Paysans de la région de Vologda
photo Sergueï Prokhoudine-Gorski 1907
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En complément de mon article sur le négationnisme néocommuniste, j'aimerais proposer cet extrait de la "Civilisation Orthodoxe" d'Alexandre Panarine, consacré à la paysannerie et à la collectivisation, à l'intérieur d'une vaste analyse du destin de la Russie et des problèmes actuels de notre monde, de la société marchande et du globalisme. Ce livre pénétrant et difficile (très difficile à traduire) me paraît profondément vrai. Je l'avais traduit sur la commande d'un moine du mont Athos et m'aperçoit d'ailleurs qu'il me faudrait encore le recorriger.
Car dans cette affaire, ce n'est pas sur la noblesse ou ce qu'on appelle, à tort en Russie, où elle était très peu présente, la bourgeoisie, ni même sur la classe intellectuelle que je m'apitoie le plus, c'est sur la paysannerie, exactement comme chez nous, d'ailleurs. Naturellement, je suis scandalisée par le sort fait à la famille impériale et à de nombreux nobles et officiers. A de nombreux marchands, qui n'avaient pas du tout la mentalité du riche ou du bourgeois occidental, comme on le voit dans le livre de Chmeliov "l'été du Seigneur". A de nombreux artistes remarquables qui ont quasiment tous eu un sort tragique, qu'ils aient ou non marché dans la combine révolutionnaire, un peu, beaucoup ou passionnément. Il n'y a pas d'écrivain, de peintre, de musicien ni de cinéaste de l'époque qui n'ait eu de plus ou moins gros problèmes, je le vois à chaque fois que je tombe sur un article biographique: Essénine, Goumilev, Akhmatova, Blok, Boulgakov, le peintre Korine, Mandeslstam, Tsvetaïeva, la chanteuse populaire Lydia Rousslanova, le grand chirurgien saint Luc de Crimée, le père Pavel Florenski, esprit encyclopédique qui pouvait apporter tant de choses à son pays, et combien d'autres... Même Eisenstein est mort à temps. Leur implication dans les événements était variable et parfois nulle, mais je garde à l'esprit que beaucoup, dans ces classes là, ont adhéré à ce qui se passait, exactement comme aujourd'hui nos bobos et notre presse font notre malheur, et contribué à brouiller la cervelle de foules plus simples.
Le paysan, c'est l'âme d'un pays, c'est sa mémoire, sa longue, très longue mémoire, et c'est sur lui qu'on s'est acharné, sur lui et sur le chrétien, c'est d'ailleurs en russe quasiment le même mot. Contrairement à la légende colportée par la propagande et reprise impudemment de nos jours, c'est toute la paysannerie et non pas le "koulak" des immondes caricatures destinées à donner un permis de spolier et d'affamer tranquille, qui fut l'objet de la "sollicitude" prolétarienne de tous ces amis de l'humanité à revolver.
J'ai entendu plusieurs fois des communistes me justifier cette politique en partant du principe que "les paysans ne comprenaient rien à la révolution".
J'ai lu un commentaire expliquant que "sans cela, les villes seraient mortes de faim". En dehors du fait que c'est complètement faux et qu'une paysannerie qu'on laisse tranquille est tout à fait capable de nourrir les villes, cela signifie qu'aux yeux des tenants de cette thèse, peu importait de faire mourir toutes les campagnes si l'on sauvait les précieux citadins.
Enfin d'autres commentaires déclarent que l'on exécutait des traîtres et que c'était parfaitement normal.
C'est-à-dire que toute l'élite intellectuelle russe, non seulement en émigration, mais restée sur place souvent au péril de sa vie, et devenue "soviétique" par la force des choses, les Essénine, Blok, Akhmatova etc, méritait le sort souvent abominable qui lui a été fait, et avec elle, les chrétiens orthodoxes et les paysans, fort nombreux. Que de traîtres, en Russie, décidément!
Cette tournure d'esprit me glace le sang: est un traître toute personne qui n'épouse pas la cause. Et démontre qu'en effet, le patriarche Tikhon avait raison d'accuser les commissaires du peuple d'avoir divisé le pays, c'est bien ce qu'ils ont fait, et pour longtemps. Car on peut toujours pardonner ce qui a été commis, et même il le faut, mais comment pardonner à celui qui ne reconnaît pas ses crimes, les justifie et se déclare prêt à recommencer?
