L’expérience de mon amie Alexandrina
Viguilianskaïa me paraît digne d’être portée à la connaissance d’un public
orthodoxe, ou simplement curieux de l’histoire et de la mentalité russes et des
répercussions sur celles-ci des années révolutionnaires, des quêtes semblables
à la sienne, à la recherche d’une mémoire perdue, avec les découvertes miraculeuses
qui s’ensuivent, comme celles des reliques de saint Alexandre Svirski, ou de
saint Séraphim de Sarov.
icône de saint Alexis de Bortsourmani peinte par sa descendante Alexandrina Viguilianskaïa |
Comment s’est-il
produit que je me sois mise à aimer vagabonder,
à me déplacer à travers les villes russes, les villages et les bourgs, à la
recherche de la beauté faite et non faite de main d‘homme ? Comment ai-je
découvert la plénitude de ces endroits à tel
point que je ne puisse déjà plus maintenant m’en passer ? Comment
me suis-je ménagé ce moyen d’échapper à
l’espace étouffant de la mégapole, avec ses rythmes de course à la mort ? J’attendais
le week-end, m’asseyait dans la voiture et franchissait simplement le
périphérique, vers les endroits où commence la vie, où le passé revient et
s’anime, où l’homme acquiert une toute autre perception de soi et du monde
environnant. C’est lors de l’un de ces voyages que se produisit la rencontre
qui allait changer ma vie, bien qu’alors, je ne pusse même pas le soupçonner.
Viazniki. Visages du passé
Dans la ville de Viazniki, région de Vladimir, en parcourant
le merveilleux cimetière de l’église de la Protection de la Mère de Dieu, j’ai
aperçu la tombe du diacre Piotr Viguilianski. Depuis la vignette, sur la croix
métallique, me regardait un homme au visage magnifique. Sa durée de vie :
1872 – 1932. Je ne savais rien de notre homonyme de Viazniki et me précipitai
pour interroger à son sujet le prêtre local. Mais celui-ci se contenta de
hausser les épaules.
Depuis ce jour, je ne pus plus trouver de repos. Je savais
que Viguilianski est un nom de famille clérical et il était évident que le
diacre du gouvernement de Vladimir était d’une manière ou d’une autre lié à
notre famille d’ecclésiastiques. Mais comment ? Que représente-t-il pour
nous tous, Viguilianski d’aujourd’hui ? Et pourquoi l’ai-je trouvé ?
Toutes ces questions me mettaient dans un état entièrement nouveau : je ne
parvenais pas à passer devant et à continuer à vivre comme si de rien n’était,
je devais absolument trouver la réponse. En moi s’était installé le sentiment
précis que le diacre au merveilleux visage m’appelait, me demandait de faire
quelques pas en sa direction, parce qu’il voulait que nous apprissions ce qu’il en était de lui.
Bien sûr, je partageais l’énigme avec papa, l’archiprêtre
Vladimir Viguilianski, et avec mon frère Nika, le diacre Nicolas. Mais ni papa
ni mon frère ne savaient rien sur la tombe, derrière l’autel de l’église de
Viazniki. Mon frère se souvenait d’un vieil album de famille avec des photos de
nos ancêtres, les prêtres Viguilianski, sur lesquels, à part leurs noms écrits,
nous ne savions rien non plus. L’album avait un jour appartenu à la cousine
germaine de papa Elena, depuis longtemps défunte, et quelques années
auparavant, Nika l’avait par miracle obtenu de nos parents lointains. J’avais, je ne sais pourquoi, complètement laissé filer l’histoire de l’album, et je me
précipitai vers mes parents, j’étais impatiente de regarder les visages du
passé. L’album commençait par des photographies de la fin du XIX° siècle avec
une série de portraits de mon arrière-arrière-grand–père, l’archiprêtre Alexis
Viguilianski, un vieillard majestueux avec une superbe barbe blanche. Plus loin
se succédaient des photos de sa femme, Anna Viguilianskaïa, mon arrière-arrière-grand-mère,
de leur beauté de fille Olga Alexeïevna avec ses enfants et son mari, Dmitri
Goubine, et ensuite, déjà les descendants dont le destin nous était plus ou
moins connu.
Où vivait mon arrière-arrière-grand–père, le prêtre
Alexis ? Dans quelle église officiait-il ? Cette église s’était-elle
conservée jusqu’à nos jours ? Comment s’était déroulée sa vie ? Qui
étaient ses ancêtres ? En quoi était-il lié au diacre Viguilianski de
Viazniki ? Ce n’était pas seulement de la curiosité mais l’appel de notre
sang : en fonction d’un sens intérieur jusque là inconnu de moi, je
sentais que je devais ressusciter cette mémoire et que cela n’était pas
indispensable seulement pour moi. D’une façon mystérieuse, je ressentais déjà
la bénédiction des Cieux. C’était la première fois qu’il m’arrivait quelque
chose de pareil, c’était le pressentiment du miracle dont on ne peut se
détourner. Je me mis à prier, j’inscrivis dans mes dyptiques les noms de tous
les Viguilianski qui m’étaient encore inconnus, et il me semblait déjà qu’ils
étaient à mes côtés, justement ici, avec moi, et m’aidaient, et que les temps
se refermaient.
