Ce matin, je vois derrière la vitre du coiffeur un magnifique petit spitz celui qu'il a acquis il y a quelques mois. La féerique petite créature fondait de tendresse devant mon enthousiasme, et tandis que je parlais, m'écoutais avec une attention soutenue et méditative, comme Doggie, et comme Jules... Ces petits chiens sont une des choses les plus belles que j'ai connues de ma vie, une source permanente de joie, d'émerveillement. J'étais à ce point devenue une femme à spitz que je me sens mutilée. Je ne peux regarder le fond du jardin sans penser à Doggie, qui y repose et qui me manque. En dehors d'Ivan le Terrible, les disparus qui m'obsèdent le plus sont ma mère et mes petits chiens...
Je dois quand même m'avouer que mon livre n'est pas terminé. A chaque nouvelle correction, je pense que ça y est, mais non. Le tsar et son favori ne me laissent pas tranquille, à présent surtout le tsar, d'ailleurs. Sans doute Fédia avait-il moins de comptes à régler ou plus de circonstances atténuantes et j'ai beaucoup atténué ses circonstances, peut-être trop, d'ailleurs. Quoiqu'en fin de compte, que sait-on de ce dévoyé couvert d'opprobre par l'histoire? Je vois des gamines entraînées par des islamistes dans l'aventure de Daesh, elles ont parfois seize ou dix-sept ans, elles en avaient peut-être quatorze au moment où elles se sont laissées embarquer, les joyeux guerriers les violaient sans doute à tour de rôle, elles faisaient des enfants en série, comment sortir du guêpier où elles se sont mises à un âge où l'on n'a pas beaucoup de raison? Et des gens les insultent à longueur de commentaires en leur souhaitant les pires outrages et les pires tortures. Admettons que Fédia Basmanov ait eu un père affreux, et qu'il ait été offert par lui au tsar, quel âge avait-il, comment avait-il été élevé, et ensuite, dans l'Opritchnina, entre son père et son impérial protecteur, quelle issue?
Mais le tsar lui-même continue à me tyranniser, ce qui est bien dans sa nature. Tantôt je crains de le noircir, tantôt je crains de trop le justifier. Dernier scrupule: bon, il était moins sanguinaire que le dit la légende, mais était-il moins luxurieux? Pour l'instant, j'ai lu deux articles de plus sur la question, deux articles russes, d'où il ressort que oui, le bougre était luxurieux, et comment! Et que même, Fédia n'était pas le seul jeune homme a avoir "connu" le souverain, en plus des mille vierges qu'il se vantait d'avoir déflorées dans sa vie. Je pense qu'il l'était. Mais je me méfie quand même de ce qu'on raconte. Qui parle de ses travers d'enfant et d'adolescent vicieux en évoquant la possibilité que les boïars qui le maltraitaient étaient seulement des tuteurs pleins de bienveillance dépassés par les défauts de l'affreux garnement? Toujours le prince Kourbski, qui non seulement s'était barré chez les Polonais mais se battait à leurs côtés contre son ancien pays... On aurait pu lui demander pourquoi, à un certain moment, il avait été si proche d'un souverain aussi lamentable.
Le premier article me semble dans la veine de la légende noire, le second me paraît plus nuancé et comporte des détails sur l'époque, le témoignage du premier Anglais à être arrivé à Moscou, profondément impressionné par sa première vision du tsar, qu'il décrit comme une sorte d'idole étincelante sur son trône d'ivoire. Ivan n'avait alors pas trente ans. L'auteur rapporte que pendant sa folle adolescence, le tsar, encore seulement grand-prince, et ses compagnons pratiquaient le jeu du défunt qui parodiait les rites funéraires: l'un d'eux gisait la bouche ouverte garnie de graines de courge en guise de dents et les yeux fermés sur un banc, comme un mort dans son cercueil à qui l'on devait rendre l'hommage d'un dernier baiser, et l'on forçait à cela une jeune fille quand on en avait attrapé une. L'auteur ne croit pas trop à la profondeur du sentiment qui liait Ivan à sa première femme Anastassia: "c'était l'attelage de l'étalon fougueux et de la biche aux abois, et quel étalon!" Eh bien moi, j'y crois, je ne suis d'ailleurs pas la seule. Je crois que cette force de la nature avait besoin de tendresse et de soutien, et gardait la nostalgie de sa mère, de sa nourrice, de sa petite enfance, avant les horreurs qui l'avaient suivie. Qui plus est, on nous dit qu'Anastassia était sage, bonne et pieuse, cela n'implique pas qu'elle fût une tremblante et timide biche aux abois. Elle avait peut-être beaucoup de caractère, elle était sûrement très intelligente, et du reste, elle gênait assez une certaine quantité de gens pour s'être attirée l'inimitié, réciproque d'ailleurs, du confesseur du tsar, et son empoisonnement final, avéré par l'analyse de ses restes.
