Nous nous enfonçons dans l'automne et les ténèbres, il pleut beaucoup, avec un vent froid, de brusques éclairs de soleil, brefs et rares. Mon ordinateur était en panne, internet aussi, et je ne savais lequel des deux était en cause. J'ai mis longtemps à trouver quelqu'un pour m'aider, un ami de Vitalina qui bosse pour mon fournisseur. Il m'a dit que d'une part, je n'avais pas payé ce dernier, je croyais avoir installé un prélèvement automatique, mais ici, c'est aléatoire, et d'autre part, il y avait effectivement des problèmes qu'il a réglés.
Au café, j’ai vu une vieille
dame russe très intelligente, je ne sais pas ce qu’elle fait, mais elle semble
très cultivée, et d’un esprit très vif. « Il faut rêver en grand, Gilles,
dit-elle. Plus on rêve grand, et plus on vit vieux !
- Ah ! me suis-je
exclamée, voilà bien la mentalité russe, et c’est en partie pour elle que je me
suis exilée ! »
La dame a évoqué les travaux de « mise en valeur » de la berge de la rivière Troubej, qui nous consternent tous. C’est-à-dire qu’au lieu de respecter cette berge en laissant au moins une partie des grands arbres qui la bordaient, ils ont tout arraché, tout retourné, et je pressens les allées bétonnées, les faux topiaires, les arbres en plastique aux fleurs éternelles rose fluo, les thuyas alignés comme à la parade, et les petits massifs de bégonias idiots, avec en plus quelques kitscheries inédites. Mais ce ravage a permis les fouilles du territoire de l’ancienne église, détruite par les soviétiques, et du cimetière attenant, et puis, dit la dame, il ne faut jamais désespérer, les temps changent. L’architecte qui a admirablement restauré une isba sur la berge, s’occupe d’en sauver d’autres, avec ses équipes, des spécialistes venus de Kostroma qui, de plus, travaillent en chantant des chansons traditionnelles au lieu de nous assommer avec la radio. Sacha, le collaborateur de Gilles, a observé que restaurer une isba devenait tendance, et nous a vanté celle de Katia à Filimonovo. La dame a parlé du lycée orthodoxe situé dans la campagne, près de Glebovskoié, et que je connais, j’étais allée à un concert de Skountsev à cet endroit, et m’étais étonnée de la gentillesse, de la bonne éducation et de l’enthouisasme des élèves, certains étaient venus danser sur scène avec les cosaques. « Eh bien, me dit la dame, savez-vous d’où sortent beaucoup de ces enfants ? Ce sont des enfants gâtés et drogués de riches familles qui les mettent là pour les sauver, et qui financent l’établissement. Et voilà comment ils deviennent lorsqu’on les élève correctement. Vous n’êtes pas sans ignorer que la Russie a été soumise à une destruction de l’instruction publique, à l’école et dans les universités, organisée par les Etats-Unis ? ».
D’après deux infos que nous avons vu passer, Israël et les mondialistes sont en train de prendre possession des réseaux sociaux, et ce serait l’explication du blocage actuel ici de toutes les ressources occidentales. Mais pour moi, ce n’est vraiment pas pratique et je souffre de ne pas pouvoir appeler facilement les miens.
J’ai découvert en me promenant l’autre côté d’une maison affreuse qu’on a construite il y a quelques années, derrière la malheureuse isba d’oncle Kolia. C’est un truc d’une laideur tellement fantasmagorique que je me pose vraiment des questions sur l’âme de celui qui l’a construite, et dont elle est, fatalement, le reflet. Je pense que c’est celui qui nous a déversé chaque jour pendant un mois quinze camions de terre à cet endroit, coupant le trajet d’un ruisseau et inondant la cuisine du voisin. On a commencé à édifier tout un lotissement de bâtisses disparates, dont deux espèces d’OVNIS sinistres, mais le chef d’oeuvre, c’est cette construction entièrement recouverte de tôle noire, avec une palissade noire et une série de lampadaires, dont la forme évoque ces ferrailles obliques destinées aux barbelés dans les camps de concentration. Je m’interrogeais sur le processus qui, d’un peuple russe obstinément rêveur, poétique, épris de nature et de beauté, de costumes colorés et de maisons en dentelle, a fait en partie une population de mutants utilitaristes qui détestent d’instinct tout ce qui est naturel, vivant et harmonieux. Car il y a chez ceux-là une véritable aversion pour la poésie de leurs ancêtres. Ils se hâtent de l’anéantir dans notre environnement avec un zèle de komsomols des années cinquante. J’ai lu des commentaires à n’en plus finir célébrant les trois maisons arrosées de jaune citron uniforme par l’administration de la ville : il faut continuer, il faut peindre toutes les maisons comme cela, et j’ai entrevu la photo de la réalisation d’un émule, un mur jaune sur un soubassement violet, d'un effet psychédélique redoutable pour le psychisme du spectateur. Dans cet enthousiasme pour ce massacre, je sens autre chose que de l’épaisse connerie et du mauvais goût : de la provocation, une joie mauvaise, le plaisir d’emmerder les artistes peintres, les collaborateurs du musée et la jeunesse moscovite cultivée qui s’efforcent de sauver quelque chose de cette ville si sauvagement défigurée par ses propres habitants. Comme dit en rigolant Gilles à propos des occidentaux qui viennent s’installer ici : « Pourtant, ce n’est sûrement pas l’architecture ni le climat qui les attire ! »