Je tombai sur un site généalogique, où je trouvai tout un
forum sur les prêtres Viguilianski qui avaient officié au XIX° et au XX° siècle dans le gouvernement de Vladimir.
Il s’avéra qu’à Viazniki vivait jusqu’à présent le petit-fils de ce même
diacre, l’historien local Lev Valerianovitch Viguilianski. Le samedi suivant,
sans même attendre l’aube, je montai dans ma voiture et partis à nouveau pour
Viazniki, comptant rendre visite à Lev Valerianovitch dans le musée historique
du coin. Mais à l’entrée de Viazniki, je compris que j’arrivai trop tôt, et que
le musée serait encore fermé. C’est pourquoi je tournai vers la ville voisine,
au joli nom de Mstiora : on avait évoqué sur le forum les prêtres Avrorov,
parents des Viguilanski, qui avaient officié à cet endroit.
Lev Valerianovitch Viguilianski |
A Mstiora, pas de musée historique local, en revanche, il y
a un musée des artisans de Mstiora, ils étaient célèbres pour leurs décorations
de coffrets. Le musée n’était pas encore non plus ouvert, en revanche, je
tombai, par ce tendre matin de juin, sur la paisible rivière Mstiora, ses
nénuphars et les coupoles des églises dans l’aurore estivale. J’errais sur la
berge, regardais le reflet des deux monastères de Mstiora, qu’on venait juste
de restaurer après leur ruine soviétique, et je priais, même pas pour trouver
des parents, mais pour apprendre à remercier. Je sentais tout à fait clairement
que le Seigneur était à mes côtés et qu’il se produisait une sorte de grand
bouleversement, la résurrection de la mémoire, le passé revient et ce qui est
oublié reprend vie.
Je ne passai pas plus de dix minutes au musée de Mstiora et
en sortit avec le numéro de téléphone d’un historien local. Une demie heure
plus tard, nous étions déjà assis à la table de sa cuisine. Il feuilletait un
énorme classeur avec les documents d’archives et l’histoire de la famille
« Viguilianski ». Il se trouve que l’octogénaire Lev Valerianovitch
Viguilianski avait reconstitué sa généalogie jusqu’au plus petit détail, il
avait des renseignements aussi sur des noms proches des Viguilianski, les
Skipetrov, les Avrorov, les Kantov, des prêtres qui avaient officié dans le
gouvernement de Vladimir, de Mourom à Gorokhovets. Il me montrait des
photographies et parlait, parlait, parlait…Des atrocités commises par les
bolcheviques sur la terre de Vladimir, des églises ravagées, des
exploits de ces prêtres martyrs : aucun d’eux ne survécut à l’année 1937.
J’appris la biographie détaillée du diacre Piotr, grand-père de Lev
Valerianovitch, dont j’avais trouvé la tombe il y avait un peu moins d’un mois,
j’appris le tragique destin des autres Viguilianski « de Vladimir »,
parmi lesquels se trouvaient aussi des néomartyrs canonisés.
Cependant, Lev Valerianovitch eut beau examiner les photos
de notre album de famille, il ne put rien me dire sur elles. Il devint évident
qu’ils appartenaient à quelque branche parallèle, et qu’il fallait chercher
leurs traces dans un autre gouvernement.
Lev Valerianovitch était assis auprès de moi et pleurait. Il
lui semblait que le passé n’intéressait déjà plus personne et mon attention
était pour lui un bonheur.
Kourmych. L’église de mon arrière-arrière-grand-père.
En quittant Viazniki, j’écrivis naturellement tout de suite
sur ces destins stupéfiants que je découvrais et dans lesquels se reflétait
tout notre XX° siècle sanglant, notre faute et notre douleur communes. Et les
lettres se mirent à me pleuvoir dessus. Il se produisit que ne trouvant pas de
réponses à mes questions, j’en trouvai par hasard et sans m’en douter, aux
questions des autres. A travers moi, des gens retrouvaient leurs ancêtres,
s’appropriaient leur histoire. Beaucoup, d’après mon récit, s’en allaient
trouver Lev Valerianovitch à Viazniki et revenaient avec des réponses.
Cela me stupéfiait : quelqu’un peut, tout en ayant son
destin en vue et en étant un instrument entre les mains de Dieu, s’avérer de
façon miraculeuse l’artisan du destin d’autres personnes, devenir un chaînon conducteur intermédiaire dans la
chaîne commune de la Providence.
