C'est devenu une tradition que de faire la bringue la veille de mes départs. Cette fois je suis allée fêter l'anniversaire de Iouri Iourtchenko, il avait organisé une soirée littéraire, dans le théâtre qu'il a aménagé chez lui, en faisant des fouilles dans la cave de son appartement.
Il a chanté une chanson
de son cru, et certains de ses amis ont chanté les leurs. Tout le monde se
congratulait avec beaucoup de sentiments, c’était une soirée typiquement russe.
J’étais arrivée en retard à cause de Xioucha, qui était cependant enthousiaste.
Je n’ai malheureusement pas tout compris, je suis au désespoir de me rendre
compte que je suis loin de toujours bien comprendre et de parler correctement
et me demande si cela me viendra encore, car je suis vieille.
Un ami de Ioura a parlé
de sa sincérité, du caractère lyrique de sa poésie, qui disparaît aujourd'hui, car s’il y avait
de nouveaux poètes, ils n’avaient pas souvent accès à l’édition. «Tous ceux de la
génération précédente sont morts ou sont en train de mourir, et il ne reste que
celui-là, parmi nous, comme une source vive intarissable. » C’est en effet l’impression que
j’ai retiré de cette lecture. Je ne comprenais pas tout, mais comme me disait
Zakhar à propos de mes propres vers, j’entendais la musique. Un lyrisme auquel
les Français ne semblent plus sensibles, que je ne vois pas se manifester dans
ce que j’ai pu lire de poésie contemporaine, chez nous, un lyrisme puissant,
qui transforme le monde, qui saisit de la vie et de la source qui la secrète le
mouvement et la pulsation, et la traduit en discours et en images
incantatoires. Si ce souffle, ce lyrisme, cette musique et ces visions sont
absents de la poésie, ce n’est plus pour moi de la poésie, mais de la « prouesse technique» desséchée ou snobinarde qui n'obéit pas à une profonde nécessité intérieure et n'a plus cette conviction de l'innocence qui rend géniaux les enfants éternels. La fonction de la poésie s’apparente à mes yeux à celle du folklore, du chant traditionnel: elle transfigure notre existence et ressemble, en ce sens, à une démarche de prière. Selon l'ancien Porphyre: "Pour être chrétien, il faut être un peu poète".
Le lendemain, départ et voyage affreux. Un type qui avait couru
comme un dératé pour avoir sa correspondance trop courte est mort en s’asseyant
sur son siège. Une équipe médicale a essayé de le ressusciter en vain pendant
trois quarts d’heure. J’étais crevée et somnolente, je me demandais pourquoi
les hôtesses galopaient sans arrêt dans le couloir central. J’ai compris en
voyant une bonne femme tenir une perfusion, que quelqu’un s’était trouvé
mal, et je me demandais pourquoi on ne l’envoyait pas à l’hôpital. En fin de
compte, on nous a fait évacuer l’avion, et attendre deux heures à l’aéroport.
Je dois dire que l’événement me semblait aussi irréel que fâcheux, je me disais
qu’il eût mieux valu que le mort ratât son avion, ce qui n’était guère
charitable. Je n’ai pas entendu un cri, les gens continuaient à mener leur vie
chacun dans son fauteuil, et ce pauvre type, entouré de professionnels et de
voyageurs indifférents, est sorti de son existence sans avoir compris ce qu’il
lui arrivait, il a couru pour avoir son avion, et il est mort, en quelques
secondes, toutes les raisons qu’il avait de courir ont été réduites à néant.
En arrivant à Paris,
j’ai été étourdie par le printemps, les feuilles vertes pleines de lumière, les
arbustes en fleurs. Autrement, c’est la cour des miracles, avec
des homos et des bobos qui se promènent au milieu, je ne me sentais absolument pas chez moi.
Quand j’ai voulu
prendre un taxi, je me suis heurtée au fait qu’il est devenu presque impossible
d’en commander un par appel téléphonique. Il faut avoir un smartphone (j’en ai
un, mais avec un numéro russe), il faut avoir un compte, chez telle ou telle
compagnie, un mot de passe et toutes ces sortes d’horreurs qui vous pourrissent
la vie. Ou bien "taper un, taper deux", et on ne tombe jamais sur un opérateur.
