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samedi 5 octobre 2024

Sauver la beauté

 


Je suis la proie d’une sinusite géante, qui explique peut-être mes maux de tête de la semaine, encore qu’ils puissent être nerveux, ou bien un virus qui court... Il pleut sans arrêt, fini l’automne d’or, sa douceur et sa lumière que vrillaient les tronçonneuses, déshonoraient les radios et assourdissaient les engins de construction tonitruants et puants. Une correspondante m’écrit que c’est la même chose dans sa ville de Stavropol, qui lui est bruquement devenue totalement étrangère, parce que tout ce qui était pittoresque, local, spontané, charmant et russe a été effacé par ses propres habitants, mutants post-soviétiques qui n’ont plus grand chose de russe, à part l’idiome, et encore, il perd complètement la musique qui m’enchantait dans les films soviétiques que je regardais autrefois.

Je suis allée faire encadrer deux dessins, et mon encadreur, qui est communiste, et ne fait pas dans la nostalgie, a cette fois abondé dans mon sens. Il est venu s’installer à Pereslavl, parce qu’il adorait Korovine et qu’ici, on trouvait les plus beaux paysages de Russie, or tout ceci se transformait à vue d’oeil en parc d’attraction pour moscovites et il ne pouvait même plus s’asseoir dans sa petite cour sans voir circuler frénétiquement, derrière la grille, voitures et motos à grand fracas. Bien sûr, à trente kilomètres d’ici, on trouve des isbas ravissantes, parfois aménagées, dans des villages intacts pour des prix dérisoires, mais comment vivre isolés, à notre âge ? Trente kilomètres de mauvaise route, ici, en hiver, cela peut signifier trois mois coupé du monde. «J’ai besoin de beauté comme d’eau vive, lui ai-je dit, de beauté et de silence.

- Moi aussi, la beauté m’est indispensable, et on nous la fait complètement disparaître. Je ne reconnais plus le pays. L’Union Soviétique, c’était encore la Russie, et maintenant, on ne sait plus ce que c’est. Quelque chose de juif, peut-être, quelque chose de nulle part...»

Pourtant, parallèlement à ces symptômes morbides de l’autodestruction et de la dégradation humaine générales, les soldats du front ont des yeux et des visages bouleversants qui évoquent les photos d’autrefois. Ils sont dans la ferveur, le sacrifice et le courage. Les icônes pleurent à leur rencontre de la myrrhe parfumée, ils sont l’objet d’incroyables miracles. J’ai vu un entretien avec le metteur en scène du film « la Croix russe » qui m’apparaît comme une sorte de transfiguration de la Russie post-soviétique, et le seul fait qu’on ai tourné cela relève pour moi du miracle. Il pense que le processus de guérison, de purification est en route, que sur le front se forgent les futures élites qui rénoveront la Russie, que la Russie est appelée à prendre sur elle le monde et ses péchés dans une démarche de sacrifice expiatoire christique, même mon encadreur communiste m’a brusquement déclaré : «Nous, les Russes, nous sommes faits pour souffrir. C’est notre destin ».

Comment dire aux autres que, nonobstant les drapeaux sur les façades, chaque quartier défiguré par leur pignouferie à l’égard de leur propre culture et de leurs propres ancêtres prive de sens la guerre que livre leur pays, non « pour Poutine », non pour « conquérir l’Europe », non pour toutes les sortes de raisons idéologiques, géopolitiques et économiques que dissèquent d’éminents spécialistes, mais pour l’humain contre l’inhumain ? Car l’inhumain, c’est là leur projet, comme le hurlait Macron à des foules d’abrutis hypnotisés, cet horrible monde que l’on nous fait, c’est leur projet, que gêne la Russie, et pourtant, Dieu sait qu’elle est profondément infiltrée par les métastases de cette inhumanité, elle aussi, malheureusement. Les « valeurs traditionnelles » ne se défendent pas seulement au front contre l’OTAN, mais dans chaque quartier de l’arrière, et dans chaque salle de concert, et à la télévision, et à la radio. Comment défendre au front ce que l’on fait disparaître partout de la vie civile au profit de l’avilissement général promu par l’Empire du mensonge ? Sauver la beauté, c'est sauver le monde, si c'est la beauté qui doit le sauver.