Mais j’étais attendue par une nouvelle découverte. Une des
lettres était venue de Tcheboksary. Une femme du nom d’Elena Okouneva
m’assurait que nous étions parentes : mon arrière-arrière-grand-père, le prêtre Alexis Viguilianski de la photo de
notre album de famille était le frère de son arrière-arrière-grand-mère ;
ils vivaient dans la ville de Kourmych, gouvernement de Simbirsk. Il suffit à
papa d’entendre ce nom, Kourmych, pour s’écrier : « Oui ! Nous
avons trouvé : ce sont eux ! Le lieu de naissance de mon père,
Nikolaï Dmitrievitch Viguilianski, c’est la ville de Kourmych ! »
Avec Elena Okouneva, je commençai à comparer les prénoms et les dates : elle
s’occupait de leur généalogie depuis longtemps
et avait connaissance de mon arrière-arrière-grand-mère, Anna Petrovna
Viguilianskaïa, de sa fille Olga, mon arrière-grand-mère, elle pouvait donner
les dates approximatives de leurs vies. Tout coïncidait. Il ne pouvait y avoir
rien de fortuit : nos ancêtres nous étaient rendus !
Ensuite, nous commençâmes à élucider les détails :
j’appris le prénom d’encore un Viguilianski, le prêtre Paul, c’était mon
grand-père au troisième degré, au milieu du XIX° siècle, il officiait, comme me
le dit Liéna, à l’église de la Dormition du village de Bortsourmani de ce même
district de Koumych. C’est lui qui engendra, en plus de six autres enfants, mon
arrière-arrière-grand-père aux cheveux blancs Alexis de l’album, et l’arrière-arrière-arrière-grand-mère
d’Elena Okounieva, ma cousine au cinquième degré.
En août 2016, c’est-à-dire seulement un mois et demi après
la rencontre de Viazniki, j’étais déjà en voiture et filait à 600km de Moscou,
dans la région de Nijni Novgorod, sur la terre de l’ancien gouvernement de
Simbirsk, vers les endroits dont je n’avais auparavant jamais entendu les noms
mystérieux, vers Kourmych et Bortsourmani. Ma cousine retrouvée Elena venait à
ma rencontre depuis Tcheboksary.
J’arrivai un jour à l’avance, , le 16 août, il me restait un jour avant la date fixée de
ma rencontre avec Elena et pour cette raison, j’allai d’abord à Kourmych dans
l’espoir de retrouver l’église de mon arrière-arrière-grand-père Alexis, consacré,
ainsi que j’avais eu le temps de l’apprendre, à la Nativité de la très sainte Mère de Dieu.
… Je sortis de la voiture et regardai longuement ce qu’il
restait de l’église de mon arrière-arrière-grand-père. J’en faisais le tour,
touchais les murs de briques et à ma joie se mêlait de la douleur. On avait
pratiqué directement dans l’abside de l’autel
une porte avec l’écriteau : « Maison de la Culture de
Kourmych ». La jeunesse commença
bientôt à s’y rassembler et de l’église me parvint la musique endiablée d’une
discothèque…
Et dans mon fort intérieur se levait une émotion
vibrante : leur maison était quelque part ici, mon
arrière-arrière-grand-mère Anna, rondelette, avec son caractère rétif, active,
joyeuse, je la connais d’après les photos, s’occupait du ménage. On sonnait les
cloches pour les matines, mon arrière-arrière-grand-père se hâtait pour aller à
l’office…
Et tous nous sommes issus d’ici, en dépit de tout ce qui
nous sépare dans le temps et l’espace, en dépit des 600 kilomètres de trajet, du
XX° siècle dément et de l’enfer actuel de cette discothèque…
Bortsourmani. On m’a trouvée
Le prêtre Alexis Viguilianski, arrière-arrière-grand- père d'Alexandrina |
Et ensuite, je suis allée plus loin et plus profondément,
encore une génération de plus, dans un village au nom impénétrable de
Bortsourmani : c’est précisément là que naquit mon
arrière-arrière-grand-père Alexis. A Bortsourmani avait officié son père, le
prêtre Paul, mon grand-père au sixième degré, et l’église de la Dormition, je
le savais, avait ressuscité et fonctionnait.
Il me fallut encore parcourir quelques 25 kilomètres pour
que le temps fût définitivement aboli. Je tombai sur la terre promise dont nous
sommes tous issus. Des étendues vertes, des maisons paysannes, des faubourgs,
des chèvres, des coqs et la route, et la colline au loin, et sur la colline
l’église immaculée, tout était d’une beauté absolue, impossible. C’était comme
si j’étais revenue à la maison après une longue absence, ce sentiment de
reconnaissance, on ne peut le confondre avec autre chose. Mais je ne pouvais
supposer quel nouveau choc m’attendait là.