Ou quand on y arrive, le chauffeur se décommande. J'ai fini par partir,
hystérique, en chercher un dans la rue, avec valise, sac et chien, et par
miracle, l'amie chez qui je logeais m'en a trouvé un. Il paraît que c’est la nouvelle mode, ils ne
veulent plus faire de petites courses, et on ne peut plus les joindre. Vous
êtes vieux et chargé, vous n’avez qu’à faire comme le passager de l’avion,
passer l’arme à gauche, ça fait toujours une retraite en moins à payer. Tout à
coup j’ai réalisé l’inhumanité de cette société électronique qu’on nous
fabrique et souhaité de tout cœur la fin du monde.
Arrivée à la gare, je
n’ai pas pu retirer mon billet ruineux à la borne, et j’étais harcelée par une
rom impudente et plaintive. Je n’avais pas de monnaie, et pas envie de lui
refiler une grosse coupure. Je me suis traînée au guichet pour retirer le fichu
billet, puis j’ai voulu prendre un café et un croissant pour essayer de retrouver mes esprits . Le serveur de la
croissanterie était complètement allumé, il n’arrivait pas à servir les gens, les faisait attendre des heures, leur parlait d’un ton rogue et a fini par nous déclarer : « Si vous
voulez du café au lait ou un capuccino, y en a pas, allez ailleurs ! » La rom, un
instant chassée par un vigile, était revenue à l’attaque comme une mouche
inlassable qui zonzonait ses plaintes mécaniques. Elle était escortée par une folle qui
vaticinait et insultait tout le monde. Ayant cassé mon billet de 20 €, j’ai en ai filé 5 à l’horrible rom qui n’est pas du tout allée s’offrir un petit dej comme
elle prétendait le faire, et je me suis souvenue du jeune homme bien français
que j’avais vu, la dernière fois, fouiller dans les poubelles, et à qui j’en
avais offert un sans qu’il l'eût demandé, et sans que j'eusse à regretter mon pognon.
« Donne-moi un p’tit billet, geignait la créature.
- Des p’tits billets
j’en ai qu’un, je suis retraitée, qu’est-ce que vous croyez, que nous sommes
tous richissimes ? Tiens, prends-le et fiche-moi la paix ! »
Il y a des moments où
voir le visage du Christ dans celui de son prochain n’est pas simple, surtout
en France.
La folle, lassée
d’emmerder la rom, s’en est prise à moi, me reprochant de ne pas lui donner de
travail, et de ne pas l’aider financièrement, et insultant ceux qui se trouvaient sur son passage. Il me semblait faire un cauchemar
sordide et grotesque, bienvenue à la maison. Comment se fait-il qu'une femme dans cet état rôde dans une gare où tout le monde l'engueule, au lieu d'être prise en charge par un hôpital?
Dans le train
lui-même, je me suis aperçue que la Russie m’avait donné de mauvaises
habitudes. Chargée comme un âne, je me suis fait apostropher par une vieille
noire qui me demandait de l’aider à soulever sa valise sur une étagère :
«Ici, c’est les vieux qui aident les vieux, si je comprends bien ? »
me suis-je exclamée. Eh bien oui, ou plutôt la vieille blanche a aidé la vieille noire, sous le regard d’un
quadragénaire souriant qui n’a aidé ni l’une ni l’autre. Et moi je me suis
démerdée toute seule, comme d’habitude.
Je crois que malgré la
rudesse du climat, Pereslavl Zalesski, c’est quand même la planque.
Le taxi m’a parlé du
vilain Assad qui gazait les petits enfants, il l’avait vu à la télé. Je lui ai
démonté son truc, et l’ai laissé convaincu qu’on lui racontait des craques,
mais à mon avis, son prochain client le persuadera du contraire. "Je l'ai vu à la télé", c'est l'argument massue. Avant, on croyait ceux qui juraient sur la Bible maintenant, on croit ceux qu'on voit à la télé.