Il semble que parallèlement au Donbass, les gens aient commencé à comprendre en Géorgie. Ce peuple non slave mais orthodoxe, intelligent, raffiné, a brusquement saisi toute l'épouvante de la situation et où on voulait le mener. Il fait un sain (j'avais écrit "saint") rejet de toute l'imposture, Dieu le garde! C'est sans doute quand même un excellent signe. J'en suis d'autant plus contente que les Russes, qui n'ont d'ailleurs jamais détesté les Ukrainiens qu'on a dressés contre eux comme des pit-bulls, aiment les Géorgiens, leurs chants, leur culture, leurs traditions, leur cuisine, leurs vins. Et sans les Russes, les Géorgiens qui n'auraient pas été égorgés seraient tous devenus musulmans depuis belle lurette.

En France, et jusqu'au Canada, les églises s'allument comme des cierges et brûlent en série. Pur hasard, naturellement. Un peu comme les arbres dans les marécages de tourbe. Notre Dame embrase toutes les autres.

 

jeudi 3 octobre 2024

Lunapark

 


Sans doute à la suite de la fin de Georgette, et de deux autres nouvelles qui m'affectent, je suis plus ou moins malade depuis trois jours, de terribles maux de tête, je me suis encore levée avec cette saloperie ce matin. L’impression qu'une bestiole circule dans ma boîte crânienne, et qu’elle va craquer aux sutures, et puis que tout d’un coup, on m’enfonce une aiguille à un endroit, puis à un autre... Il y a bien longtemps que je n'avais rien éprouvé de pareil. C’est passé avec un nurofen, mais j’étais bizarre toute la journée, comme si j’étais un peu droguée. Il faisait encore un temps magnifique, je n’avais qu’un désir, profiter de ces derniers jours de soleil sur ma terrasse. Mais autour de moi, c’était la cacophonie habituelle. Le barbare d’en face qui sabote à coups de marteau la malheureuse isba, prise dans une excroissance rigide et contrefaite. Les camions et les engins qui viennent brinqueballer là où, au vu des travaux pharaoniques depuis trois ans, un esthète raffiné va sans nul doute m'édifier un palais des mille et une nuit à trois étages avec des chapiteaux corinthiens dorés. La tronçonneuse de l'hyperactif, et puis sa radio. Enfin la moto de l’ado d’en face, et le cycle recommence. J’ai décidé d’épargner mes nerfs et d’aller chercher ailleurs un peu de paix et de beauté. J’ai essayé le « val », les fortifications, d’où l’on a encore une belle vue sur ce qu’il reste de la ville, mais l’accès était bloqué dans tout le quartier : travaux. J’ai donc poursuivi jusqu’à l’église des Quarante Martyrs et l’embouchure de la rivière. Et j’ai pu observer les ravages en quelques mois, l’accélération vertigineuse des progrès de cette lèpre qui a défiguré une des plus jolies petites villes de Russie, un des joyaux, soi-disant, de l’Anneau d’Or. Les maisons traditionnelles harmonieuses ont presque toutes disparues, ou bien elles sont devenues difformes. L’emplacement de la moindre ruine vaut ici des sommes folles et l’on y dresse des cacas prétentieux qui justifient la dépense aux yeux des acquéreurs. Il est parfois difficile, pour une personne normalement instruite, éduquée, d’en croire ses yeux, tellement ces maisons sont laides, chaotiques, dépourvues de poésie, de proportions, de cohérence, de charme, et l’état second dû à ma migraine donnait à tout cela un relief inhabituel, j’en éprouvais une sorte de terreur métaphysique, l'impression d'être entrée dans un délire de science-fiction. A côté de l’église avait longtemps subsisté une petite isba dans une petite cour, avec un arbre, on était en train de la détruire, et au dessus apparaissait le pignon de la maison voisine, qui était rose poupée Barbie avec un toit vert émeraude. Plus d’arbre, évidemment.