L'auteur de l'article semble ne pas avoir d'affinités avec l'époque médiévale, et c'est un mauvais point pour lui à mes yeux. Là aussi, il y a deux écoles, complètement contradictoires, mais ce que j'ai pu lire par ailleurs, voir dans les musées, entendre aux dernières conférences d'Alexandrov me persuadent que c'est comme chez nous, si l'on est progressiste, on noircit le moyen âge, le christianisme, les traditions, la paysannerie et tout ce qui s'ensuit. Le tsar Ivan tombe aussi sous le coup de cet amalgame.
Quelqu'une de mes amies trouvait impossible d'admettre que cet affreux tsar ait pu être sincèrement et profondément croyant. En effet, bien que cela ne soit pas incompatible à des degrés divers, dans notre nature humaine. De mon côté, j'en viens à me demander si ce tsar cultivé et intelligent, qui avait réformé le code pénal, convoqué le concile des Cent Chapitres, instauré un impôt dégressif pour faire payer davantage les riches que les pauvres, consacrait une partie de son trésor à faire rechercher et racheter les Russes enlevés par le Tatars et vendus comme esclaves; qui était un fin connaisseur de l'iconographie, vénérait Andreï Roubliov et Théophane le Grec et avait à cœur de conserver leurs oeuvres et d'en transmettre l'esprit, dont le premier réflexe à la découverte miraculeuse de l'icône de notre Dame de Kazan fut d'en admirer la facture et d'en faire exécuter une copie; qui aimait la musique et composait des hymnes religieux austères; qui aimait les livres et fut le premier à en faire imprimer, pouvait vraiment être sans nuances la brute sanguinaire, le bouffon tyrannique et le prédateur sexuel présenté par une partie des historiens ou des intellectuels.
L'article donne un détail qui m'a paru vrai et me l'a un peu restitué. C'était, comme tout noble de son époque, un chasseur invétéré, et il avait toutes sortes de chiens barzoï, de faucons et d'éperviers, et un prince mongol lui avait écrit pour lui demander de lui faire porter quelques rapaces. Il lui avait répondu: "Je n'en ai plus, car il y a longtemps que je ne chasse plus, j'ai trop d'ennuis pour cela."
Je relis ses lettres à Kourbski, pour essayer de m'en faire une idée, et j'aimerais trouver l'ensemble de sa correspondance. A un certain moment, il dit à Kourbski: "quel souverain dans son bon sens ferait un massacre de ses propres sujets?" sous-entendant que son sort était lié au leur, ce qui en effet était le cas. Mais il utilise toutes sortes d'arguments bibliques pour justifier sa sévérité envers les traîtres, et va jusqu'à dire que Kourbski, coupable ou innocent, n'avait pas à craindre de mourir, puisque, dans le deuxième cas, il aurait hérité de la couronne des martyrs, alors qu'en trahissant pour sauver sa peau, il s'assurait la damnation éternelle. Du reste, quelle importance pouvait avoir le fait de vivre un an de plus ou de moins dans cette vallée de larmes?
Mais s'il n'a pas fait de cadeaux aux boïars et aux princes, et si l'Opritchnina était une organisation impitoyable, rien n'indique qu'il ait fait effectivement "un grand massacre de ses propres sujets". On n'en trouve pas de traces écrites irréfutables, et pas de trace dans le folklore, qui au contraire le célèbre, alors que Pierre I fut représenté à sa mort comme le chat enterré par les souris...
L'auteur du second article le compare à Louis XI. Louis XI était probablement plus pragmatique. Il fut également calomnié, d'ailleurs.
Je tourne donc toujours autour de cette énigme royale!