Mais qu'est-ce qui les attire, justement? Peut-être, en dehors du lac et de la rivière, de la proximité de Moscou, de la liberté et de la sécurité, cet intéressant microcosme, ce concentré de gens très différents, de divers aspects de la Russie anté et post soviétique. Pereslavl est en quelque sorte pour moi une sorte de lieu eschatologique où se côtoient différents univers. Saccagée jusqu’à en être méconnaissable, cette petite ville autrefois féerique conserve des églises et des monastères fréquentés, au contraire de Rostov, moins abîmée, mais moins vivante, culturellement et spirituellement. On y voit s’exercer un acharnement obtus et souvent malveillant à supprimer les dernières traces du charme d’autrefois, transformant des quartiers entiers en un conglomérat de baraques concentrationnaires, de friches industrielles, de centres commerciaux et de châteaux de la poupée Barbie, je pense parfois à l'artiste-peintre qui m'avait dit, en 99, qu'il venait retrouver ici l'atmosphère de Moscou avant le vandalisme de la période soviétique, eh bien le tour de Pereslavl est venu, les artistes-peintres vont désormais à Toutaïev. Parallèlement, s’y manifestent avec courage des tentatives de sauvetage, de restauration, des initiatives bienfaisantes. Y accourent, outre les Ukrainiens, tadjiks, Arméniens habituels, de plus en plus nombreux représentants de « l’Evrosoyouz », chassés par l’odieuse politique de « l’Occident collectif » : Anglais, Français, Suisses, Allemands, et aussi des Américains. S’y côtoient le passé profané de la sainte Russie, l’Union soviétique et un présent de science-fiction dont on redoute parfois de connaître le futur. Et dans le ciel incomparable qui projette sur le lac ses architectures étranges, flottent les merveilleuses mongolfières multicolores, énormes samovars volants qui bouent et respirent doucement en projetant des flammes.
J'ai été interviewée par une journaliste qui venait de Rostov sur le Don, une grande femme très
belle qui devait avoir dans les quarante ou quarante cinq ans, avec un visage
intelligent, honnête et sensible, et notre entrevue a été en tous points
conforme à l’impression qu’elle donne. Intéressante, franche, profonde. Je le
lui ai dit.
J’ai appris par elle que mes livres se vendaient en de nombreux endroits, sur des centrales d’achat, dans des magasins. Mon éditeur qui avait fermé continue à les vendre sans que je touche rien, en revanche, j’en ai des tas d’exemplaires ici que je vends comme je peux au café ou lors de mes prestations diverses. Sur Ozon, j’avais vu un commentaire très malveillant, mais je pense qu’il s’agissait de la komsomole qui a fait de Fédia Basmanov un héros soviétique et qui me poursuit d’une haine implacable, parce que mon mythe ne correspond pas au sien; l'auteur de la critique a en tous cas le même prénom. D’après la journaliste Svetlana, j'ai des réactions plus positives, qui disent que le livre est passionnant. Notre entretien m’a permis de préciser des tas de choses à ce sujet, la genèse du livre, son lien avec mon histoire personnelle, son lien avec ce qu’il se passe aujourd’hui. Je lui ai donné, à sa demande, mon opinion sur Ivan le Terrible : «Je pense que c’était un homme tourmenté, traumatisé et angoissé, et que c’était un idéaliste russe, il ne pouvait supporter que des éléments incontrôlables du réel perturbent l’idée qu’il avait de sa sainte mission, et qu’il avait la main lourde. Cela dit, il me paraît incontestable qu’il a été pas mal noirci, et si on prend par exemple Henry VIII d’Angleterre, il était largement aussi cruel, et en plus il a détruit sa propre paysannerie, chassant des milliers de gens de leurs terres et les transformant en vagabonds misérables que l’on pendait de tous les côtés. Ce n’était pas le cas d’Ivan le Terrible. Le peuple pouvait souffrir des effets secondaires de sa répression de la noblesse, mais ce n’était pas le but. Et on ne trouve pas trace de cela dans le folklore. En revanche, dans le folklore, l’Opritchnina n’avait pas très bonne presse, et d’après ce qu’on m’a dit à Alexandrov, après la dissolution de cette organisation, il ne voulait plus entendre prononcer ce mot devant lui. Quand on constitue ce genre de milice, avec des guerriers à qui tout-à-coup tout devient permis, on assiste souvent à la création d’un égrégore maléfique, c’est le cas par exemple des bataillons punitifs ukrainiens. Pourtant, les opritchniks étaient certainement braves et patriotes, j’ai lu des échanges entre Vassili Griaznoï et le tsar, le type était dévoué, il aimait son pays, il était fier de le servir, il était courageux. Quand Prigojine était encore de ce monde, je l’avais entendu déclarer : «Nous irons en enfer, mais nous y serons les premiers ». Et je m'étais souvenue de ce que j’avais fait dire, dans mon livre, à Maliouta Skouratov, à qui on prédisait la même destination : «Très bien, j’y serai à ma place et j’y aurai toujours de l’ouvrage ! » D’une façon générale, je vous dirai que tout ce que je fais s’élabore à un niveau profond, celui de l’âme collective, et ce livre est sorti comme cela, sans que j’y ai mis d’intention particulière, surtout politique. Je crois même que les intentions et les oeuvres ne font pas bon ménage.»
Le style institut de beauté, tout plastique, rose et mauve. Ce fut une isba...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire