C’est parti pour un printemps froid et pluvieux, semble-t-il. Dès qu’un rayon de soleil apparaît et même sans lui, le voisin bricoleur est à l’oeuvre, avec la scie à métaux et la radio à plein volume. Un bon exercice de patience, me dira-t-on. La bêtise ne cesse de me fasciner. Elle n’a pas de limites, elle ne respecte rien, elle écrase tout, et contre elle, il n’y a pas de recours, à part le coup de gourdin sur la tête ou, si l’on est très fort, la transcendance de l’exaspération qu’elle suscite.
C’est que
lui a encore sans doute quarante ans de vie pour emmerder joyeusement son
entourage, je n’en ai plus que la moitié pour écouter le vent et les oiseaux et
regarder en paix la lumière jouer avec les feuillages et les fleurs.
J’ai été
invitée à une réunion sur l’amélioration de la ville, mais quand je lis
« amélioration », je vois tout de suite le béton partout, les petits
massifs idiots et les rangées de thuyas. Je me suis aperçue que finalement, je
n’étais pas la seule, les gens étaient assez remontés, car question
amélioration, on en a vu des vertes et des pas mûres. Une dame a déclaré qu’en
ce qui concerne la ville, il fallait, comme les médecins, garder à l’esprit
avant tout de ne pas nuire. Une autre a recommandé un « minimalisme qui
souligne la nature et le paysage existant sans les modifier ». Nous nous
sommes mis tous en ateliers, comme pendant les stages pédagogiques. J’étais
avec les deux dames précédentes et encore une autre, qui veut fonder un conseil
artistique pour la conservation et la mise en valeur de la ville, je lui ai
répondu qu’il était bien temps ; et puis un gros monsieur intelligent et
plein d’humour, qui connaîssait bien le terrain, il est né ici, et fit preuve
d’un esprit éclairé et pratique. On lui a demandé ce qu’il faisait dans la vie.
« Retraité.
- Retraité
de quoi ?
- Espionnage
et contre-espionnage...
- Ah
d’accord...
- Eh oui...
(avec un clin d’oeil) je vous suis pas à pas ! »
J’ai
expliqué à l’architecte sur la défensive qu’à mon sens, il ne fallait pas
forcément faire de la reconstruction artificielle de mauvais goût, que je
préférais le vrai moderne au faux ancien, mais faire harmonieux et simple. De
toute façon, il s’agissait d’une partie de la ville où il peut se laisser
aller, il ne reste rien, c’est affreux et chaotique, il ne fera jamais pire que
ce qui existe déjà ou disons, ce qui subsiste encore.
Ensuite, je
suis passée saluer Gilles au café. Le pâtissier Iegor a pris pour l’aider à la
viennoiserie un jeune homme diplômé de théologie, que l’évêque s’apprête à
ordonner diacre et qui fait les magnifiques reportages photos de l’éparchie. Il
rêvait de me rencontrer depuis qu’il travaille au café, et voici qu’il tombe
sur moi. Gilles s’est fait un malin plaisir de dénoncer l’entorse que je venais
de faire au carême. Le photographe-boulanger, parce qu'il est gentil, m’a dit : « le carême,
chacun choisit le sien, à la mesure de ses forces. »
Cette année, c’est un véritable désastre. D’une part, je le supporte mal physiquement, mais en plus, je n’arrive pas à me recueillir, à lire, prier, à fréquenter davantage l’église. Je pourrais laisser plus ou moins tomber le côté alimentaire de la chose au profit des lectures et des offices, mais j’ai peur, alors, de ne plus rien respecter du tout. Et pourtant, j'ai mal partout, je suis triste et anxieuse pour toutes sortes de raisons, je suis crevée dès que je donne trois coups de pelle, n'est-ce pas un carême en soi?
Or à ce propos, j’ai lu les recommandations d'un starets sur la confession des
péchés, et c’est affreux à dire, mais cela m’a complètement révulsée. J’en
ressens l’impression que l’amour de Dieu est parfaitement totalitaire et ne
laisse aucun répit à ses pauvres créatures. J’ai tout à coup pensé au
« Festin de Babette », ce film où une cuisinière française recueillie
par une communauté de vertueux protestants scandinaves très austères et coincés
leur fait cadeau d’un festin digne des plus grands restaurants parisiens. Tous
ces gens, qui n’osent pas refuser le don qu’elle leur fait, mais sont
épouvantés de se laisser aller au péché de gourmandise, s’attendrissent peu à
peu, sourient, communient dans la joie de partager ce merveilleux moment
ensemble et en réalité, même dans l’Evangile, le Christ partage de tels moments
avec de petites gens, pourquoi ne serait-il pas avec nous aussi quand nous
avons du bonheur, je veux dire du simple bonheur humain, la chaleur d’un bon
repas entre amis, et même la joie de l’amour partagé jusque dans ses manifestations
charnelles, ne sommes nous pas aussi équipés pour cela, et non pas
uniquement pour souffrir et mourir d’avance au monde magnifique qu’il a créé ?
Car il est magnifique, quand nous n’en faisons pas un cauchemar, comme nous
nous y appliquons depuis quelques siècles. Non, il faut dire que je ne suis pas
une ascète, je suis une artiste et un écrivain, et j’aime la vie, et j’aurais
aimé l’amour, si quelqu’un avait voulu le vivre avec moi, l’amour et pas la
pornographie mais pas non plus un triste et répugnant échange de pisse-froids terrorisés
par les grands courants de l’existence, d’ailleurs, la pronographie et la
pudibonderie sont les deux faces d’une même médaille. C’est drôle comme malgré
tout, j’ai l’impression que Dieu est au dessus de tout cela, et qu’il ne
pourrait pas créer, s’il était rabougri et coincé, et n’avait pas en lui cet
éros sacré et généreux que je lui suppose, c’est peut-être ce qu’un curé de mon enfance
voyait en moi de païen, et qui le faisait entrer dans des colères terribles, au
catéchisme.
J’ai vu
aussi une vidéo sur un éleveur de cochon persécuté que Papacito essaie d’aider
en recourant à la solidarité publique, et il a raison, c’est la seule parade
actuellement. Je ne l'avais pas regardée, mais celui qui me l'avait envoyée a insisté, et j'ai dû m'y résoudre. Cette histoire m’a tellement bouleversée que je ne m’en remets
pas. Je n’avais pas besoin qu’on me démontrât une fois de plus que nous sommes
gouvernés par des mafieux, des démons et des sorcières, mes yeux sont largement
ouverts. Mais néanmoins, quelle abomination... Ces gens n’existent que pour
nuire à tout ce qui respire, nous traitant tous, humains, animaux et végétaux,
comme les matériaux de leur richesse, de leur puissance, des matériaux et des
souffre-douleurs. Ils haïssent la vie et ne connaissent de jouissance que dans
sa destruction et sa profanation. L’occident, comme dit Poutine, c’est le bal
des vampires, encore que des vampires ici, il y en a également, et l’histoire
de l’éleveur de cochons laineux, qu'on a essayé de tuer, dont on a infecté tout le troupeau pour l'obliger à l'abattre, me rappelle furieusement les horribles détails
de la collectivisation ici, par exemple le bétail parqué qui mourait de faim,
sous les yeux de ses anciens propriétaires qui eux-mêmes mouraient de faim et n’avaient
pas le droit d’aller nourrir leurs bêtes réquisitionnées. La civilisation du
progrès et des droits de l’homme a accouché de monstres auprès desquels les
plus furieux assassins des périodes antérieures font figure de personnages de contes
aux réflexes encore nobles et humains qui pouvaient parfois s'attendrir ou respecter le courage de l'adversaire.
Sur la mafia qui nous gouverne, tout est dit ici. Et maintenant, allez donc mourir pour l'Ukraine de ces gens-là plutôt que de le faire pour défendre nos paysans et notre pays contre ceux qui s'en sont emparés.