J’ai vu le père Basile au café français. De passage chez nous, il voulait rencontrer Gilles, ils ont comme ami commun le général que j’ai rencontré il y a quelques temps. Il s’est livré, pour une fois qu’il tenait des Français, à sa passion des calembours. Il était accompagné de son fils spirituel de Iaroslavl, chez qui j’avais passé une soirée et même une nuit, avec sa femme et sa belle-mère, mais je ne l’ai pas immédiatement reconnu, je m’en suis tirée en lui disant, ce qui n’est pas faux, que c’était à cause de sa soutane. Il est en train de devenir diacre. Dans Pereslavl, beaucoup de gens me connaissent, « tout le monde vous connaît » m’a dit l’évêque. Mais je n’arrive pas vraiment à me mettre cela dans la tête. Pour éviter de commettre des impairs, de blesser les gens, et cela d’autant plus que je n’y vois pas très clair, j’ai souvent un demi sourire égaré lorsque je croise le regard de quelqu’un, dans la rue, et je réponds avec empressement si on me salue, ou je reste avec mon air con si on ne le fait pas !
J’ai passé trois jours à
Moscou, pour la fête de l’Exaltation de la Croix. Les vigiles étaient
magnifiques, Liéna et son choeur se sont surpassés, et toujours avec sobriété.
Les prêtres vêtus de rouge et d’or, comme l’automne lui-même, sous les voûtes
bleues, devant l’iconostase doré, parmi tout un jardin de cierges. Et moi,
j’arrivais même à décoller de terre, recueillie et sereine, portée par l’ange
de la joie.
J’ai réussi à voir Skountsev, je l’ai rejoint chaussée des Enthousiastes, dans son studio de travail, et il m’a aidée à accorder les gousli, puis il m’a proposé d’aller voir Sacha Joukovski dans son local, à l’autre bout de la ville. J’ai accepté, parce que je n’avais pas vu Sacha depuis très longtemps. Il a fait tellement de progrès dans son art, ses vielles sont esthétiques, avec un son bouleversant, et il a même fait un violon, destiné à la musique populaire, et taillé dans une seule pièce de bois, que Skountsev a acheté pour l’offrir à son fils Fédia. Sacha nous a lu la lettre d’un violoniste classique passionné par les instruments populaires qui lui avait acheté un instrument semblable et qui s’en sert pour jouer de la musique baroque ! Mes deux bonshommes ont joué et chanté ensemble, puis nous avons pris le thé, et je ressentais une nostalgie pleine d'amour mais poignante: nous étions tous les trois en sursis, comme des gens qui profitent de leurs derniers jours de vacances, mais nous, c’est la vie qui nous quitte. Nous sommes environnés de jeunes adultes qui ont vieilli et d’enfants qui deviennent adultes. Mais nous continuons à nous passionner pour ce qu’on nous a transmis et que nous tentons de transmettre.
J’ai proposé à Sacha de lui
offrir un dessin qu’il aime en échange de la réparation de ma vielle. Il ne
voulait pas le faire, parce qu’il me trouvait trop stupide, de l’avoir
bousillée d’abord, et d’en avoir confié la réparation à Skountsev ensuite, mais il ne
ne s’en souvenait plus du tout, et m’a promis de la regarder.
Je pensais qu’il était vital pour moi de voir plus souvent des gens comme eux.
Plusieurs de mes connaissances européennes envisagent l'émigration. C’est que cela ne va
plus du tout. C’est que les choses se précipitent. Ca va mal tourner. Ils sont prêts à tout pour la faire,
leur guerre, et hâtent leur programme d’asservissement numérique des
populations, j’en ai froid dans le dos. Ils multiplient les provocations, les
glapissements, les cris de haine, les inversions accusatoires, la Russie
prévient d’un prochain faux drapeau qui pourrait servir de prétexte. Medevedev,
spécialiste des déclarations musclées, a posé lui aussi un diagnostic auquel
j’adhère totalement. Il dit qu’il n’y aura pas de guerre, car les Russes n’en
veulent pas, elle ne leur est pas nécessaire, ils se fichent éperdument de
l’Europe, où il n’y a rien à prendre et où ils ne sont jamais venus en
conquérants, les Russes veulent mettre en valeur leurs propres territoires et
ceux qu’ils ont récupérés dans le Donbass. Envahir l’Europe, pourquoi
faire ? Un conglomérat de pays ruinés par leurs propres dirigeants,
envahis sous l’impulsion des mêmes par des migrants inassimilables et violents,
et en pleine dégradation morale et culturelle. Mais ajoute-t-il, le problème
avec les incompétents enragés, c’est qu’on ne sait jamais de quelles conneries
ils peuvent être capables, et qu’ils pourraient en commettre une qui ne
laisserait plus le choix.
J’ai vu à la télé française une espèce de bonne femme raconter des « fables de la jument bleue » comme on dit ici: le Goulag n’a jamais été plus dur, ni plus bondé de dissidents, Brejnev à côté,et même Staline, c’était la grande liberté, on interne même les enfants, mais c’est totalement n’importe quoi... Certes, beaucoup de gens ironisent (avec parfois beaucoup d'humour) sur tout ce délire, mais il y en a qui marchent. Des connards de droite, par anticommunisme, comme s’ils avaient été congelés depuis les années trente et venaient juste de se réveiller. Et des connards de gauche, des bobos, par conformisme woke, des mutants de l'après soixante-huit bien dressés à penser comme tout le monde. Le fils libéral d'une amie avait été arrêté et mis au frais pendant quinze jours, pour avoir participé à une manif illégale, mais d’une part, il avait été très bien traité, et d’autre part remis à sa maman qui avait déclaré aux flics qu’il eût fallu secouer davantage les puces à cette espèce de crétin. Pour ma part, je serais pour envoyer ce genre de gamins au Donbass, non pour y faire la guerre, mais pour aider la population et discuter avec elle de ce qui se passe.
Dans un fil de commentaires sur Facebook, une personne a décidé que j'étais un robot de l'IA, parce que mes arguments la déconcertaient!
Pour me changer les idées, je suis allée dessiner à Falelieievo. Quand on dépasse l’église, on voit que les maisons moches ont poussé là bas aussi, mais cela reste très beau, grâce à la nature, à l’espace qui s’ouvre sous le ciel. Et puis, il y a encore des animaux, une vie rurale. Je me suis assise pour dessiner au bord d’un champ qui se perdait sous les nuages, et des chèvres y paissaient, et puis des vaches. Quand les chèvres se sont aperçues de ma présence, elles sont arrivées ventre à terre, curieuses et amicales, tout le monde voulait de l’attention, fini le dessin, j’avais peur qu’on ne broute mon bloc de super papier pastel. Aux chèvres s’est joint un jeune taureau très joli, petit, bourru et couleur sable, avec un nez noir humide, assez timide, presque encore un veau. Je suis partie avec eux vers la voiture, face au vent d’automne, gris et plein de lueurs, au grand clocher crevassé de lumière.
Puis aujourd'hui, je suis allée dessiner sur le
« val », et le résultat est très satisfaisant. Je dessine comme je le
sens, et Pacha Morozov m’a dit que lui aussi, qu’il n’essayait plus de
« bien peindre », mais de s’amuser, et c’est ce que je fais. Il
faisait un temps merveilleux, très froid le matin, il a même gelé, mais
ensoleillé, doux et frais dans la journée avec un ciel d’un bleu profond, un
ciel d’enluminure. Les mésanges ont commencé à venir voleter devant ma fenêtre. J'ai le coeur serré quand je vois les fleurs pencher sous le gel, les fougères se rétracter, la vie disparaître pour six mois.