Un autre mystère pour moi est la place qu'il aura tenu dans ma vie, la fascination qu'il aura exercée sur moi, et consciemment ou non, je suis allée m'échouer dans son voisinage historique et probablement spirituel. Je m'en suis affranchie trente ans, mais depuis qu'il est ressorti de sa boîte, il ne me lâche plus, et l'idée me vient que pour m'en délivrer, il faudra aller plus loin que l'achèvement de mes deux livres, les quarantaines et les pannychides commandées au monastère, il faudra le délivrer en me délivrant, prier, accomplir des choses dont je ne connais pas encore la nature...
Je dois quand même m'avouer que mon livre n'est pas terminé. A chaque nouvelle correction, je pense que ça y est, mais non. Le tsar et son favori ne me laissent pas tranquille, à présent surtout le tsar, d'ailleurs. Sans doute Fédia avait-il moins de comptes à régler ou plus de circonstances atténuantes et j'ai beaucoup atténué ses circonstances, peut-être trop, d'ailleurs. Quoiqu'en fin de compte, que sait-on de ce dévoyé couvert d'opprobre par l'histoire? Je vois des gamines entraînées par des islamistes dans l'aventure de Daesh, elles ont parfois seize ou dix-sept ans, elles en avaient peut-être quatorze au moment où elles se sont laissées embarquer, les joyeux guerriers les violaient sans doute à tour de rôle, elles faisaient des enfants en série, comment sortir du guêpier où elles se sont mises à un âge où l'on n'a pas beaucoup de raison? Et des gens les insultent à longueur de commentaires en leur souhaitant les pires outrages et les pires tortures. Admettons que Fédia Basmanov ait eu un père affreux, et qu'il ait été offert par lui au tsar, quel âge avait-il, comment avait-il été élevé, et ensuite, dans l'Opritchnina, entre son père et son impérial protecteur, quelle issue?
Mais le tsar lui-même continue à me tyranniser, ce qui est bien dans sa nature. Tantôt je crains de le noircir, tantôt je crains de trop le justifier. Dernier scrupule: bon, il était moins sanguinaire que le dit la légende, mais était-il moins luxurieux? Pour l'instant, j'ai lu deux articles de plus sur la question, deux articles russes, d'où il ressort que oui, le bougre était luxurieux, et comment! Et que même, Fédia n'était pas le seul jeune homme a avoir "connu" le souverain, en plus des mille vierges qu'il se vantait d'avoir déflorées dans sa vie. Je pense qu'il l'était. Mais je me méfie quand même de ce qu'on raconte. Qui parle de ses travers d'enfant et d'adolescent vicieux en évoquant la possibilité que les boïars qui le maltraitaient étaient seulement des tuteurs pleins de bienveillance dépassés par les défauts de l'affreux garnement? Toujours le prince Kourbski, qui non seulement s'était barré chez les Polonais mais se battait à leurs côtés contre son ancien pays... On aurait pu lui demander pourquoi, à un certain moment, il avait été si proche d'un souverain aussi lamentable.
Le premier article me semble dans la veine de la légende noire, le second me paraît plus nuancé et comporte des détails sur l'époque, le témoignage du premier Anglais à être arrivé à Moscou, profondément impressionné par sa première vision du tsar, qu'il décrit comme une sorte d'idole étincelante sur son trône d'ivoire. Ivan n'avait alors pas trente ans. L'auteur rapporte que pendant sa folle adolescence, le tsar, encore seulement grand-prince, et ses compagnons pratiquaient le jeu du défunt qui parodiait les rites funéraires: l'un d'eux gisait la bouche ouverte garnie de graines de courge en guise de dents et les yeux fermés sur un banc, comme un mort dans son cercueil à qui l'on devait rendre l'hommage d'un dernier baiser, et l'on forçait à cela une jeune fille quand on en avait attrapé une. L'auteur ne croit pas trop à la profondeur du sentiment qui liait Ivan à sa première femme Anastassia: "c'était l'attelage de l'étalon fougueux et de la biche aux abois, et quel étalon!" Eh bien moi, j'y crois, je ne suis d'ailleurs pas la seule. Je crois que cette force de la nature avait besoin de tendresse et de soutien, et gardait la nostalgie de sa mère, de sa nourrice, de sa petite enfance, avant les horreurs qui l'avaient suivie. Qui plus est, on nous dit qu'Anastassia était sage, bonne et pieuse, cela n'implique pas qu'elle fût une tremblante et timide biche aux abois. Elle avait peut-être beaucoup de caractère, elle était sûrement très intelligente, et du reste, elle gênait assez une certaine quantité de gens pour s'être attirée l'inimitié, réciproque d'ailleurs, du confesseur du tsar, et son empoisonnement final, avéré par l'analyse de ses restes.
