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samedi 11 mars 2017

"La beauté est en train de quitter notre monde"




Andreï Kotov interprète "le pauvre pécheur" à 
la vielle à roue


On disait parmi mes amis cosaques que la vielle à roue serait venue en Russie avec les cosaques que Louis XIII avait recrutés pour guerroyer en Espagne. En tous cas, on n'en trouve pas trace en Russie avant le XVII° siècle. Les cosaques l'ont adaptée à leur manière et elle est connue sous le nom de "donskoï ryleï". Ils l'utilisaient plutôt pour des chants héroïques ou épiques. La vielle ordinaire, très simple par rapport à la vielle européenne, était utilisée, comme chez nous au haut moyen âge, pour accompagner des chants religieux populaires dits "vers spirituels", une spécialité russe dont je ne trouve presque pas d'équivalent français pour l'instant (si quelqu'un en connaît, je suis preneur). Il semble que cela existe en Grèce et en Serbie, et il y a des chances pour que les Bulgares et les Roumains connaissent aussi. En France, les chansons populaires à thème religieux me semblent plus anecdotiques, dramatiques et moralisantes. Il y a dans les vers spirituels russes quelque chose de profondément métaphysique et méditatif. Ils existaient naturellement avant l'arrivée de la vielle, mais avec la vielle sont apparus les vielleux aveugles qui chantaient ce répertoire au seuil des églises et parcouraient les campagnes en mendiant. Ces chants résonnaient partout, parlant aux gens d'un autre monde, des anges qui attendaient leurs âmes à l'issue de leur existence terrestre, et les incitant au recueillement et à la miséricorde. Ils se transmettaient oralement depuis des siècles.
C'est actuellement ce qui m'intéresse le plus, dans le folklore russe, et j'avais même commencé à faire des adaptations de ces chants, car ils supportent très bien la traduction, et il semble qu'ils sont issus de notre propre moyen âge. Il me semblait intéressant d'en faire profiter les orthodoxes français.
J'ai rencontré, en prenant congé de Skountsev, le folkloriste Starostine qui venait s'entretenir avec lui. Comme Skountsev lui parlait de mon engouement pour ce répertoire, il m'a dit: "Vous savez que dans les années 30, le pouvoir stalinien avait convoqué un congrès des vielleux de Russie, pour pouvoir les arrêter et les fusiller tous? L'essentiel de leur chants a
 disparu avec eux, et il nous en reste peu en comparaison de ce qui existait."
Il y a quelques jours, dans un fil de discussion sur facebook, un stalinien m'avait informée que j'étais "victime de la propagande occidentale", et que l'URSS était "l'apothéose de l'histoire russe." Les paysans massacrés, spoliés, affamés, n'étaient que des koulaks, c'était bien fait pour leur gueule, d'ailleurs, comme me l'avait expliqué un étudiant communiste français qui m'espionnait lors de mon premier séjour surveillé à Moscou en 73, "on était bien obligé de les éliminer, les paysans ne comprennent rien aux révolutions". Apothéose de l'histoire russe... C'est-à-dire que cette période où l'on a amené ce peuple à renier tout ce qui faisait son génie sous peine de mort ou de déportation est considéré par certains mutants post-soviétique comme l'apogée de leur histoire. Une période où l'on a détruit, en plus des vies et des destins sacrifiés, des quantités extraordinaires d'objets culturels, d'églises, de palais, d'icônes, en saccageant l'environnement de ce qu'on laissait subsister pour les touristes. Cela peut être lu dans un livre officiellement publié à l'époque soviétique "les planches obscures" de Vladimir