Le samedi, je suis partie pour le Gard. De Pierrelatte à Bagnols-sur-Cèze, c'est une suite ininterrompue de zones pavillonaires et de centres commerciaux ou de zones industrielles. Après Bagnols, on commence à voir des arbres fruitiers et des collines boisées. Mais Cavillargues lui-même est cerné par les pavillons, cela n'est d'ailleurs pas récent, mais cela me sautait davantage aux yeux. Je suis allée directement aux vêpres au monastère, car je n'étais pas sûre de trouver chez eux mes amis hollandais chez qui je devais séjourner. J'ai revu cette jolie route, avec un très beau mas à mi chemin, elle était encore hivernale et sévère, avec quelques floraisons d'amandiers et de pruniers, fragiles et diaphanes. A l'entrée du monastère, cela sentait les néfliers, j'avais oublié cette odeur. J'avais même un peu oublié l'extraodinaire élévation spirituelle des offices dans la très belle église, leur ferveur, leur noblesse, et le bonheur de comprendre tout ce qui se chantait. Le lendemain, c'était le dimanche du publicain et du pharisien. Le père Théotokis a fait un sermon superbe, lorsqu'il officie, il semble qu'il ne touche plus terre. Sa voix plane comme un ange joyeux. Il nous a dit que le pharisien avait un tel ego qu'il ne laissait plus aucune place à Dieu en lui-même, qu'il considérait Dieu comme l'agent de sa propre perfection. "Le péché, expliquait-il, ce n'est pas un vice honteux ou des pratiques méchantes, qui en sont les conséquences, c'est la séparation, la séparation d'avec les autres, d'avec les animaux et la nature, avec le cosmos, avec Dieu qui en est la Source. Nous commençons à nuire à tout le monde quand nous sommes séparés les uns des autres, séparés de Dieu et de tout ce qui vit. Le publicain a une vie tout à fait déshonorante, mais il en est conscient, il est conscient que Dieu seul peut le sortir de son bourbier, alors que le pharisien se croit parfait. Apprenons à être au moins de bons pécheurs, la prière ne peut souvent plus entrer en nous que par le chemin des égoûts de nous-mêmes".
Les paroissiens du monastère m'ont accueillie par de grandes exclamations: "Les Russes t'ont laissée sortir!" Bah oui... Je ne suis pas encore au GOULAG. Photinia, qui était une ermite complètement détachée du monde, se retrouve en première ligne du combat anti covicircus, antivax, complotiste, et ne jouit pas toujours d'une grande compréhension. Je n'en croyais pas mes yeux, quand j'ai vu sa voiture couverte de slogans. Elle est infirmière en EPHAD et subit toutes les persécutions qui frappent les soignants récalcitrants depuis le début de l'affaire. "Ces gens n'ont pas d'âme, me dit-elle, et il ne faut pas exclure de finir sa vie en prison, ou pire, comme les saints martyrs de Russie."
Mes hôtes hollandais ne travaillant plus, ils ne sont pas confrontés au problème, et par principe, ils n'ont aucun moyen d'information, nous avons parlé de la Russie. Cécile rêvait d'aller avec moi au café du Commerce, car elle n'ose pas le faire seule. Mais je n'ai pas pu, car j'ai accompagné son mari chez le garagiste, et après, je n'ai eu que le temps d'aller chez mes amis italiens. Ceux-ci m'ont parlé principalement du projet de village près de Solan, sur un terrain qui reviendra au monastère, et où vivront des familles jeunes et en forme, et les vieux ou les handicapés de la paroisse, qui n'auront ainsi pas le malheur de finir aux EPAHD, piqués au rivotril, dans l'incapacité de voir leurs proches et d'aller aux offices. C'est bien, par les temps qui courent, il faut se serrer les coudes, c'est aussi une forme de résistance.