Alexandre Panarine est profondément antilibéral, comme moi, slavophile, comme moi, croyant, comme moi. Il n'est pas communiste, et décrit la perversité du marxisme et ses effets sur son pays avec une grande lucidité. Cependant, il pense que la Russie avait plus ou moins digéré cet affreux truc, que la vie y était devenue supportable et qu'il n'aurait pas fallu y toucher, dans la mesure où l'on se décidait enfin à foutre la paix aux croyants, c'est une opinion que je partage. Se débarrasser du communisme pour se retrouver la proie des apparatchiks devenus oligarques et des chacals occidentaux n'était pas forcément gagner au change.
Dans l'état actuel des choses, je verrais même d'un bon oeil une nationalisation de tout ce qui est d'intérêt collectif et national, et pas seulement en Russie. Le communisme, malgré l'agressivité et l'aveuglement de ses nostalgiques ne me paraît pas actuellement un danger, car le serpent du totalitarisme progressiste matérialiste a une fois de plus mué et l'a abandonné comme une vieille peau, pour prendre sa forme peut-être la plus dangereuse, celle du libéralisme mondialiste néoconservateur. C'est-à-dire plus simplement du pouvoir des mafias, suite logique de l'assassinat des peuples organiques et homogènes, de la destruction de leur mémoire, de leur culture originale et de leur spiritualité.
La vie est une fête de la totalisation sensuelle, de
l’accouplement et de la pénétration mutuelle, de l’ouverture permanente. La
mort, au contraire, est le passage de la réunion organique au stade inférieur
de la division en éléments isolés- à l’intérieur d’un corps donné comme au sein de
ses relations au monde extérieur. Toute la culture actuelle économico centriste
du change est fondée sur les présomptions d’une action intentionnelle, convenue
à l’avance et de pointe – sans stimulation matérielle garantie elle ne marche
pas. En ce sens, c'est un éloignement de la vie, car cette dernière consiste en une activité spontanée, qui se déverse hors de ses limites, qui pousse à
travers tous les obstacles. La paysannerie et son amour pour la terre
représentaient une spontanéité de cet ordre.
Comparez l’ancien type paysan que les commissaires
bolcheviques ont mis tant d’énergie à combattre – ces eunuques du harem appelé
propriété socialiste, avec les nouveaux « agraires » auxquels nous
avons affaire aujourd’hui. Son drame est
celui de la vie elle-même, que l’on a tranchée, tronquée, déracinée,
stérilisée. Les commissaires ont adopté la technologie de l’absurde, et à
l’éternelle liturgie paysanne de la terre nourricière ont opposé le jeu de
l’absurde.
Au début, dans la période d’excédent, ils prenaient au
paysan, qui venait de recevoir sa terre, toute sa récolte. Le travail devenait
par là même absurde. Ensuite, dans la période de la collectivisation, les
commissaires nécrophiles, sous les yeux des paysans, vouaient à sa perte le blé
qu’ils leur avaient enlevé, en l’arrosant comme il convient. Le bétail
confisqué mourait de faim dans les parcelles collectives, les récoltes
confisquées pourrissaient ou brûlaient. Ce théâtre de l’absurde, organisé avec
une sombre et mauvaise jubilation de nécrophiles devant la vie profanée dura
des décennies.
On semait du lin, seulement pour le récolter à
l’automne et le brûler. Au temps de « l’épopée du maïs », sous
Khrouchtchev, des superficies de terre étaient dévastées pour être occupée par
le « roi des champs » qui trompait la science et ne donnait rien.
Après la famine monstrueuse des années 30, qui avait commencée à la suite de la
collectivisation générale, le pouvoir décida de céder momentanément à « l’instinct
de propriété ». On accorda aux paysans de misérables parcelles de jardin,
moins de 1% des surfaces cultivables du pays. C’était un petit oasis de vie
dans le royaume de la scholastique socialo-bureaucratique mortifère. Et cet
oasis nourrissait de ses sucs le pays exsangue, fournissant près de 40% de
toute la production agraire. Mais cette petite revanche suscita aussitôt
l’agitation et la haine des eunuques du communisme, qui commencèrent à exiger
pour chaque poule élevée, chaque arbre fruitier planté un impôt qui excédait
des dizaines de fois le « bénéfice » possible du paysan.
