L’article de Slobodan, et
celui d’Eric Werner ne laissent pas beaucoup d’espoir à la France. Le tableau
que me tracent les conversations entre Russes exilées là-bas, sur Facebook, non
plus. Elles ont des maris français, des enfants qui ont grandi sur place, elles
ne peuvent plus rentrer et contemplent le désastre avec un recul que n’ont sans
doute pas leurs proches, car cela fait des décennies que les Français subissent
un conditionnement aussi sournois que puissant, je le ressentais déjà dans les
années soixante-dix : si tu ne penses pas bien, tu n’est pas fréquentable,
et on en arrive même à « tu n’es pas digne de vivre », et à
l’approbation enthousiaste de crimes politiques comme celui qui vient de se
produire. Tout remonte, pour l’un et l’autre, à la révolution française, le
peuple étouffe sous l’écroulement des institutions qui en ont procédé. Il
étouffe et il dégénère. Eric Werner envisage, outre la dissolution de la
France, l’effacement de tout ce qu’elle a créé au fil des siècles, et en effet,
moi-même, depuis déjà un bon moment, j’ai le coeur qui se serre à la vue des
villages de l’Ardèche, de la Drôme, du Gard, que je vois défiler sur internet, des demeures,
des châteaux, des fermes, des églises, qu’en restera-t-il dans une ou deux
décennies ? Je suppose que les Russes normaux devaient se poser la même
question, au moment de leur propre révolution, quand on dynamitait à Moscou des
quartiers entiers, des cathédrales, des palais, et que disparaissaient meubles
et oeuvres d’art, icônes et objets sacrés. Je me souviens que dans les années
quatre-vingt-dix, quand je suis venue travailler à Moscou, je pensais que la
Russie, au moins, ne me mentait pas, et que les intellectuels russes savaient
le prix de ce que les intellectuels français méprisaient. J’ai des visions d’une France ravagée, avec
tous ses trésors architecturaux en ruine, ses musées pillés, comme autrefois en
Irak ou en Syrie, une population hagarde et dégénérée qui répète des
incantations absurdes, sous l’oeil de satrapes méprisants et satisfaits du
résultat de leurs patientes et fourbes intrigues. Je revois tout ce que fut
ma jeunesse, tout ce que je décris dans me souvenirs, je contemple les photos
de maman, des filles Pleynet, de mon père, de toute cette vie paisible,
normale, élégante et douce, et j’ai envie de pleurer.
Une lassitude immense s’empare
de moi devant le flot de nouvelles révoltantes et de considérations, discours,
analyses, commentaires intelligents ou stupides, ce tohu-bohu qui enfle et me
semble tourner autour d’un affreux point de néant invisible, une sorte de trou
noir qui nous engloutit inexorablement. Je vois partir à la dérive tout ce qui
valait la peine d’être vécu, aimé et défendu, je vois profaner et insulter la
vie de toutes les manières. Et les enfants, les bêtes, que tout cela emporte et
broie, les arbres, les plantes, la beauté, en un mot, l’Existence...
Nous n’avons plus devant nous qu’un jour ou deux de cet été indien miraculeux, transparent et doré, avec ce vent léger qui semble le doux et calme déplacement d’ailes séraphiques, avec les papillons et les oiseaux, les abeilles affairées et les chats étendus au soleil.
Dany me dit qu’on a semé tant
de levain d’injustice et d’iniquité que quelque chose est en train de lever,
dans l’humanité, et même de se soulever. Certes, les « élites »
cherchent à déclencher le chaos et pensent qu’elles vont surfer sur la vague,
mais il n’est pas sûr qu’elles gardent le contrôle sur ce qu’elles provoquent.
La procession de Moscou a
finalement surpris tout le monde par l’ampleur de la participation. Elle a
surpris les orthodoxes eux-mêmes qui ne se croyaient pas si nombreux ni si
motivés. Il est possible que des gens aient participé qui, d’habitude, ne vont
à l’église qu’une fois par an, mais se reconnaissent dans le destin orthodoxe
de la Russie, ils y retrouvent leur identité. D’après ce que j’ai entendu dire,
il y avait aussi des soldats, des vétérans du front qui marchaient sur des
prothèses.
Dans les commentaires de
facebook, je vois des gens s’indigner qu’on « pleure Charlie Kirk, qui
avait des idées ignobles ». J’aimerais savoir en quoi les idées d’un type
qui essayait d’engager le dialogue avec ses opposants avec patience et respect
ont quelque chose d’ignoble, j’aimerais savoir aussi ce que sont des idées
ignobles, car en théorie, on nous présente toutes les idées sous de belles
couleurs, sinon, elles n’attireraient pas grand monde, c’est généralement leur
application ou leur utilisation, qui est atroce. Ainsi, il était normal de
tuer un type dont on juge les idées ignobles. En soi, pour moi, une telle idée,
abattre un homme, un père de famille pour ses convictions politiques, c’est
cela qui me paraît infâme. Je suis donc, selon ce raisonnement, fondée à
abattre tous les abrutis qui professent une telle chose ?
Je suis passée au café, et j’ai
vu la jeune Liéna, la femme de Sacha qui seconde Gilles. C’est un être
délicieux, toujours joyeux, chaleureux, spontané comme un enfant. Elle m’a dit
qu’elle allait tout le temps à l’église, depuis que sa conversation avec l’évêque
l’avait convertie, parce que c’était le repos de son âme, sa recharge d’énergie,
et je pensais que j’avais, de mon côté, beaucoup de mal à m’y rendre. Certes,
si je n’y vais pas, je sombre dans la déprime assez vite, et je suis contente
de l’avoir fait quand je sors, mais cela me demande toujours un effort. Elle
revenait, éblouie, de Turquie, où son mari l’avait emmenée en vacances, et me
parlait des endroits liés à saint Nicolas, aux premiers temps du
christianisme, mais, ajouta-t-elle, ces lieux sont morts, désertés, profanés,
mal entretenus, le pays ayant été épuré de sa population chrétienne, installée
depuis l’antiquité, par les envahisseurs turcs. De sorte que malgré la beauté des
paysages, des monuments, les chevaux, les paons, la mer, Liéna était très
heureuse de retrouver Pereslavl, ses églises qui fonctionnent, avec les
carillons des cloches, elle était heureuse de vivre ici.
J’ai lu un étonnant témoignage.
Un professeur de Moscou dont le fils est au front reçoit de lui un message,
comme quoi, avec ses compagnons, il est bloqué par les drones ukrainiens et qu’ils
n’arrivent même pas à évacuer leurs blessés. Terriblement anxieuse, elle arrive
pour donner son cours, et s’aperçoit qu’elle en est totalement incapable. Elle
se décide donc à informer les enfants de ce qui lui arrive. Et ceux-ci lui
répondent : «Il y a une église, à côté, allons prier pour votre fils ».
Et tout le monde s’y rend, y compris l’enseignante, qui n’était pas
particulièrement pratiquante. A son retour, elle trouve un message de son
fils : « Maman, c’est incroyable, une tempête s’est levée, qui a
dispersé les drones, et nous avons tous pu partir, et évacuer les blessés ».
J’entends souvent ce genre d’histoires.
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