J’arrivai à l’église au son des cloches. Il y avait beaucoup
de voitures et de gens, joyeux, bien habillés, assemblés ici visiblement pour
un cas exceptionnel, c’était pourtant un jour de semaine, un mardi. L’office de
l’agrypnie s’achevait, et je me précipitai impatiemment sur la grand-mère qui
vendait des cierges pour lui demander quelle était aujourd’hui cette solennité.
Il s’avéra que c’était la veille de la fête votive de la Découverte des
reliques de saint Alexis de Bortsourmani, prêtre de cette église, ascète,
clairvoyant, guérisseur, thaumaturge. Et ces reliques reposent justement là,
dans l’église. Je vis la châsse, décorée de fleurs, et m’inclinai sur les
reliques du starets inconnu, je n’avais même jamais entendu son nom. Ensuite,
j’achetai dans la boutique un petit livre avec sa vie, m’éloignai dans le petit
bois à côté afin de m’installer une tente pour passer la nuit : environnée
des miracles qui se produisaient, je n’avais déjà plus peur de rien. Je pris la
vie du saint avant de dormir et mon regard tomba de lui-même sur des lignes qui
me firent battre le cœur : « Neuf ans avant sa mort, le père Alexis
pris sa retraite et laissa la place à Paul Viguilianski, marié à sa
petite-fille du côté de sa fille aînée Nadejda ». Ainsi en une journée,
j’avais récupéré ma généalogie jusqu’à la huitième génération : le prêtre
Alexis Gneouchev, saint divin inconnu, dont j’avais honoré la mémoire
précisément ce jour, s’avérait être mon grand-père au cinquième degré.
Comment raconter ce que j’éprouvais, couchée avec ma
lampe-torche dans la tente obscure, dans la forêt nocturne, à la lisière d’un
village perdu ?
Que ce n’est pas moi qui allais, mais moi que l’on
conduisait, que ce n’était pas moi qui cherchais, mais qu’on m’avait
trouvée ? Devant moi se déployait à nouveau tout un enchaînement de
« hasards » sur cette voie, tous ces arrêts intermédiaires et ces
haltes, quand on ne pouvait encore voir le pont final, mais qu’on entendait
seulement un appel lointain inexplicable, auquel on ne pouvait pas ne pas
répondre. Mon saint grand-père m’avait
pris par la main, déjà là bas, dans la lointaine Moscou, et m’avait amenée à
lui à travers Viazniki, à travers des trouvailles inattendues et des
rencontres, à ne plus pouvoir à présent fermer l’œil, à répéter, couchée dans
mon sac de couchage : « Dieu est glorieux dans ses
saints ! », « saint père Alexis, prie pour nous » !
« Gloire à Dieu ! » C’était comme une seconde naissance. Je lisais les miracles du saint, décrits dans
sa vie, et je comprenais que l’un d’eux, non décrit dans le livre, était en train
de se produire juste maintenant, et de se produire avec moi.
Le jour suivant, le 17 août 2016, je ne l’oublierai jamais.
Toute la colline, autour de l’église, était bourrée des gens qui n’étaient pas
arrivés à y entrer. On servait la liturgie carrément dehors, dans les rayons du
soleil levant. Arriva en hélicoptère à Bortsourmani monseigneur Georges, métropolite de
Nijni-Novgorod et d’Arzamas, quatre évêques et prêtres,venus de tous les coins
de l’éparchie, officièrent avec lui. Il
me semblait que j’étais tombée dans un festin d’un Monde Supérieur, que toutes
les frontières s’étaient ouvertes. Et qu’il n’y avait déjà plus ni temps ni
espace. Je revins à moi-même, à l’état dans lequel, sans doute, doit seulement
exister celui qui a connu une expérience de la foi assourdissante : elle
n’a pu s’ouvrir avec une telle force et une telle profondeur, dans ma
tristesse, qu’à la faveur d’une rencontre avec un miracle authentique, donné
par la grâce et l’amour de Dieu, sans mérite, de façon absolument gratuite.
Rencontre d'Alexandrina (à droite) avec ses cousines retrouvées Yelena et Yekaterina |
Ma cousine Liéna me
reconnut dans la foule à mon expression de stupéfaction, elle ne pouvait sans
doute que la remarquer. Nous nous étreignîmes et j’avais envie de pleurer tant
nos émotions étaient pénétrantes et vives.
