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lundi 5 février 2018

Lueurs à la dérive

 
Dima n’avait jamais été amoureux d’une personne concrète. Trop différent des enfants de son âge, il préférait à la leur la compagnie de ses parents et de leurs amis et avait été, jusqu’à présent, très solitaire. Nadia lui semblait une sorte de cadeau inattendu, comme lui solitaire et sensible, et si blonde, si jolie et si fraîche, si sincère. Bien qu’il redoutât de la compromettre, il ne pouvait se résoudre à la repousser, maintenant qu’elle lui avait tendu la main, et il se rendait régulièrement et le plus discrètement possible à l’isba bleue. Il se prenait même à espérer que finalement, les choses s’arrangeraient, que sa mère et lui pourraient reprendre une vie à peu près normale, avec de nouveaux amis, avec le père Vassili et sa femme, avec Nadia et sa bonne grand-mère et, le moment venu, il épouserait Nadia, lorsqu’ils seraient tous deux devenus assez grands.
Il montrait ses dessins à Nadia et il fit même son portrait que la grand-mère accrocha entre deux fenêtres, en lui adressant beaucoup de compliments. C’était un bon portrait au crayon, rehaussé à l’aquarelle. Les yeux de Nadia y projetaient deux flaques bleues, vives et rondes.
Il lui montra même son journal, illustré par ses soins, où il racontait son histoire, entremêlée de poèmes. Il y avait refait de mémoire, à l’encre de chine, le terrible portrait de Pavel Nikiforovitch Miasnikov et aussi celui de son père, tel qu’il pouvait se le rappeler, dans son atelier, au milieu de ses objets familiers et de ses icônes. Ce journal, il l’enfermait dans une boîte qu’il tenait cachée sous le bûcher du père Vassili. Nadia n’aurait jamais osé, à sa place, écrire ce qu’elle pensait et ne songeait jamais sans un serrement de cœur à ce qui se passerait si le cahier était trouvé et lu. « Je ne peux pas le détruire, lui disait Dima, c’est tout ce qui restera de moi. 
- Alors il faut vraiment bien le cacher et ailleurs que chez le père Vassili. »
Dima hochait la tête. Il ne savait pas où mettre cet objet encombrant qui était son bien le plus cher. S’il l’enfouissait quelque part, il moisirait, il serait perdu, oublié, tout cela aurait été écrit et dessiné en vain.

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  Un jour qu’il se rendait chez Nadia, il vit la grand-mère qui s’apprêtait à sortir: « Où allez-vous? S’enquit-il.
- Faire un tour, répondit la grand-mère. Je ne m’attarderai pas. »
  Nadia accueillit Dima dans l’isba où la bouilloire chantait, où les attendaient des crêpes et de la confiture. Le garçon fit son signe de croix devant l’icône et prit une pomme que lui tendait la petite fille: « Où va-t-elle, ta grand-mère? Il fait nuit... »
  Nadia versa de l’eau bouillante dans la théière: « Elle va à l’église, souffla-t-elle, j’en suis sûre.
- Laquelle? Il n’en reste aucune...
- Celle qui est en ruines.
- Mais c’est plein d’ivrognes là-bas et de militaires en bordée...
- Je suis sûre qu’elle y va.
- Et toi, tu n’y vas pas?
- Moi, j’ai peur. »
Dima sourit: « Tu as raison, il vaut mieux ne pas y aller et ta grand-mère n’est pas raisonnable. C’est drôle, beaucoup de grand-mères n’ont peur de rien et c’est vrai, que peut-il encore leur arriver? Elles sont vieilles...
- Et toi, tu aurais peur d’y aller?
- Non, répondit le garçon avec un petit rire sans joie, moi non plus je n’ai plus peur de rien, parce que ma vie ne vaut plus grand chose: aujourd’hui ou demain, maman sera arrêtée et moi, on m’enverra dans un orphelinat ou peut-être qu’on m’arrêtera aussi, j’ai l’âge. Et toi, au fait, quel âge as-tu?
- Douze ans. »
Dima reposa la crêpe qu’il était en train de manger et resta silencieux, les yeux baissés: « Je te trouve très belle, Nadia, dit-il et si je n’étais pas, pour ainsi dire, déjà mort, j’aurais aimé t’épouser lorsque nous serons tous deux assez grands pour cela. Mais nous ne serons jamais grands. »
Nadia se mit à pleurer et il la prit dans ses bras: »Peut-être que Dieu nous sauvera... souffla-t-il.
- Tu crois qu’il peut nous sauver? Demanda Nadia.
- Je ne sais pas... Je crois que notre Dieu souffre et tous ceux qui Le touchent de près ou de loin souffrent aussi, à cause de ceux qui Le haïssent. Mais je pense qu’il peut nous garder de jamais ressembler à ceux qui L’offensent. »
Nadia regarda briller, dans l’échancrure de sa chemise, une petite croix pareille à celle que l’institutrice lui avait confisquée autrefois. « Emmène-moi à l’église, chuchota-t-elle. Je voudrais savoir ce que grand-mère y fait.
- Je ne crois pas qu’elle serait contente.
- Elle ne le saura pas. »
Dima fit la grimace mais s’habilla cependant. Tous deux sortirent dans la nuit bleue que la neige éclairait. Ils se faufilèrent par les chemins qui longeaient les enclos jusqu’à l’ancien cimetière et aux ruines de l’église, au dessus de la Volga. De loin, ils entrevirent une lueur presque imperceptible et, le cœur battant, s’approchèrent du porche. Au fond de la nef, là où autrefois se dressait l’iconostase, palpitait la flamme minuscule d’un cierge qui brûlait tout seul, sur les décombres de la coupole. Des flocons scintillants descendaient sur lui, comme si les étoiles suspendues dans l’échancrure noircie des voûtes éventrées, avaient semé, entre deux nuages, un pollen céleste. « Elle est venue prier, tu vois... » Chuchota Dima.
Ils firent quelques pas à l’intérieur. Sur un pan de mur couvert de souillures et de graffiti orduriers, on distinguait encore un fragment de fresque. Le Christ y était représenté assis, dans une longue tunique blanche, entouré de petits enfants qu’il enveloppait d’un geste protecteur. « Si on se mariait? Souffla Nadia. Si on se mariait ici? Tu vois, le Dieu de grand-mère nous regarde et nous pourrions nous marier devant Lui et personne ne pourrait plus nous séparer.
- Il nous faudrait des couronnes... » observa Dima.

Nadia se mit à arracher des herbes sèches et à les tresser entre elles, comme elle le faisait des fleurs en été et des feuilles en automne. Cela leur fit des couronnes de dentelles noires, des couronnes mortes où se prenait la neige et ils se regardèrent, main dans la main. Dima se pencha pour cueillir le cierge et sourit: « C’est un cierge de  mariage que ta grand-mère a laissé là. Un cierge pour deux. » Ils croisèrent leurs doigts sous la petite flamme jaune et prièrent en silence le Dieu en robe blanche de les protéger et de les unir à jamais. Puis Dima sortit son journal de la poche de sa veste et il écrivit dessus au crayon: « Aujourd’hui, je me suis marié avec Nadia ». Puis il le remit dans sa boîte et dans la pochette de tissu dont il l’enveloppait et se mit à creuser sous une dalle de l’église qui s’était soulevée. Il enfouit le paquet, remit la pierre en place et se signa: « Tu vois, Nadia, souffla-t-il, j’ai trouvé la cachette qu’il faut, pour mon journal. S’il m’arrive quelque chose, tu sauras qu’il est là... » Nadia se laissa tomber sur sa poitrine et il pencha la tête pour l’embrasser comme au cinéma, sur la bouche. Elle se laissa faire en tremblant, les joues écarlates, les doigts crispés sur sa nuque, puis, se dressant sur la pointe des pieds, elle couvrit tout son visage de baisers chauds et pressés. Alors ils s’étreignirent en pleurant et restèrent un long moment serrés l’un contre l’autre, les mains entrelacées.


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