Il
montrait ses dessins à Nadia et il fit même son portrait que la grand-mère
accrocha entre deux fenêtres, en lui adressant beaucoup de compliments. C’était
un bon portrait au crayon, rehaussé à l’aquarelle. Les yeux de Nadia y
projetaient deux flaques bleues, vives et rondes.
Il
lui montra même son journal, illustré par ses soins, où il racontait son
histoire, entremêlée de poèmes. Il y avait refait de mémoire, à l’encre de
chine, le terrible portrait de Pavel Nikiforovitch Miasnikov et aussi celui de
son père, tel qu’il pouvait se le rappeler, dans son atelier, au milieu de ses
objets familiers et de ses icônes. Ce journal, il l’enfermait dans une boîte
qu’il tenait cachée sous le bûcher du père Vassili. Nadia n’aurait jamais osé,
à sa place, écrire ce qu’elle pensait et ne songeait jamais sans un serrement
de cœur à ce qui se passerait si le cahier était trouvé et lu. « Je ne
peux pas le détruire, lui disait Dima, c’est tout ce qui restera de moi.
-
Alors il faut vraiment bien le cacher et ailleurs que chez le père Vassili. »
Dima
hochait la tête. Il ne savait pas où mettre cet objet encombrant qui était son
bien le plus cher. S’il l’enfouissait quelque part, il moisirait, il serait
perdu, oublié, tout cela aurait été écrit et dessiné en vain.
u
Un jour qu’il se rendait chez Nadia, il vit
la grand-mère qui s’apprêtait à sortir: « Où allez-vous? S’enquit-il.
-
Faire un tour, répondit la grand-mère. Je ne m’attarderai pas. »
Nadia accueillit Dima dans l’isba où la
bouilloire chantait, où les attendaient des crêpes et de la confiture. Le
garçon fit son signe de croix devant l’icône et prit une pomme que lui tendait
la petite fille: « Où va-t-elle, ta grand-mère? Il fait nuit... »
Nadia versa de l’eau bouillante dans la
théière: « Elle va à l’église, souffla-t-elle, j’en suis sûre.
-
Laquelle? Il n’en reste aucune...
-
Celle qui est en ruines.
-
Mais c’est plein d’ivrognes là-bas et de militaires en bordée...
-
Je suis sûre qu’elle y va.
-
Et toi, tu n’y vas pas?
-
Moi, j’ai peur. »
Dima
sourit: « Tu as raison, il vaut mieux ne pas y aller et ta grand-mère
n’est pas raisonnable. C’est drôle, beaucoup de grand-mères n’ont peur de rien
et c’est vrai, que peut-il encore leur arriver? Elles sont vieilles...
-
Et toi, tu aurais peur d’y aller?
-
Non, répondit le garçon avec un petit rire sans joie, moi non plus je n’ai plus
peur de rien, parce que ma vie ne vaut plus grand chose: aujourd’hui ou demain,
maman sera arrêtée et moi, on m’enverra dans un orphelinat ou peut-être qu’on
m’arrêtera aussi, j’ai l’âge. Et toi, au fait, quel âge as-tu?
-
Douze ans. »
Dima
reposa la crêpe qu’il était en train de manger et resta silencieux, les yeux
baissés: « Je te trouve très belle, Nadia, dit-il et si je n’étais pas,
pour ainsi dire, déjà mort, j’aurais aimé t’épouser lorsque nous serons tous
deux assez grands pour cela. Mais nous ne serons jamais grands. »
Nadia
se mit à pleurer et il la prit dans ses bras: »Peut-être que Dieu nous
sauvera... souffla-t-il.
-
Tu crois qu’il peut nous sauver? Demanda Nadia.
-
Je ne sais pas... Je crois que notre Dieu souffre et tous ceux qui Le touchent
de près ou de loin souffrent aussi, à cause de ceux qui Le haïssent. Mais je
pense qu’il peut nous garder de jamais ressembler à ceux qui
L’offensent. »
Nadia
regarda briller, dans l’échancrure de sa chemise, une petite croix pareille à
celle que l’institutrice lui avait confisquée autrefois. « Emmène-moi à
l’église, chuchota-t-elle. Je voudrais savoir ce que grand-mère y fait.
-
Je ne crois pas qu’elle serait contente.
-
Elle ne le saura pas. »
Dima
fit la grimace mais s’habilla cependant. Tous deux sortirent dans la nuit bleue
que la neige éclairait. Ils se faufilèrent par les chemins qui longeaient les
enclos jusqu’à l’ancien cimetière et aux ruines de l’église, au dessus de la
Volga. De loin, ils entrevirent une lueur presque imperceptible et, le cœur
battant, s’approchèrent du porche. Au fond de la nef, là où autrefois se
dressait l’iconostase, palpitait la flamme minuscule d’un cierge qui brûlait
tout seul, sur les décombres de la coupole. Des flocons scintillants
descendaient sur lui, comme si les étoiles suspendues dans l’échancrure noircie
des voûtes éventrées, avaient semé, entre deux nuages, un pollen céleste.
« Elle est venue prier, tu vois... » Chuchota Dima.
Ils
firent quelques pas à l’intérieur. Sur un pan de mur couvert de souillures et
de graffiti orduriers, on distinguait encore un fragment de fresque. Le Christ
y était représenté assis, dans une longue tunique blanche, entouré de petits
enfants qu’il enveloppait d’un geste protecteur. « Si on se mariait?
Souffla Nadia. Si on se mariait ici? Tu vois, le Dieu de grand-mère nous
regarde et nous pourrions nous marier devant Lui et personne ne pourrait plus
nous séparer.
-
Il nous faudrait des couronnes... » observa Dima.
Nadia
se mit à arracher des herbes sèches et à les tresser entre elles, comme elle le
faisait des fleurs en été et des feuilles en automne. Cela leur fit des
couronnes de dentelles noires, des couronnes mortes où se prenait la neige et
ils se regardèrent, main dans la main. Dima se pencha pour cueillir le cierge
et sourit: « C’est un cierge de
mariage que ta grand-mère a laissé là. Un cierge pour deux. » Ils
croisèrent leurs doigts sous la petite flamme jaune et prièrent en silence le
Dieu en robe blanche de les protéger et de les unir à jamais. Puis Dima sortit
son journal de la poche de sa veste et il écrivit dessus au crayon: « Aujourd’hui,
je me suis marié avec Nadia ». Puis il le remit dans sa boîte et dans la
pochette de tissu dont il l’enveloppait et se mit à creuser sous une dalle de
l’église qui s’était soulevée. Il enfouit le paquet, remit la pierre en place
et se signa: « Tu vois, Nadia, souffla-t-il, j’ai trouvé la cachette qu’il
faut, pour mon journal. S’il m’arrive quelque chose, tu sauras qu’il est
là... » Nadia se laissa tomber sur sa poitrine et il pencha la tête pour
l’embrasser comme au cinéma, sur la bouche. Elle se laissa faire en tremblant,
les joues écarlates, les doigts crispés sur sa nuque, puis, se dressant sur la
pointe des pieds, elle couvrit tout son visage de baisers chauds et pressés.
Alors ils s’étreignirent en pleurant et restèrent un long moment serrés l’un
contre l’autre, les mains entrelacées.
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Le livre et sa couverture sont mon oeuvre.
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