L'auteur de l'article semble ne pas avoir d'affinités avec l'époque médiévale, et c'est un mauvais point pour lui à mes yeux. Là aussi, il y a deux écoles, complètement contradictoires, mais ce que j'ai pu lire par ailleurs, voir dans les musées, entendre aux dernières conférences d'Alexandrov me persuadent que c'est comme chez nous, si l'on est progressiste, on noircit le moyen âge, le christianisme, les traditions, la paysannerie et tout ce qui s'ensuit. Le tsar Ivan tombe aussi sous le coup de cet amalgame.
Quelqu'une de mes amies trouvait impossible d'admettre que cet affreux tsar ait pu être sincèrement et profondément croyant. En effet, bien que cela ne soit pas incompatible à des degrés divers, dans notre nature humaine. De mon côté, j'en viens à me demander si ce tsar cultivé et intelligent, qui avait réformé le code pénal, convoqué le concile des Cent Chapitres, instauré un impôt dégressif pour faire payer davantage les riches que les pauvres, consacrait une partie de son trésor à faire rechercher et racheter les Russes enlevés par le Tatars et vendus comme esclaves; qui était un fin connaisseur de l'iconographie, vénérait Andreï Roubliov et Théophane le Grec et avait à cœur de conserver leurs oeuvres et d'en transmettre l'esprit, dont le premier réflexe à la découverte miraculeuse de l'icône de notre Dame de Kazan fut d'en admirer la facture et d'en faire exécuter une copie; qui aimait la musique et composait des hymnes religieux austères; qui aimait les livres et fut le premier à en faire imprimer, pouvait vraiment être sans nuances la brute sanguinaire, le bouffon tyrannique et le prédateur sexuel présenté par une partie des historiens ou des intellectuels.
L'article donne un détail qui m'a paru vrai et me l'a un peu restitué. C'était, comme tout noble de son époque, un chasseur invétéré, et il avait toutes sortes de chiens barzoï, de faucons et d'éperviers, et un prince mongol lui avait écrit pour lui demander de lui faire porter quelques rapaces. Il lui avait répondu: "Je n'en ai plus, car il y a longtemps que je ne chasse plus, j'ai trop d'ennuis pour cela."
Je relis ses lettres à Kourbski, pour essayer de m'en faire une idée, et j'aimerais trouver l'ensemble de sa correspondance. A un certain moment, il dit à Kourbski: "quel souverain dans son bon sens ferait un massacre de ses propres sujets?" sous-entendant que son sort était lié au leur, ce qui en effet était le cas. Mais il utilise toutes sortes d'arguments bibliques pour justifier sa sévérité envers les traîtres, et va jusqu'à dire que Kourbski, coupable ou innocent, n'avait pas à craindre de mourir, puisque, dans le deuxième cas, il aurait hérité de la couronne des martyrs, alors qu'en trahissant pour sauver sa peau, il s'assurait la damnation éternelle. Du reste, quelle importance pouvait avoir le fait de vivre un an de plus ou de moins dans cette vallée de larmes?
Mais s'il n'a pas fait de cadeaux aux boïars et aux princes, et si l'Opritchnina était une organisation impitoyable, rien n'indique qu'il ait fait effectivement "un grand massacre de ses propres sujets". On n'en trouve pas de traces écrites irréfutables, et pas de trace dans le folklore, qui au contraire le célèbre, alors que Pierre I fut représenté à sa mort comme le chat enterré par les souris...
L'auteur du second article le compare à Louis XI. Louis XI était probablement plus pragmatique. Il fut également calomnié, d'ailleurs.
Je tourne donc toujours autour de cette énigme royale!
Un autre mystère pour moi est la place qu'il aura tenu dans ma vie, la fascination qu'il aura exercée sur moi, et consciemment ou non, je suis allée m'échouer dans son voisinage historique et probablement spirituel. Je m'en suis affranchie trente ans, mais depuis qu'il est ressorti de sa boîte, il ne me lâche plus, et l'idée me vient que pour m'en délivrer, il faudra aller plus loin que l'achèvement de mes deux livres, les quarantaines et les pannychides commandées au monastère, il faudra le délivrer en me délivrant, prier, accomplir des choses dont je ne connais pas encore la nature...