Solooukhine. Ce n'est pas de la propagande occidentale, cela ne sort pas du rapport Khroutchev, que l'on m'agite aussi sous le nez et que je n'ai jamais lu, en revanche, j'ai entendu maintes fois le genre d'informations que m'a donné Starostine à propos des vielleux. Ce qui s'est fait encore de beau sous l'URSS était de l'ordre de la survivance ou de la clandestinité, totale ou partielle. La culture populaire a bénéficié de l'étanchéité des frontières, qui l'a soustraite à l'influence consumériste américaine, mais elle était méprisée et reléguée au fond des campagnes, le folklore officiel exhibé étant une recréation complète bien toilettée pour cette culture de musées qui tue la culture vivante dans tous les pays où elle sévit. Lors de mon premier séjour en Russie, j'ai passé une semaine à pleurer sans arrêt: je ne voyais que laideur et profanation, là où les voyageurs occidentaux avaient décrit une ville féerique, et passait mon temps à écarter mentalement les objets hideux qui semblaient monter la garde autour de tout ce qui subsistait encore de poétique, généralement dans un état délabré. Que quelque chose ait survécu malgré tout me paraît un miracle, que j'attribue à l'Orthodoxie et à ses saints martyrs, l'Orthodoxie étant pour beaucoup de Russes le seul élément traditionnel qui les raccroche à leur véritable identité et aux sources vives qui irriguaient leurs ancêtres. 
Naturellement, ce phénomène ne se limite pas à la Russie. Il a fallu pour tenter d'assassiner ce pays vivace déchaîner, avec une rare et méticuleuse méchanceté, une épuration implacable et prolongée, pour un résultat finalement moins réussi, si l'on peut dire, qu'en France, où la catastrophe est d'une part plus ancienne, et le travail satanique plus insidieux. Chez nous, le décor reste là, les châteaux, les églises, les jolis villages, mais la mentalité qui a présidé à leur jaillissement a été complètement extirpée par la République et le consumérisme, sans l'appui pour la population, d'une Eglise ferme et traditionnelle, puisque le catholicisme a démissionné devant le modernisme.
Je comprends, dans cette perspective, l'opinion du père Séraphin de Valaam, starets français qui a choisi de s’installer là bas, opinion selon laquelle la société russe est très malade. Oui, elle est malade, moins que la nôtre, mais elle est malade, toutes les sociétés actuelles sont profondément malades du même virus qui s'appelle progressisme matérialiste mondialiste quelle que soit la forme qu'il prend pour tromper nos anticorps et les détruire les uns après les autres, ces anticorps qui nous unissent, au lieu de nous séparer, et nous relient à nos ancêtres depuis la nuit des temps, qui nous évitent de prendre des vessies pour des lanternes et nous élèvent l'âme et l'esprit.
J'espère, après ma mort, que Dieu m'ouvrira les portes de la maison sainte Russie, que les adorateurs de Staline et autres bourreaux aillent les rejoindre dans le paradis bétonné de l'URSS, si c'est leur choix. Ils ne sauront même pas qu'ils se trouvent en enfer, tant il leur est devenu consubstantiel.
Comme je parlais de tout ceci à mon père spirituel, il s'est exprimé de façon claire: "Staline était un monstre dont le seul mérite fut d'avoir éliminé toute la clique de Lénine et Trotski." Puis il a ajouté: "J'ai connu une vielle dame qui avait quinze ans au moment de la révolution et m'a dit: quand tout cela est arrivé, j'ai tout de suite compris que la beauté était en train de quitter le monde".
  Impression qui fut la mienne dès l'enfance. Mais le monde dans lequel je suis née était déjà bien abîmé.



