Une amie de Iouri, Elena, qui a une petite maison
d’édition, me propose de me récupérer après que mon éditeur précédent a mis
la clé sous la porte sans prévenir. Elle est intelligente, profonde, sensible,
idéaliste et honnête. Mais je pense qu’elle n’a pas les moyens de payer des
traductions. J’ai Epitaphe en cours de traduction, mais je ne pourrai pas faire
plus sans sponsors. Il me reste à souhaiter qu'Epitaphe devienne un best-seller, pour elle et pour moi...
Elle m’a écrit sur Iarilo et Parthène des choses qui me
sont allées droit au coeur et m’a demandé la permission de citer mes
chroniques. Echange de bons procédés, je la cite sur moi-même !
D’abord, je dois dire que dans mes années d’enfance et
d’adolescence, j’étais passionnée par Ivan le Terrible. J’ai pratiquement
grandi non loin de la Sloboda. Nous avions une datcha près d’Alexandrov, que je
considérais comme ma seule véritable maison, et ces coins comme ma petite
patrie. Chaque année, je visitais la Sloboda. Vers 13 ans, j’achetai
et lu un roman de deux tomes sur Ivan le Terrible et le métropolite Philippe et
ensuite sur ses motifs, j’écrivis une pièce historique en vers. Alors je
dessinai au pastel le portrait du tsar par Vaznetsov, et il resta quelques
temps sur mon mur... en gros, le thème m’est proche. Et votre traitement du
type psychologique du Terrible me semble très exact. En tous cas, selon ma
conception. Et de même votre description du tsar Fiodor, que l’on abaisse
habituellement d’une façon très injuste, ce qui m’a toujours blessée. Le roman
lui-même est écrit de façon captivante, on n’a pas envie de le laisser, on a
envie de le lire jusqu’au bout. Le second tome m’a davantage intéressée que le
premier, et j’y ai rencontré un motif que je voulais jouer dans un récit, mais
je n’ai jamais pu m’y mettre. Vous écrivez là que le tsar se retrouve entouré
d’enfants, comme s’ils étaient les seuls à pouvoir le supporter. Dans mon
récit, je voulais mettre en scène le tsar dans ses dernières années et un
enfant (le fils d’un serviteur, peu importe), qui aurait simplement eu
compassion de cet être à l’âme malade,
réellement très malheureux, et en lequel celui-ci aurait vu ce qu’il
était lui-même, avant que les boyards ne l’eussent perverti, lui-même, tel
qu’il aurait pu être, s’il avait eu une enfance normale ; il aurait vu et
pleuré sa propre âme pure et capable d’aimer, perdue sans retour. J’aurais
voulu jouer ce motif. Et je l’ai trouvé chez vous.
Ivan le Terrible, c’est d’abord une immense tragédie. La
sienne et celle de la Russie. Si Anastasia était restée en vie, il ne se serait
pas produit en lui cet effondrement, et nous aurions eu un tout autre règne,
celui du début de son gouvernement. Le gouvernement d'un Tsar par nature
exceptionnellement doué, un gouvernement glorieux, sur le plan militaire,
civique et culturel. Un véritable épanouissement de la Russie... Tout aurait
continué comme cela, sans perte fatale ni intérêts particuliers et infidélité
de tous les côtés, quand près de son lit de douleur, même les plus mesurés
(Sylvestre) discutaient de la manière de priver son héritier du trône, et il
serait entré dans l’histoire comme un second « soleil de la Terre
russe ». Mais tout cela lui a brisé l’âme, et la seconde moitié de son
règne, c’est déjà un autre homme, un homme malade, qui se torture et torture.
Une personnalité coupée en deux. Et le bilan de cette division, de ces affaires
sanglantes et de cette débauche, ce sont les troubles et l’effondrement au lieu
de la gloire et de la puissance, que laissait prévoir le début de son règne.
Je ne peux pas me faire « l’avocate » du
Terrible. Beaucoup de ses actions sont beaucoup trop graves et cruelles. Et les
tentatives actuelles de le présenter comme un « saint » me paraissent
en quelque sorte... également un genre de maladie. Le bourreau ne peut être mis
au rang de ses victimes, même s’il a beaucoup souffert lui-même... Mais je ne
peux pas ne pas pleurer ce Souverain tel qu’il fut au début et tel qu’il aurait
dû entrer dans l’Histoire. Tel qu’il fut prévu par Dieu. Et le sort de la Russie,
qui n’a pas vu se réaliser ce souverain. Et je ne peux pas examiner sa
personnalité et son destin sur un seul plan, sans prendre en considération
toutes les facettes, c’est-à-dire, à proprement parler, les causes de cette
tragédie. Vous l’avez, je me souviens, comparé à un personnage de Dostoievski.