Cette rencontre
n’échappa non plus aux journalistes de la télévision de Nijni-Novgorod, je
racontai mon histoire devant les caméras, pour témoigner du miracle et
glorifier Dieu. Après l’office, je m’insinuai jusqu’au métropolite Georges qui
connaît mes parents depuis longtemps et est ami avec eux, je ne pouvais
naturellement pas ne pas partager avec lui ma nouvelle étourdissante. Il me
donna sa bénédiction, posa une main sur mon front et dit : « Eh bien
où sont doc papa et maman ?Je les attends pour l’office, ici, à
Bortsourmani, au mois d’août, dans un an : maintenant, après la révélation
d’un tel miracle, cette fête ne sera pas complète sans eux. Ils seront les
bienvenus. »
Mais papa et maman ne savaient rien encore et s’inquiétaient
dans la lointaine Moscou, se demandant où j’étais encore passée. Depuis
Bortsourmani, je rentrai bien sûr directement chez eux et première chose, nous
organisâmes un office d’action de grâce domestique devant l’icône de saint
Alexis que j’avais rapporté de ses reliques, avec lecture de l’acathiste et du
canon en son honneur. Et ensuite nous eûmes tout le loisir de parler, nous
émerveillant de la Providence divine et de ses voies impénétrables…
Le mois d’août prit fin, la vie laborieuse ordinaire de
Moscou reprit, mais je sentais qu’elle ne serait plus jamais comme avant. Les
récents miracles, qui m’étaient tombés du ciel, avaient retourné mon univers,
l’avaient transfiguré d’une lumière qui n’était pas de ce monde, et à cette
lumière, on ne pouvait pas s’habituer. Le sentiment d’infinie reconnaissance
envers Dieu soulignait et approfondissait celui de ma propre insignifiance, de
mon indignité et du caractère absolument immérité de ce miracle qui m’avait
secouée, précisément secouée, comme un volcan, un tremblement de terre, la
déchirure des cieux. Je comprenais que je devrais désormais servir d’une
manière ou d’une autre, me rendre utile et je me mis à prier pour que le
Seigneur me montrât de quelle façon précisément, je pouvais lui servir, et pour
qu’Il me suggère ce que je devais maintenant faire.
Encore un miracle au sujet de Bortsourmani
Attendant avec impatience les vacances suivantes, je me
préparai à un autre voyage lointain, dans la ville d’Oulianovsk, dans l’espoir
que dans les archives de Simbirsk, je trouverais des informations sur les
prêtres Viguilianski, sur le destin desquels subsistaient encore beaucoup de
questions. J’osais déjà compter sur ce que sur cette voie, je me trouverais
sous l’aile de Dieu, sous sa protection et sa direction et croyais que le voyage ne serait pas sans résultat.
Dans les archives de Simbirsk, le temps s’écoula à nouveau
d’une autre manière, j’appelai ce mouvement « en avant, dans le
passé » : plus profondément je m’enfonçais dans ce qui fut, plus je
m’approchais de moi-même, de quelque chose de capital dans ma vie. Une nouvelle
joie m’attendait : les actes cléricaux des églises du district de Kourmych
s’étaient conservés pour toute la période du XIX° siècle ! Beaucoup
pensaient que ces documents avaient brûlé dans un incendie ; de plus, à
cause de la transformation du gouvernement en régions et districts s’était
produite une confusion, et on ne pouvait pas savoir dans quelles archives
chercher les précieuses indications. Mais elles étaient là, je les ai
lues !
Les registres de
paroisse sont des manuscrits dans lesquels on inscrivait des enseignements sur
les églises et le clergé. En les feuilletant, on trouve immédiatement tous les
éclaircissements, les années de la vie d’un prêtre, son lieu de naissance et
ses études, des indications sur les autres églises où il a officié, ses
récompenses, son bien, la composition complète de sa famille, les dates de
naissance de ses enfants, et même la quantité « d’exhortations »,
les sermons qu’il a prononcés ! C’était une mine d’information : j’ai
presque entièrement reconstruit selon les
dates notre arbre généalogique, j’appris les noms des femmes et des enfants de
nos ancêtres prêtres, explorai les branches apparentées, je vis même leurs
signatures de leurs propres mains, leur écriture, témoignage du souffle vivant
du passé. Fluide, inclinée, rapide, celle de mon
arrière-arrière-arrière-grand-père : « Je soussigné, prêtre Pavel
Ivanov Viguilianski. » Lente, écrite d’une main tremblante, un petit signe
de l’année 1838 de la part de saint Alexis : « Prêtre Alexeï Petrov
Gneouchev, prêtre de l’église de la Dormition …» Une voix venue de loin,
une rencontre ! Et l’empreinte d’une époque tout à fait récente, à la
mesure de l’histoire, la signature de l’arrière-arrière-grand-père de notre album de famille, avec lequel avait
commencé mon enquête : quelques mois auparavant, je me demandais encore
qui il était et maintenant je regardais les petites lettres indistinctes
écrites de sa main et m’étonnai de cette impression de porte grande ouverte…
Enfin s’expliquait aussi le lien mystérieux de notre branche
familiale avec les Viguilianski « de Vladimir » :
l’arrière-arrière-grand-père Pavel avait
étudié au séminaire de Vladimir et était natif de cette terre, mais après ses
études, on l’avait envoyé dans le lointain gouvernment de Simbirsk, à
Bortsourmani, où il se maria avec la petite-fille du saint et devint son
successeur dans l’église de la Dormition. Ainsi les Viguilinaski
s’établirent-ils dans le district de Kourmych pour presque un siècle.
