J'ai reçu la visite d'une éditrice de Moscou, Elena, et d'un historien de Saint-Pétersbourg, Victor. Victor adore mes chroniques, il trouve que les traduire non seulement en russe mais en plusieurs langues serait une oeuvre de salut public, mais je pense qu'en Otanie, ce que je raconte n'a pas sa place, et ne poursuit son chemin que parce que cela reste encore au dessous des radars.
Il a fondé un musée Alexandre III, il est monarchiste, évidemment. Il m'a offert son livre sur Essénine, dont il est certain qu'il a été assassiné, et non suicidé. Il m'a dit que Maxime Gorki avait écrit à Boukharine, avant la révolution, que trop de fils de paysans devenaient des intellectuels, au détriment des prolétaires, et qu'il fallait surveiller cela. Ce qui d'ailleurs correspond à ce que me disent aussi les folkloristes, que les paysans lisaient les poèmes de Pouchkine ou Lermontov publiés dans les journaux et en faisaient des chants populaires. Victor déteste Maxime Gorki et Maïakovski, mais considère qu'Alexandre Blok, un moment égaré avec son malheureux poème des Douze, a connu un douloureux repentir et une fin tragique. Une brochure bolchevique de 1926 trace, en guise d'épitaphe, un acte d'accusation contre Essénine absolument répugnant et digne comme niveau de ce qu'on voit maintenant en Ukraine ou en occident, où je professe que s'est déplacé le mal qui sévissait alors ici:
"Patriotisme chauvin et amour pour l'ancien mode de vie de la Russie paysanne;
Fils d'un village prospère, intellectuel plouc, d'origine à moitié koulak, n'a jamais pratiqué lui-même les travaux des champs.
Conception de la vie religieuse et contemplative.
Création de koulak religieux en vacances.
Monstruosité idéologique et vide.
Crache sur tout ce qui lui était saint dans le passé.
Propos antisémites en 1923.
A vu sa décompsition et sa pourriture.
Essénie est un individualiste fini, hypertrophie de son ego.
Essénine pendu au mur, c'est un symbole.
Il a quitté la vie dans la pleine conscience de son inutilité et de son désenchantement
oui le poète a raison, sa "poésie ne nous est plus nécessaire".
amour-propre maladif, stérilité créative, sur la base de sa monstruosité idéologique.
pépiement amoureux de moineau.
Il a éclaté comme une bulle.
entouré de gens destinés à devenir le fumier de l'époque.
Essenine n'a aucun avenir, il ne lui a fait aucun écho.
La révolution ne peut adopter Essénine
Il a toujours été réactionnaire
Ce n'est pas le poète des masses de travailleurs et de paysans.
etc..."
Curieusement, j'ai entendu le même réquisitoire, de la part d'une crétine, dans ma fac des années 70, au cours de "conversation russe" toujours idéologiquement orientée d'une certaine Schatzmann. Moi qui la fermais toujours, car affligée des mêmes tares que le poète, je n'avais pas ma place dans la révolution, j'avais brusquement senti m'envahir une rage froide, et j'avais proféré dans un silence de mort et en entendant ma propre voix comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre: "Tu es qui, pour juger Essénine? Vous êtes qui? C'est quoi votre idéologie et quelle belle jambe vous fera l'avenir radieux quand vous serez tous bouffés par les vers et plus oubliés qu'il ne le sera jamais?"
Victor m'a également offert un livre sur une des figures les plus sympathiques du Donbass, Alexeï Mozgovoï, lâchement assassiné par les Ukrainiens, il s'agit de son journal et de ses poèmes. C'est dire si, avec Victor, nous étions sur la même longueur d'onde. Nos avis divergent un peu sur Ivan le Terrible, mais je lui ai dit que j'avais écrit un roman, pas un document historique. Je le lui ai offert, dans la foulée, ainsi qu'à Elena. Ce sont deux idéalistes, de vrais idéalistes russes, pas des idéologues.