Vladimir Skountsev sur une vielle cosaque, avec son fils Fédia
Chanson héroïque des cosaques du Don
"Ce n'est pas le faucon qui s'envole avec l'aigle"

Le pauvre pécheur

Allait et venait ce pauvre pécheur 
De par le vaste monde

Vinrent à lui, pauvre pécheur,
De braves gens qui lui dirent:

 Qu'as-tu besoin, pauvre pécheur,
De tout cet or et de tout cet argent?

De tout cet or et de tout cet argent,
De tous ces beaux vêtements?

Tu n'as besoin ni des uns ni des autres
Tu as besoin de quelques pieds de terre

De quelques pieds de terre, pauvre pécheur,
De quatre planches et d'une poignée de clous.


vendredi 10 mars 2017

Mois de mars, calendrier de Constantin Soutiaguine

Skountsev m’a reçue dans son studio de l’Arbat, car il avait un concert et ses activités avaient déplacées à samedi, ce que j’ai appris dans le bus pour Moscou. Je lui ai chanté une complainte bretonne qui est ce que je connais de plus proche d’un vers spirituel russe, sur le plan du contenu, « la Vierge et saint Jean Baptiste ». Et puis une autre chanson, de Picardie, «Jésus Christ s’habille en pauvre. » Cela lui a beaucoup plu, et j’ai vu que cela lui donnait aussi des idées. Il a observé que j’avais fait des progrès, pour les gousli, et il voulait m’accompagner à la vielle à roue, mais comme cela se produit avec cet instrument capricieux, il n’arrivait pas à l’accorder, et il a laissé tomber, car cela prenait trop de temps. 
C’était le printemps. Au dernier moment, à Pereslavl, j’ai renoncé à prendre ma doudoune, et enfilé un manteau en polaire que j’avais abandonné depuis l’automne. Il y a trois jours, nous avions encore des chutes de neige et des températures négatives. Hier, à Moscou, il devait faire pas loin de 10°, il y avait du soleil, les gens avaient comme moi ressorti des vêtements plus légers. Les rues et les trottoirs sont débarrassés de la neige, on marche à pied sec, et le plus étrange, c’est que les décorations de Noël sont toujours partiellement en place, les arbres lumineux de l’Arbat, par exemple. Le printemps, en Russie, vient toujours très brusquement, mais c’est encore très tôt, et nous aurons sûrement des retours provisoires de l’hiver…
J’ai voulu donner de l’argent à une vieille femme qui mendiait, elle a refusé, car je suis moi-même une vieille, elle ne s’adresse qu’aux jeunes qui travaillent encore. J’ai insisté, mais rien à faire. Elle mendie pour payer les charges de son appartement, qui se montent à 500 roubles, ce que j’aurais pu facilement lui donner. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas trop de mal à les rassembler. Sa terreur est de perdre son logement, et elle ne fréquente personne, les gens lui semblent tous susceptibles de l'exproprier, car elle n’a plus de parents qui puissent la défendre. Je l’ai adressée à notre père Théodore, dans notre église voisine, c’est sa vocation que d’aider ceux qui sont dans la détresse matérielle.
A mon retour de l’Arbat, j’ai accompagné Xioucha chez les Soutiaguine, c’était l’anniversaire de Sveta. Nous sommes arrivées si tard, que nous avons croisé leurs hôtes précédents, leur fille Macha et son mari, et le peintre Sacha Chevtchenko, que je n’avais pas vu depuis longtemps, et que j’aime bien. Nous nous sommes retrouvées dans leur pièce encombrée, aux murs couverts de tableaux. Ils habitent encore dans un appartement communautaire. Ils louent une des chambres pour leurs filles, ce qui leur donne plus d’espace, et ils auraient acheté une pièce qui est à vendre, mais manquent d’argent, la dernière pièce est encore occupée par un voisin, pas trop bienveillant, comme cela arrive souvent dans ce genre de logements.
Ils se sont montrés, comme à leur habitude, enjoués, drôles et chaleureux. Soutiaguine nous a chanté une extraordinaire chanson de truand sur « le beau ténébreux, prince de la pègre, qui avait séduit la belle Nina, la fille du procureur, et la tenait entièrement en son pouvoir ».  Il l’a chantée avec beaucoup de sentiments, et c’était un chef d’œuvre, qui m’a rappelé le répertoire du cosaque Iouri Chtcherbakov.

Nous avons évoqué Staline, à la suite de ma discussion sur Facebook à ce sujet. Il pense que sans nier les horreurs commises, on pouvait lui concéder qu’il avait ramené l’ordre, éliminé les bolcheviques et les trotskistes, gagné la guerre (mais je trouve discutable de lui en attribuer le seul mérite) et permis d’amorcer un processus de russification du communisme. C’est en effet ce qu’on peut lui concéder, et que je lui concède pour ma part.
Nous avons observé que se forme, quand un groupe prend le pouvoir avec un objectif idéologique ou politique implacable, une entité maléfique qui dévore tous ceux qui en font partie, comme ceux qui en sont  victimes: les torts sont partagés par l'ensemble des membres du groupe, qui s'entraînent et se tiennent les uns les autres, de sorte qu'il n'est plus possible à un seul d'entre eux de s'échapper ou de revenir à plus de modération, phénomène auquel je me suis intéressée à propos  de l'Opritchnina d'Ivan le Terrible. Mais que les crimes soient le fait de plusieurs ou d'un seul, ils restent à mes yeux injustifiables.

