas l’âme, c’est autre chose, ce n’est pas la religion, c’est la spiritualité, ce n'est pas la communion, c'est... au fait c'est quoi? C'est pour moi la sobornost orthodoxe, ou médiévale, la mise en relation en Dieu des morts et des vivants, de tout le cosmos. Le père Barsanuphe disait que Dieu était le centre dont chaque existence était un rayon, et que pour entrer en communion, tous ces rayons devaient converger sur Lui, Energie et Source de tout.

 


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