Je suis la proie d’une sinusite géante, qui explique peut-être mes maux de tête de la semaine, encore qu’ils puissent être nerveux, ou bien un virus qui court... Il pleut sans arrêt, fini l’automne d’or, sa douceur et sa lumière que vrillaient les tronçonneuses, déshonoraient les radios et assourdissaient les engins de construction tonitruants et puants. Une correspondante m’écrit que c’est la même chose dans sa ville de Stavropol, qui lui est bruquement devenue totalement étrangère, parce que tout ce qui était pittoresque, local, spontané, charmant et russe a été effacé par ses propres habitants, mutants post-soviétiques qui n’ont plus grand chose de russe, à part l’idiome, et encore, il perd complètement la musique qui m’enchantait dans les films soviétiques que je regardais autrefois.
Je suis
allée faire encadrer deux dessins, et mon encadreur, qui est communiste, et ne
fait pas dans la nostalgie, a cette fois abondé dans mon sens. Il est venu s’installer
à Pereslavl, parce qu’il adorait Korovine et qu’ici, on trouvait les plus beaux
paysages de Russie, or tout ceci se transformait à vue d’oeil en parc d’attraction
pour moscovites et il ne pouvait même plus s’asseoir dans sa petite cour sans
voir circuler frénétiquement, derrière la grille, voitures et motos à grand
fracas. Bien sûr, à trente kilomètres d’ici, on trouve des isbas ravissantes,
parfois aménagées, dans des villages intacts pour des prix dérisoires, mais
comment vivre isolés, à notre âge ? Trente kilomètres de mauvaise route,
ici, en hiver, cela peut signifier trois mois coupé du monde. «J’ai besoin de
beauté comme d’eau vive, lui ai-je dit, de beauté et de silence.
- Moi aussi,
la beauté m’est indispensable, et on nous la fait complètement disparaître. Je
ne reconnais plus le pays. L’Union Soviétique, c’était encore la Russie, et
maintenant, on ne sait plus ce que c’est. Quelque chose de juif, peut-être,
quelque chose de nulle part...»
Pourtant,
parallèlement à ces symptômes morbides de l’autodestruction et de la
dégradation humaine générales, les soldats du front ont des yeux et des visages
bouleversants qui évoquent les photos d’autrefois. Ils sont dans la ferveur, le
sacrifice et le courage. Les icônes pleurent à leur rencontre de la myrrhe
parfumée, ils sont l’objet d’incroyables miracles. J’ai vu un entretien avec le
metteur en scène du film « la Croix russe » qui m’apparaît comme une
sorte de transfiguration de la Russie post-soviétique, et le seul fait qu’on ai
tourné cela relève pour moi du miracle. Il pense que le processus de guérison,
de purification est en route, que sur le front se forgent les futures élites qui
rénoveront la Russie, que la Russie est appelée à prendre sur elle le monde et
ses péchés dans une démarche de sacrifice expiatoire christique, même mon
encadreur communiste m’a brusquement déclaré : «Nous, les Russes, nous
sommes faits pour souffrir. C’est notre destin ».
Comment dire
aux autres que, nonobstant les drapeaux sur les façades, chaque quartier
défiguré par leur pignouferie à l’égard de leur propre culture et de leurs
propres ancêtres prive de sens la guerre que livre leur pays, non « pour
Poutine », non pour « conquérir l’Europe », non pour toutes les
sortes de raisons idéologiques, géopolitiques et économiques que dissèquent d’éminents
spécialistes, mais pour l’humain contre l’inhumain ? Car l’inhumain, c’est
là leur projet, comme le hurlait Macron à des foules d’abrutis hypnotisés, cet
horrible monde que l’on nous fait, c’est leur projet, que gêne la Russie, et
pourtant, Dieu sait qu’elle est profondément infiltrée par les métastases de
cette inhumanité, elle aussi, malheureusement. Les « valeurs
traditionnelles » ne se défendent pas seulement au front contre l’OTAN,
mais dans chaque quartier de l’arrière, et dans chaque salle de concert, et à
la télévision, et à la radio. Comment défendre au front ce que l’on
fait disparaître partout de la vie civile au profit de l’avilissement général
promu par l’Empire du mensonge ? Sauver la beauté, c'est sauver le monde, si c'est la beauté qui doit le sauver.
Il semble que parallèlement au Donbass, les gens aient commencé à comprendre en Géorgie. Ce peuple non slave mais orthodoxe, intelligent, raffiné, a brusquement saisi toute l'épouvante de la situation et où on voulait le mener. Il fait un sain (j'avais écrit "saint") rejet de toute l'imposture, Dieu le garde! C'est sans doute quand même un excellent signe. J'en suis d'autant plus contente que les Russes, qui n'ont d'ailleurs jamais détesté les Ukrainiens qu'on a dressés contre eux comme des pit-bulls, aiment les Géorgiens, leurs chants, leur culture, leurs traditions, leur cuisine, leurs vins. Et sans les Russes, les Géorgiens qui n'auraient pas été égorgés seraient tous devenus musulmans depuis belle lurette.
En France, et jusqu'au Canada, les églises s'allument comme des cierges et brûlent en série. Pur hasard, naturellement. Un peu comme les arbres dans les marécages de tourbe. Notre Dame embrase toutes les autres.