Sveta

Kostia


mardi 7 mars 2017

8 mars


Le monastère Goritski vu depuis la garnison
Lioudmila, ma rencontre du monastère Feodorovski, m'a invitée, aujourd'hui, veille du 8 mars, à un concert. Je croyais que c'était celui de l'ensemble cosaque local, avec sa fille, mais c'était celui de la garnison de Pereslavl, dans la salle des fêtes du quartier militaire, avec des soldats partout, c'était bourré, plus une place de libre, mais dès que je me suis avancée, quelqu'un s'est levé pour faire asseoir l'ancêtre.
Le concert était très touchant, et me rappelait le style music hall des années 50, avec une couleur russe et martiale. Il s'agissait de fêter les femmes et mères des militaires, à l'occasion du 8 mars, et aussi les femmes qui travaillent dans l'armée et à qui on offrait des cadeaux.
Le 8 mars, une femme ne peut pas faire un pas sans que tout le monde lui souhaite sa fête, et parfois lui offre des fleurs, même des inconnus. Le colonel qui présidait aux réjouissances évoqua les femmes en ces termes: "On prend le petit-déjeuner, les enfants dorment, on revient le soir, le repas est prêt, les enfants dorment déjà, c'est là notre vie, et comment y ferions-nous face sans votre soutien attentif?"



lundi 6 mars 2017

L'amour et le pardon.

Depuis déjà quelques temps je remettais à plus tard la traduction d'une homélie du métropolite Antoine de Souroj, dont l'élévation spirituelle et la profondeur convenaient parfaitement au début du Carême, car elle nous fait entrevoir ce que c'est que le repentir, pourquoi nous devrions tous l'éprouver, pourquoi l'éprouvent plus que nous les personnes, à l'image du métropolite Antoine, les plus saintes et les plus spirituellement accomplies.
J'ai de façon sporadique des altercations avec des révisionnistes staliniens qui voudraient me convertir à leurs vues avec un zèle de commissaire du peuple, assimilant l'anticommunisme à de la russophobie, et l'un d'eux m'a défini la période soviétique comme "l'apothéose de l'histoire russe", en dépit de ses innombrables martyrs et dommages culturels, par élimination des éléments les plus cultivés et les plus capables dans toutes les couches de la population, et par destruction pure et simple et à grande échelle du patrimoine, églises, palais, icônes, traditions. Je me refuse à faire fi de tout cela et à piétiner les tombes de tous les innocents qui ont fait les frais d'un Moloch idéologique implacable. Ces staliniens qui me reprochent de ne pas comprendre la Russie parce que je ne partage pas leur enthousiasme pour leur idole, ignorent complètement la notion de sobornost, pourtant déterminante pour saisir les profondeurs de l'âme russe et sa spiritualité, mais de quelle spiritualité pourrait-il être question chez des idéologues bétonnés?
L'homélie du métropolite Antoine relève de cette notion de sobornost, cette communion et cette solidarité entre tous les êtres humains dans la chute et la rédemption, et si Staline et sa politique sont absolument injustifiables, pose la question du pardon qu'il faudrait cependant, en tant que chrétiens, pouvoir lui accorder, et des limites de notre amour ordinaire. Le pardon n'est pas du tout une notion bien considérée en Occident, où l'on ne cesse d'instruire des procès à sens unique et de pousser des clameurs vengeresses, mais le pardon répare, et je reste encore impressionnée par celui que Iouri Iourtchenko avait accordé au bourreau ukrainien qui l'avait torturé pendant dix jours, et qui, fait prisonnier, le lui avait demandé depuis sa civière.
Pardonner n'est pas justifier, réussir à aimer un monstre d'un amour christique n'est pas la même chose que d'en faire un héros. Ceci précisé, il faudrait en effet, réussir ce tour de force, car notre salut ne se fait pas dans l'isolement et la division, mais dans le rassemblement et la communion.
Devant l'ampleur de la tâche et notre incapacité à correspondre à cet impossible, à cet énorme amour divin, on conçoit que nul d'entre nous ne puisse s'abstenir de se repentir.
Je mets toujours un cierge à saint Silouane en lui demandant de m'aider, sinon à aimer mes ennemis, du moins à ne pas les haïr.