Mais surtout, j’appris où était enterré Pavel Viguilianski.
A l’époque soviétique, on avait complètement anéanti le cimetière de l’église.
Grâce à la piété populaire ne se conserva qu’une seule tombe, celle du
« petit père Alexeï » : il en fut de telle manière que,
retrouvant la mémoire du saint thaumaturge et faisant le ménage sur sa tombe,
les habitants du village le sauvèrent de la ruine et conservèrent pour nous ses
saintes reliques que par la suite, après sa canonisation, l’Eglise Orthodoxe
devait découvrir. Mais les autres tombes, malheureusement, furent nivelées et
ressusciter leur mémoire ne s’est jusqu’à maintenant pas révélé possible. Je
savais à présent d’après les documents d’archives que le père Pavel avait
demandé à être enterré derrière l’autel de l’église de la Dormition, à gauche
du tombeau de saint Alexis. Cette histoire s’est conservée grâce à un signe qui
fut révélé la veille de l’érection de la pierre tombale de Pavel
Viguilianski. Un certain fabricant de poele en briques, Guerassim Tchoudakov
entendit une voix qui lui ordonnait d’élever le monument non pas juste à côté
mais à une certaine distance du tombeau du père Alexis, car le saint devrait
dans l’avenir, « sortir sous forme de reliques », et la pierre
tombale de son successeur pourrait en souffrir.
Ainsi, il me fut confié de restaurer la tombe de mon
arrière-arrière-arrière-grand-père. Je compris alors que j’étais obligée de
prendre en mains encore une cause grande et difficile, essayer de reprendre à Kourmych l’église dans laquelle officiait mon arrière-arrière-grand-père Alexeï
Pavlovitch pour la rendre à l’Eglise, et ensuite seulement penser à la restaurer.
Je décidai de rentrer à travers Bortsourmani : je ne
pouvais manquer l’occasion de m’incliner à nouveau sur les reliques du saint et
de lui demander son aide pour mes nouvelles tâches. L’hospitalier père André,
recteur de l’église, me donna asile pour la nuit et au matin, nous allâmes
ensemble à l’office : je tombai à nouveau dans une fête, c’était celle de l’icône
de Notre Dame de Kazan. Après la liturgie, le père André m’ouvrit la châsse où
se trouvaient les reliques du saint…
Il m’arriva alors une chose dont je ne pus parler qu’à maman
et papa, si intime, profonde et d’un autre monde fut cette expérience. Je me tenais
près des reliques et ne savais quels mots choisir pour prier : je saisis
exactement cette impression, l’impuissance des mots, leur inexactitude, leur
pauvreté pour exprimer l’entière pelote de mes pensées et de mes sentiments, qui allaient de la reconnaissance à la requête que le saint se trouvât toujours
auprès de moi. Et dans cet état
d’impuissance verbale, de mutisme j’entrai intentionnellement dans mes
profondeurs, là où les mots ne sont pas encore nés, où rien n’est nommé, pour
parler avec saint Alexis directement de là bas, pour lui transmettre mon
sentiment tel qu’il était, sous cette forme originelle, nouvelle-née,
informelle et non déformée. Et le saint me répondit, je l’ai su parce que
quelque chose se produisit avec mon corps. Mes larmes se mirent à couler,
précisément à couler, en un flot tellement infini et généreux sur ma poitrine
que ma veste, mon écharpe et tout ce qu’il y avait dessous en furent détrempés. Je dirai maintenant une
chose étrange : je ne pleurais pas ! Cela ne ressemblait pas du tout
à des pleurs habituels, à ce qui se produit quand les sentiments débordent, que
les épreuves sont vives, et le cœur touché. Les larmes coulaient d’elles-mêmes,
comme une réaction à quelque chose qui n’est pas de ce monde, d’inaccessible, de jamais vu. Visiblement, le corps ne connaît pas d’autre
réponse, il ne comprend pas comment se conduire, comment se manifester
autrement dans cette rencontre avec l’incorporel, l’immatériel, le non
terrestre… avec ce qui, probablement, s’appelle la grâce…
Je rentrai chez moi avec un nouveau témoignage de miracle, et
fus à nouveau submergée par un sentiment double déjà familier : de la
reconnaissance mêlée de crainte, de la conscience aiguë de ma responsabilité et
de ma dette, qui réclamait de ma part d’aller à la rencontre du service
irrésistible de Dieu. Je craignais que cela fût au dessus de mes forces. En
chemin se trouvait Viazniki : ce nom géographique était devenu pour moi
symbolique, parlant, reliant toutes choses entre elles, le point de départ de ma
nouvelle vie. Je ne pouvais bien sûr
passer sans m’arrêter près de Lev Valerianovitch Viguilianski. Et nous voici de nouveau assis à la même
table, mais nous nous émerveillons désormais ensembles de ces découvertes
miraculeuses.