Le foyer paysan misérable était isolé et bloqué par
tous les efforts d’une armée mobilisée de surveillants-expropriateurs. Il était
interdit de mener le bétail au pré, on ne pouvait faucher pour le nourrir que
dans des endroits peu commodes, au hasard, près des ravins, et encore en
cachette, avec les coups d’œil traqués qui accompagnent les pratiques illégales
et honteuses. La réaction rationnelle à
cette censure omniprésente et qui ne connaissait pas la pitié envers les manifestations
de la vie eût été de tout laisser tomber, de partir à la ville et de passer
dans les rangs de la bureaucratie et de la technocratie victorieuses.
Beaucoup le firent. La différenciation socialiste
distingue et oppose deux parties de la paysannerie : celle qui, à la vie
et au travail de la terre réels a préféré le « travail du texte »-
l’activité bruyante d’innombrables activistes des jeunesses communistes, des
propagandistes, des agitateurs, des organisateurs, des agents de terrain, des contrôleurs
– et celle qui est restée fidèle à la vie même du peuple et au-delà de cela, à
l’ordre cosmique. Quelle force vitale, quelle énergie de l’éros fallait-il pour
continuer, dans les circonstances de la nécrophilie inlassable des
commissaires, son affaire de paysan, qui transforme le corps et la volonté en
un organisme cosmique, en l’expression de la nature opprimée, assiégée par la
technosphère !
Dans la logique de la modernité, on pourrait évaluer
la différenciation de la paysannerie asservie et l’expliquer par les critères
de la « mobilité sociale ».
S’en allaient à la ville, en quittant la terre pour
toujours, les plus mobiles, les plus adaptables, les plus réactifs aux appels
de la modernité avec toute son « école du succès » rationaliste. Mais
une réflexion contemporaine plus mûre
nous découvre des secrets inaccessibles à la sociologie traditionnelle.
Selon quelque critère supérieur, ceux qui restaient sur la terre devraient être
reconnus comme les meilleurs conservateurs du feu cosmique chancelant qui répond
de la continuation de notre existence.
La question de ce que la campagne a donné à la ville
industrielle se pose d’une nouvelle façon.
Du point de vue du positivisme sociologique, elle lui a simplement donné
la masse physique d’une nouvelle force de travail. Du point de vue de la
nouvelle métaphysique du cosmisme, elle l’a gratifié du type d’homme que la
ville actuelle n’est plus en état de former : celui qui apporte au monde
l’offrande de son activité spontanée et désintéressée, de sa réceptivité et de sa
curiosité insatiables, de son empathie et de sa participation, en
un mot, de cette ouverture à la vie sans laquelle la production sociale n’est,
au sens propre, pas possible. Car la production se fonde sur deux
aspects :
1) sur l’ouverture des gens à la nature, au dialogue
difficile et plein de sens auquel ils doivent être constamment prêts ;
2) sur l’ouverture
des uns aux autres, sans laquelle une coopération sociale quelque
peu développée et efficace n’est pas
possible.
Aujourd’hui, nous sommes menacés par une véritable
paralysie de la production sociale.
La domination du paradigme de Saussure,- la séparation
du signifié et du signifiant, est le signe d’une phase nouvelle et inattendue
des relations entre la nature et la culture. La maladie de la naturophobie
prends le dessus sur la culture, elle ne se sent déjà plus les forces de
« lutter avec la nature » et de répondre à ses défis par les
exploits de nouvelles découvertes fondamentales, découvertes ou révélations
artistiques.
La nouvelle culture, qui s’isole elle-même et craint
de goûter à tout ce qui est primordial, cosmique et naturel, passe sa commande
sociale à la technique : isoler la personnalité du milieu naturel et de
toutes dépendances naturelles, la faire entrer entièrement dans un texte
artificiellement construit. Comme l’écrit V. Koutyriev, « il faut regarder
la vérité dans les yeux : la partie « d’avant-garde »,
progressiste de l’humanité se transforme en matériau de base du monde
informatique et s’apprête, comme l’y invitait l’académicien V.
Glouchkov », à « entrer dans la machine ».
Alexandre Panarine, la Civilisation Orthodoxe, chapitre II