Des ans l'irréparable outrage

L'hiver revient, mais pas pour longtemps, demain, réchauffement, fonte de tout ce qui sera tombé aujourd'hui. Le mois de mars est vraiment difficile à vivre, ici. Il faut profiter de cette moquette blanche et propre qui s'étend partout pour marcher d'un pas sûr, et aller se promener, ce que j'ai fait ce matin avec le petit chien. Je voulais acheter ciseaux, fil, aiguilles, centimètre, tout ce qu'il fallait pour raccourcir les rideaux offerts par Liéna Asmus, mais plus de ciseaux, plus de centimètres, jusqu'au 20 mars, la gestion des stocks est inconnue au bataillon. La jeune mercière me fait cadeau de son propre centimètre... en revanche, pour les ciseaux, c''est râpé.
Dans le parc, près du café français, m'aborde un bonhomme qui a dû être beau, nez aquilin, yeux clairs, mais l'alcoolisme (me semble-t-il) et l'âge ont fait leur oeuvre. Si je croyais ne pas faire le mien, d'âge, il a eu vite fait de mettre fin à cette illusion: "Vous avez combien, dans les 65 ans?
- Tout juste.
- Moi aussi, je suis de 49."
Oui, eh bien ça fait un peu plus, pépère. Je l'aurais rencontré avant la bouteille et les ravages des ans, cela aurait-il pu coller? Peut-on encore s'aimer quand de part et d'autre ne subsistent que des ruines? "Mon Dieu, me dis-je, quand je serai dans l'éternité, je serai jeune à jamais, j'aurai l'âge de mon âme!" Mais là bas, tout est si différent, sans doute, que cela donne le vertige quand on tient trop,à la terre. Etre jeune me fera une belle jambe... Mais si, ça compte, ça compte de ressembler à ce qu'on est dans la conception de départ, et non dans son état usé, défiguré, rapiécé. Le vieillissement, me disait le voisin du père Valentin, l'oncle Slava, c'est quand les cellules perdent la mémoire de ce qu'elles doivent reproduire. Alors la Mémoire Eternelle ne va pas oublier la gueule que j'avais à 20 ans, quand je me demandais celle que j'aurais à 60...
Au café, je prends la tartine de légumes et des pâtes de fruits, avec un thé vert au citron. Carémique. Je ne sais pas ce qui me prend, à mon âge, de suivre ça ric rac! Ce doit être l'ambiance...
Au retour, je tombe sur le Serbe qui est toujours à côté de la quincaillerie: "Qu'est-ce qui se passe chez vous, en France, c'est quoi, ça?
- C'est, mon ami, la transformation progressive de notre pays en Kosovo ou en Ukraine, je m'y attends depuis que l'OTAN a détruit le vôtre.
- Oui... Et cela me fait de la peine de vous le dire, mais vous ne l'avez pas volé!"
Cela me fait de la peine de l'admettre, mais en effet. Moi, j'étais en Russie, mais dans l'ensemble, tout le monde a gobé la légende des vilains Serbes qu'on distillait sur tous les médias de France et de Navarre. J'ai connu en stage une enseignante qui, en poste à Belgrade et rapatriée, se faisait traiter comme une pestiférée parce que sa version des choses ne ressemblait pas à la version officielle.