Justement, j'ai regardé hier l'entretien remarquable d'Etienne Chouard avec Ariane Bilheran et Slobodan sur le totalitarisme, émission de salut public à voir absolument. Slobodan déclare que les facs sont les pépinières du totalitarisme, et c'est parfaitement exact. J'en garde un souvenir cauchemardesque: toute la sinistre comédie du macronisme était déjà en place, toute l'abomination du bolchevisme au front bas qui apparaît dans cette épitaphe d'Essénine, toujours à l'oeuvre, et depuis des décennies, ces gens-là, qui ont confisqué la culture, sélectionnent leur intelligentsia officielle selon les critères exprimés ici, excluant avec toute la hargne du médiocre ceux qui ne sont pas compatibles. Pas étonnant que, comme me l'a fait remarquer l'historien Victor, le personnel politique occidental soit si lamentable. Il observe d'ailleurs, en introduction à cette épitaphe honteuse, que la haine bestiale et stupide dont elle relève est un milieu où le russe normal ne peut pas respirer. En effet, le Russe normal ne peut y respirer, c'est pourtant l'état d'esprit officiel qui règne en Ukraine, et de plus en plus en Europe occidentale. A noter que le communiste russe de base en est aujourd'hui généralement dépourvu! Il faut croire qu'il redevient un Russe normal.
Pendant notre conversation sur la terrasse, j'assistais à de blanches apparitions de Nounours. Il passe
dans la verdure, se roule dans l'herbe, me donne ses grosses pattes, c'est un énorme bébé d'une grande douceur. Je suis tellement sollicitée que je ne peux pas le prendre complètement pour l'instant, j'ai à l'horizon encore le voyage à Kourmych, où Sacha Viguilianskaïa m'a demandé de venir chanter pour le jubilé de la ville, ce qui implique de répéter... Kourmych, ce n'est vraiment pas la porte à côté et je passerai une nuit à Mourom, seul endroit où j'ai trouvé de la place, c'est une très jolie ville que j'ai vue trop vite.
Aujourd'hui, j'ai eu la visite de RT, qui m'avait interviewée l'été dernier avec Yann Sotty, pour les Français, cette très bonne émission a été bloquée avec la chaîne qui l'avait commandée. Cette fois, c'était Karim qui tournait pour le moyen orient, et cela passera là bas, avec des sous-titres arabes! Mais c'était aussi très sympa. Karim est égyptien, il a épousé une Russe et quitté Londres pour Moscou. Il m'a dit qu'il adorait mon jardin, qui lui rappelait le midi de la France, certes pas par la végétation, mais par la structure, et la terrasse. Ce n'est pas faux, et les thuyas, dont les Russes font grand usage et que je déteste partout où je les vois en rangs d'oignons, jouent chez moi le rôle de cyprès, une verticale opaque au milieu de végétations mouvantes et translucides...
Ils m'ont demandé de jouer et de chanter, ce que j'ai fait, dans le jardin. Les collaborateurs de Karim voulaient la chanson "le corbeau noir", il y en a plusieurs, j'ai opté pour celle que je travaille en ce moment avec Skountsev, "le corbeau noir de Donetsk", qui est on ne peut plus de circonstances.
Il a aussi trouvé ma maison ravissante, pleine de sens et d'âme, il était très content. Evidemment, escale au café la Forêt, mais Gilles n'y était pas. Il m'a fait découvrir dans une arrière cour un magasin qui ne paie pas de mine, où l'on vend toutes sortes d'excellents fruits et légumes pour des prix défiant toute concurrence, je m'étonne même que cela soit encore possible, et m'a offert des croissants de Frédéric, ancien confiseur et actuel concurrent de Gilles, qui a un point de vente au même endroit.
Les Ukrainiens bombardent une usine atomique, et cela peut très mal se terminer.
L'occident devient complètement fou, et l'Ukraine en est l'abcès, l'épicentre, le trou noir, le projet abominable. Je lis toutes ces nouvelles fantasmagoriques, toutes ces réflexions idiotes de rhinocéros hagards, et dehors, le jardin parcouru de lumière sous un ciel radieux où trainent de légers nuages, m'apporte les visites de l'innocent chiot blanc au gros nez sombre, sous des yeux pensifs et tendres; il m'offre ma dose quotidienne de framboises charnues, dispose à mes pieds des chats nonchalants, déploie dans le couchant des rondes de flox aux couleurs préraphaélites. Le soir, le vent murmure avec douceur, et le soleil brode d'argent des bouquets de feuilles à contre-jour qui tout à coup paraissent givrés en plein été. Si le truc explose, là bas, l'Europe sera rayée de la carte peut-être même jusqu'ici, mais je serai restée vivante jusqu'au dernier moment, dans mon ilôt de Pereslavl, loin de Babylone.
Slobodan est en Russie, et nous nous sommes parlés au téléphone, mais nous n'aurons pas le temps de nous rencontrer. En revanche, il a pu voir Dany et Iouri, qui regrettaient mon absence; pour se consoler, ils se sont fendu la pêche à faire des considérations pleines d'humour sur mes divers exploits. Il vaut mieux faire rire que pleurer.