Ensuite, l’hiver est venu, et je vécus de longs mois dans
l’attente d’une nouvelle rencontre :
je languissais de Bortsourmani et y retournait mentalement. A la fin
avril, dès que la neige eût fondu, j’emmenai enfin là bas ma plus jeune fille
Lisa, j’avais eu la chance de trouver une petite maison vide juste en face de
l’église : nous nous réveillions le matin, regardions par la fenêtre et ne pouvions en croire notre
bonheur.
Encore à Moscou,
j’avais convenu d’une rencontre avec monseigneur Silouane, évêque de l’éparchie
de Lyskovo : mes nouvelles tâches réclamaient sa bénédiction et sa
participation.Je savais que le 4 mai, l’évêque Silouane allait servir à
Bortsourmani la liturgie de la fête, et
j’espérais le trouver après l’office. Mais le jour même de la fête, il apparut
que monseigneur avait déjà consacré, dans son emploi du temps, une heure
entière à ue convesration avec moi, dans la maison du père André, avant même le
début de l’office. C’était une grande faveur. Je lui racontai tous les détails
de la découverte de mes ancêtres, lui montrai l’album de famille, celui-là même
qui avait récemment suscité tant de questions et dont je savais à présent tout,
je partageai mon chagrin devant le destin de l’église de Kourmych, profanée par
les discothèques, lui parlai du tombeau
retrouvé du prêtre Pavel et de notre désir de le restaurer. L’attention et la bienveillance de
monseigneur dépassèrent toutes mes espérances. Il me soutint dans tous mes
desseins, me donna sa bénédiction pour toutes les démarches indispensables à la cause de la restitution de notre mémoire.
Et pendant son sermon, après la divine liturgie, il répéta mon histoire
depuis l’ambon à tous ses paroissiens et à ses hôtes, et me présenta même comme
l’héritière de saint Alexis et le témoin de nouveaux miracles. Je ressentis à nouveau le caractère immérité
de tous ces honneurs et compris à nouveau qu’il m’était donné incomparablement
plus que ce que j’avais osé demander. Ce même jour, monseigneur me présenta à la
direction du district autonome de Pilnino qui me promit que dans des délais
très courts, déjà cette année, l’église de Kourmych serait rendue à sa
véritable destination.
Le testament d’un saint
Je savais déjà que chaque nouveau détour de cette histoire m’obligeait
à faire un pas de plus, en réponse aux bienfaits reçus. Cela ressemblait à un
déplacement en spirale où, à cjaque cercle, avec la découverte de nouvelles
hauteurs, on exigeait de moi de nouveaux efforts, une ascension au cercle
suivant. Il me restait une question, la plus mystérieuse et intrigante de
toutes celles, devant lesquelles je m’étais trouvée jusqu’à ce moment. D’après la vie du saint, on connaissait l’existence
d’un journal qu’il tenait de son vivant et aurait légué à ses héritiers :
le journal fut conservé d’abord sous l’autel de l’église de Bortsourmani, puis
se transmit de génération en génération d’un prêtre Viguilianski à l’autre. La
dernière lectrice du journal, de toute évidence, fut une habitante de
Bortsourmani, la propriétaire terrienne Maria Pazoukhina, elle était amie avec
l’arrière-petite-fille de saint Alexis, Maria Loutsernovaïa, dans la maison de
laquelle étaient conservés ces écrits au début du XX° siècle. En 1913, Maria Pazoukhina devint l’auteur de
la biographie la plus complète et détaillée du starets et édita une brochure « le
Prêtre Alexis Gnevouchev , athlète de la foi et de la vertu ». Son
contenu est à la base de la vie du saint actuelle. On y trouvait quelques
citations de son journal : c’est grâce à elles que nous connaissons les
miraculeuses révélations dont le starets fut gratifié dans sa vie, les
apparitions du Seigneur et de ses saints.