c'est à ce tableau d'Olga Kalashnikova que ressemble Pereslavl au mois de mars


dimanche 5 mars 2017

Dimanche du triomphe de l'Orthodoxie

Le triomphe de l'Orthodoxie commémore la victoire de l'Eglise sur l'hérésie des iconoclastes, qui considéraient les icônes comme des idoles, et en ont fait disparaître un très grand nombre. On ne trouve pratiquement plus d'icônes antérieures à cette hérésie ailleurs qu'au monastère sainte Catherine du Sinaï.
Je suis retournée au monastère Fiodorovski, et à son petit café. La moniale de service, soeur Larissa, apprenant que j'étais française m'a d'autorité conduite à une jeune femme, Lioudmila, qu'elle a chargée de m'amener au réfectoire. Celle-ci m'a prise par le bras et ne m'a plus lâchée de la journée.
Le réfectoire m'a rappelé Solan, bien qu'il n'ait rien en commun avec celui de mon monastère français, mais c'est plus ou moins le même rituel, le repas en commun, la lecture à voix haute, en l'occurrence le baptême de la Russie à Kiev, saint Vladimir et les autres saints princes qui ont suivi. L'higoumène est la mère Varvara.
Après, nous sommes retournées au petit café, où j'ai acheté du miel, de la tisane, des pâtisseries carémiques. La soeur Larissa m'a déclaré que si j'allais dans un monastère grec en France et que j'avais pour nom orthodoxe, comme elle, Larissa, c'était la volonté de Dieu qui m'avait conduite à saint Théodore, car Larissa est un nom grec. Elle m'a fait du café, et m'a donné tout un tas de trucs.
Lioudmila est en relation avec le kazatchetsvo, la communauté cosaque locale, et m'a dit que j'y trouverais tout ce qu'il me faut dans le genre chants populaires et vieille Russie. Et sans me lâcher le bras, elle m'a entraînée chez elle.
Là elle m'a fait du thé, et servi encore des pâtisseries et confiseries carémiques mais caloriques. Elle habitait avant près de Vladimir mais se sent chez elle à, Pereslavl. "Je suis contente de vous avoir rencontrée, me dit-elle, je n'avais personne à qui parler de choses spirituelles." Elle m'a donné beaucoup de conseils et elle m'a complètement prise en main: les démarches administratives (elle est juriste), les pèlerinages, offices et processions locaux, les magasins moins chers, les marchés.
Elle a une fille ravissante et une vieille mère (de mon âge) qui croit elle aussi qu'elle a vingt ans et qu'elle peut éviter de se faire materner par une fille orthodoxe attentive.
Lioudmila est d'une famille de "koulaks" cosaques, des gens qui avaient une exploitation agricole prospère avant la révolution, dix enfants, et travaillaient dur. On les a naturellement spoliés et persécutés. Sa grand-mère, pendant la guerre, a été enlevée par les Allemands et expédiée en Allemagne pour y travailler. Au retour, elle a dû dissimuler ce fait, puisque être fait prisonnier était considéré comme une trahison par le pouvoir soviétique et que ceux qui revenaient de captivité ou s'évadaient étaient bons pour le Goulag.
Comme j'utilisais un mot qui faisait référence au diable, Lioudmila m'a interrompue: "Ne dites pas cela, car prononcer son nom, c'est le faire venir."
Elle pense (comme moi d'ailleurs) que les derniers temps sont arrivés et que nous en verrons l'aboutissement de notre vivant.
Elle a tenu à me donner un pot de confiture, de la salade de chou, un pot de conserves de courgettes à la tomate, des prosphores et de l'eau bénite, et m'a escortée jusque chez moi, pour m'éviter de porter tout cela et m'empêcher de glisser sur la glace. J'avais l'impression d'avoir rencontré un ange gardien, et d'ailleurs, elle me répétait que tout arrivait par la volonté de Dieu, y compris les Français à Pereslavl.
Hier, j'ai enfin attaqué mon icône du saint tsar Théodore, et l'ai faite très facilement, elle venait toute seule. Je me suis rendu compte que c'était justement la saint Théodore Stratilate, patron du saint tsar lui-même. Il me paraît significatif que les deux dynasties russes se soient terminées l'une par un tsar "bienheureux" et l'autre par un tsar martyr.





mercredi 1 mars 2017

Les freux sont arrivés

Le 1° mars est en Russie le premier jour du printemps, dont la venue est symbolisée pour tout le monde par le célèbre tableau d'Alexeï Kondratievitch Savrassov: les freux sont arrivés.

Les freux sont arrivés. Alexeï Savrassov
Outre que j'aime énormément ce tableau, j'ai eu la même vision, en allant faire une course, les mêmes oiseaux, au faîte d'un bouleau: les freux sont arrivés.
La neige fond, un glacier descend de mon toit. La glace aqueuse dérape sous les pas, comme du savon, le vent est mou, humide. Il faut avoir le pied marin.
En route, je vois venir à ma rencontre un bonhomme souriant qui m'aborde de but en blanc: "Je viens de me faire arracher une dent à la polyclinique!
- Ah bon, et ça vous a fait mal?
- Non, pas du tout, rien senti!"
Je crois qu'il était tellement soulagé qu'il lui fallait l'annoncer à la première personne qu'il rencontrerait. Obligeamment, il m'informe que la providentielle polyclinique se trouve au coin de la rue, c'est bon à savoir.
"Je n'ai plus de dents, me dit-il en me serrant l'épaule, la vieillesse, ce n'est pas la joie!"
Il s'éloigne en laissant une odeur de vodka dans son sillage. Il avait dû picoler pour se donner du courage, le pauvre homme!