Après, j'ai réussi à voir une encore jolie dame de ma génération, écolo hippie d'autrefois, qui a eu la chance de trouver un pavillon provençal de base, pas trop loin du monastère, et ce pavillon a un avantage inattendu, un morceau de nature vierge juste derrière. Le jardin, avec petits massifs et gros mimosa, les anciens propriétaires l'ont fait devant, et elle le conserve et l'aménage, mais elle a encore quatre cents mètres carrés derrière de végétation originelle, c'est comme un petit miracle. Les choses ont failli se gâter quand, oubliant où je me trouvais, j'ai parlé de la guerre, car cette amie est une fervente militante bleue et jaune, je l'ai vu au reflet à la fois sauvage et égaré qui est passé dans ses yeux, et j'ai détourné la conversation sur les plantes, les fleurs et les infusions thérapeutiques.
Ensuite, je suis allée rejoindre mes amis les Belges, dans un petit village près d'Uzès. Ils m'attendaient de pied ferme, car nous correspondons sur internet, et ils m'avaient fait un délicieux repas de chez eux. Ils sont venus s'installer dans une vieille maison en pierre, avec une courette et une terrasse, très jolie. Le village lui-même est ravissant, mais j'ai eu un peu de mal à arriver, car tout autour, c'est un labyrinthe pavillonnaire. J'avais mis mon GPS russe, qui m'a guidée jusqu'à un parking, à peut-être 50 mètres de chez eux, mais de là où j'étais, je ne pouvais soupçonner les ruelles de pierre, les toits de tuiles, les escarpements que j'ai découverts ensuite. Je suis passée par une succession de ronds-points, de dos d'âne, de pistes cyclables, de pistes piétonnes, de massifs, de décrochements en béton pour obliger les gens à slalomer, cela me faisait penser aux billards électriques de mon enfance, ou à un parcours de maternelle. C'était plein de flèches, de rayures, de panneaux, fait pour aller d'un point à un autre, d'une façon déterminée par je ne sais quel personnage dans je ne sais quel bureau, à la limite, je m'étonnais d'être encore au volant, et non pas passivement promenée par un engin téléguidé, mais c'est certainement l'objectif ultime.
Chez les Belges, c'est un autre siècle, d'abord grâce à la nature même de la maison, et ensuite, par son contenu et ses habitants, Nicolas arbore maintenant une barbe fleuve et de tempétueux cheveux d'argent autour de ses lunettes d'intellectuel du XIX° siècle, et Anne, souriante et paisible, est dentellière, toujours un ouvrage à la main. Il m'a raconté, auprès d'un gros poêle ronflant, d'incroyables histoires de persécutions administratives vicieuses s'exerçant à l'endroit d'individus qui déplaisent à des satrapes locaux. J'ai dormi chez eux, et le lendemain, il m'a fait visiter le village et emmenée chez un vieux prêtre orthodoxe, un breton autrefois converti, qui essaie de remettre en service une chapelle qu'il restaure. Cet homme a presque cent ans, il est petit, avec un regard plein d'amour et de larmes. Il m'a déclaré d'emblée: "Vous avez beaucoup souffert..."
Sa terrasse domine tout le pays, le rues anciennes, l'église, et les pavillons. Le vieil homme m'a demandé de dire aux Russes que tous les Français ne leur étaient pas hostiles, et quand j'ai demandé sa bénédiction, il m'a pris la tête entre ses mains, l'a attirée sur son épaule et m'a dit: "Je te bénis avec tous ceux que tu aimes et tous ceux qui t'aiment, petit enfant, que le Seigneur vous prenne tous dans sa miséricorde et sa tendresse". Cet être lumineux est complètement ignoré de son entourage, à l'exception de ses amis belges.
Je n'avais vu ni Hélène, ni Emmanuelle, ni Monique, ni Paul-Serge et Lydia, j'avais juste entrevu les soeurs de Solan, tout juste rencontré après la liturgie la mère Hypandia. Mais il me fallait déjà rentrer, car j'avais rendez-vous pour déjeuner dans un restaurant de Pierrelatte avec ma cousine d'Annonay, qui descendait spécialement pour me voir, et il me fallait ensuite rendre la voiture le soir même.