Le journal fut considéré comme perdu ou brûlé, parce que
depuis ce même moment, il avait disparu sans laisser de traces. Mais je
caressais l’espoir que ce journal qui nous était légué et destiné, à nous ses
descendants, était possiblement vivant et gisait dans quelques archives,
attendant son retour. Je cherchai les traces du journal dans la bibliothèque
nationale de Moscou et, ,e trouvant rien de ce qui était sur ma liste,
commandai le livre de l’archiprêtre Alexis Skala, un recueil de vies de saints
de la province de Simbirsk. Il y a aussi dans ce livre un chapitre sur saint
Alexis de Bortsourmani. Qu’est-ce qui m’a
poussée à commander un livre qui m’était déjà connu depuis longtemps, je ne
sais pas : selon la logique des choses, le relire n’avait aucun sens. Mais
je le fis, sans doute pour prendre simplement dans les mains un livre de papier
vivant. J’étais assise dans la salle de lecture et suivais lentement des yeux
le texte familier. Mais vers la fin, je me pressai : il y avait dans le livre une photographie d’une
page du journal du saint… La photographie n’avait pu surgir que de nos jours,
le père Alexis Skala avait peut-être tenu le journal dans ses mains et donc, il
s’était tout de même conservé ! Malheureusement, l’auteur n’était déjà
plus de ce monde, et éclaircir où il avait précisément trouvé les précieux
écrits ne semblait pas possible. En revanche, j’appris que le père Alexis avait
vécu à Oulianovsk, et la réponse venait d’elle-même : le journal, très
probablement, était conservé dans ces mêmes archives qui m’avaient déjà aidée
plus d’une fois.
Obtenant avec difficulté un congé, je filai une fois de plus
à Oulianovsk. Il s’avéra sur place que les archives allaient fermer pour cause
de déménagement. Je sentis à nouveau que se produisaient des événements que je
ne pouvais remettre à plus tard. Je m’installai dans le même hôtel qu’à l’automne,
il est à deux minutes à pied de la salle
de lecture, et j’avais juste à descendre
de mon abri provisoire au numéro symbolique de 2017, à traverser la route pour m'enfoncer à nouveau dans la profondeur des siècles, où m’attendait encore une
rencontre fatidique.
Le fond n°134, opus n°8, affaire 999, ces chiffres du
catalogue d’archives sont devenus pour moi les coordonnées de la découverte la
plus énorme et la plus retentissante de toutes mes recherches : on me
tendit le dossier inestimable avec le matériel de la recherche que mena le
consistoire spirituel de Simbirsk en 1913. «Sur l’élévation au rang des saints
du prêtre de l’église du village de Bortsourmani du district de Kourmych, A.P.
Gneouchev ». C’est seulement la Première Guerre mondiale, la révolution,
et les terribles décennies de pouvoir athée subséquentes qui empêchèrent alors la
canonisation du saint. Le matériel de ce travail minutieux a sombré dans l’oubli :
en 2000, quand l’affaire de la canonisation du prêtre Alexis Gneouchev fut
restaurée, ces précieux documents ne furent pas trouvés. Mais je le tenais à
présent dans les mains, ce dossier, caché de tous pendant tout un énorme siècle !
Le journal de saint Alexis était ajouté à tous les autres éléments du dossier,
pas seulement un témoignage de sa vie et de ses miracles, mais un objet sacré
de toute l’Eglise Orthodoxe.
La dimension de ce qui venait de se produire ne pouvait déjà
plus m’entrer dans la conscience : moins d’un an auparavant, j’avais
répondu presque sans y penser, sans le vouloir à un appel confus, qui m’était
apparu de façon inexplicable d’on ne sait où, soudainement et étrangement, pour
maintenant acquérir le journal de saint Alexis, que notre Eglise avait si
longtemps attendu. Je m’appliquai à ces
pages précieuses et ne pus à nouveau trouver les mots pour exprimer ma
gratitude. Je me persuadai de mes
propres yeux de la nature miraculeuse des événements, envoyés d’en haut, de
leur capacité à surgir les uns des autres, à se transfigurer, à s’enrichir de nouvelles significations à chaque détour de la route.
Je recopiais le journal du début à la fin, un mot après l’autre.
Je répertoriai tous les matériaux de l’affaire : les témoignages de
miracles, accomplis par les prières du saint, ses prophéties et ses guérisons,
qui n’étaient jusqu’à présent connues de personne, les dépositions de témoins
oculaires, les lettres de sa fille spirituelle, l’higoumène du monastère d’Arzamas,
mère Maria Akhmatova… Tous ces matériaux sont maintenant inclus dans une
nouvelle vie du saint, un travail que j’ai achevé ; devant moi, il reste
la pose d’une croix sur le tombeau de mon grand-père au sixième degré, la
restitution de l’église dans laquelle officia mon
arrière-arrière-grand-père. Mais c’est
déjà le lot du futur, que je regarde seulement pour l’instant le coeur battant,
et des voies impénétrables du Seigneur.
Alexandrina Viguilianskaïa
Traduction Laurence Guillon