Oui, mais d’une autre dimension... Ici, c’est un abîme, sombre, effrayant. Mais
en même temps, attirant en cela que le crime et le châtiment s’interpénètrent,
le méfait s’allie au tourment et au remords, et l’on a envie de comprendre, de
saisir. Ce n’est pas le mal qui est intéressant en lui-même, mais ce mélange de
choses inconciliables. Et bien sûr, la comparaison avec Staline ou autres
morts-vivants du même genre, est complètement déplacée. Chez les Staline et
leurs semblables, aucun remords de conscience n’a jamais été évoqué, en raison
de l’absence d’organe correspondant... C’étaient des tueurs pragmatiques, qui
anéantissainet les gens « avec énergie et en masse ». Aucun
« Dieu qui se bat avec le diable », mais seulement le diable
triomphant. Et en ce sens, ils ne sont pas intéressants.
Très étrange est la réaction de celle
qui « défend » Basmanov. C’est aussi une espèce de folie...
D’après moi, vous l’avez plutôt réhabilité. D’ailleurs, c’est une image très
réussie. Je ne jugerai pas de la
véracité historique, mais comme personnage, comme exemple d’homme aspiré par
l’abîme qui trouve quand même la force de lui résister, comme exemple de
rétablissement d’une âme quasiment damnée sans retour. C’est intéressant d’un
point de vue psychologique, et plein d’enseignement d’un point de vue spirituel.
Je suis très touchée qu'ayant grandi dans des pays et culture différents, et à des époques différentes, nous ayons ressenti toutes deux les choses de la même manière, et à peu près au même âge, comme si le tsar cherchait vraiment un écho dans les coeurs d'enfants. Je crois profondément que le tsar Ivan était tel que nous l'avons compris; peut-être son âme cherchait-elle à nous le faire percevoir. C'est pourquoi je prie pour lui. Je prie le métropolite Philippe d'intercéder pour mon livre et ceux que j'y ai fait figurer. Je trouve infiniment plus intéressant, respectueux et productif d'essayer de comprendre ce personnage dans sa complexité paradoxale que d'en faire le saint qu'il n'était pas, ou une caricature idéologique.
Son idée que la Russie aurait eu un tout autre destin si Anastasia n'était pas morte et si Ivan n'avait pas perdu le nord me fascine, je ne m'étais pas posé la question. Car en effet, il aurait pu lui donner une grande impulsion, tout en la gardant orthodoxe, sans les dérives occidentalistes des Romanov. Cela aurait peut-être pu éviter à toute l'Europe, en gardant un second pôle chrétien puissant et différent, de verser dans le maelstrom ténébreux du judéo-protestantisme anglosaxon qui a fini par se transformer en trou noir, aspirant la Russie dans sa chute. Je me demande à quoi elle aurait ressemblé à la fin de son règne, s'il n'avait été perturbé de la sorte.
Nicolas Bonnal m'a envoyé un article très intéressant, un commentaire d'extraits du journal d'un écrivain de Dostoievski, consacrés à sa visite de l'Angleterre, et c'est assez complémentaire de nos réflexions sur Ivan le Terrible. Quand j'avais lu Dostoievski, j'avais eu l'étrange impression qu'à seulement quelques décennies de ma naissance, dans un monde irrémediablement coupé de ses sources par la modernité, existait encore un empire qui gardait le contact avec les siennes, une foi médiévale, une société paysanne et aristocratique presque exempte de bourgeois, mais si, il y en avait, Pierre le Grand avait massivement transformé ses nobles en fonctionnaires, il y en avait suffisemment pour permettre l'avènement de la "grande révolution"... Dostoiveski s'en rendait compte, il discernait la contamination de son univers encore sain par cette atroce maladie occidentale dont l'Europe était en train de crever, sous l'apparent triomphe anglais qui parasitait la terre entière. Quand j'avais lu les descriptions des bas-fonds de Londres par Jack London, j'y avais d'ailleurs vu la préfiguration du Goulag. Une transformation du peuple en une foule d'esclaves mécaniques corvéables à merci par ceux-là même qui, au lieu de le gouverner, se conduisent en colonisateurs.
J'ai mis un moment à mettre le nez dedans, je ne sais d'ailleurs pas comment fait Nicolas pour lire autant, écouter et regarder autant, et trouver le moyen de recenser tout cela, de correspondre et d'écrire, moi, je suis en complète surchauffe, et réponds à la définition du problème donnée ici par Ariane Bilheran:
J'ai regardé une flash-mob dans un centre commercial à Saratov, où les participants entonnent des chants de Noël traditionnels, et cela m'a complètement fascinée. C'est l'irruption d'une autre dimension dans un univers factice et moche, dont elle souligne tout à coup le caractère insupportable, avilissant, anti humain. Les gens écoutent, enchantés, leurs visages changent. Il leur arrive l'écho de ce qui était profondément nous, de cette lumière, de cette innocence, de cette espérance, et la hideur de leurs oripeaux utilitaires saute tout à coup aux yeux avec une évidence épouvantable, des oripeaux d'esclaves, de bouffons. C'est peut-être pour éviter ce genre de prises de conscience que l'on nous prive de tout cela et qu'on atrophie les organes spirituels qui permettent de le percevoir?