Je me suis engagée sur le quai qui borde l’église, pour oublier tout ça, et devant, c’était le lac, ses couleurs, sa lumière, ses oiseaux, ses berges dorées. Je me fais alors aborder par une dame qui m’avait vue à la télé et voulait une photo avec moi. Cela m’a fait un drôle d’effet. Puis, alors que je commençais à dessiner, un troupeau de touristes passe dans un sens. Un peu plus tard, un troupeau de touristes passe dans le sens inverse. Puis les troupeaux commencent à se croiser. Et je ne voyais pratiquement plus le lac. Mais je me demandais avec curiosité s’ils allaient se mettre à galoper comme des gnous.

De retour chez moi, j’ai reçu Katia, qui passait par là, et je lui ai offert un jus de grenade sur la terrasse. Elle s’est extasiée sur mes asters qui croulaient dans la lumière dorée, plein de papillons et d’abeilles, enlaçant le buisson de plus en plus pâle des hortensias exsangues dans leur écume mauve, et sur l’énorme touffe d’orpin, qui brûlait d’un ardent feu vert entre ses braises roses. «Que tout est beau, chez vous, mais que de bruit ! » Et en effet, le joyeux bricoleur était aussi actif que les abeilles mais beaucoup plus tonitruant, et la moto du petit ado pétaradait dès que le marteau se calmait.  « Il faut nous habituer, me dit Katia, il n’y a plus aucun endroit où avoir la paix, sauf l’hiver. »


Mieux vaut ne pas mettre le son...


Elle fait du bateau, ce qui n’est plus de mon âge, parce que sur le lac, c’est calme, et les horribles constructions disparaissent derrière les arbres. Au vu des berges saccagées de la rivière Troubej, m’avait traversé l’esprit la célèbre phrase de Dostoievski : « La beauté sauvera le monde ». C’est sans doute pour cela qu’il faut l'en faire radicalement disparaître. En tous cas, si c’est la beauté qui doit sauver le monde, ce ne sera pas la Russie qui va s’en charger. Car on lui a fait complètement oublier toute notion de ce que mot recouvre, dans l’ensemble, les gens ne savent plus ce que c’est. Et parfois même les prêtres, les artistes-peintres ou les folkloristes se laissent aller au mauvais goût ambiant, et c’est ce qui me bouleverse le plus. Rien ne m’a fait douter du destin russe dans les diverses analyses que je lis ça et là. Mais l’ivresse que met la population à se jeter sur le kitsch et à tout métamorphoser en horreur incongrue et arrogante reflète quand même une inédaquation profonde à l’harmonie, et l’harmonie a ses lois cosmiques et divines, ce n’est pas seulement une vue subjective des choses. Une isba s’inscrit dans le nombre d’or même si son bâtisseur n’en avait jamais entendu parler, car il était harmonieux et produisait de l’harmonie, comme le rossignol son chant. Le mutant actuel contrefait produit du contrefait et du tintamarre, il devient le supplice permanent de tout être vivant normal par son éléphantesque indiscrétion. Il ne s’agit pas seulement de moi, ou des esthètes qui me ressemblent, je ne pense pas d’ailleurs être une esthète au sens qu’on donne à ce terme. Mais de tout ce qui vit, et subit ces ondes sonores destructives, et des âmes des enfants qui grandissent de travers dans cet environnement, ne pouvant plus rêver, ne pouvant plus créer, et pas prier non plus, et se jettent sur les mobylettes et les tablettes. N'ayant plus aucune notion d'un autre monde, ils s'adaptent à celui-ci comme les rats à leur décharge.


photo Katia

Evidemment, n’étaient les gens que je connais ici et auxquels je me suis attachée, Katia, Ania, le café, je regretterais terriblement d’avoir choisi ce malheureux endroit. D’ailleurs, je serais plus jeune de dix ans...  Car je le crains vraiment, on va nous transformer Pereslavl en Lunapark pour moscovites en goguette.

C’est sans doute ma croix. Il va me falloir surmonter, essayer d’aimer tous les barbares et les pignoufs qui me consternent, ou du moins ne pas les traiter de tous les noms d’oiseaux du fond de ma cuisine, et essayer de trouver les sources de la beauté ailleurs, au fond de moi, là où en principe, on peut rencontrer Dieu. 

Katia a été adoptée par un chat, un jeune chat sentimental et intelligent qui s'infiltre chez elle et l'adore. "C'est Dieu qui vous l'envoie pour vous consoler dans vos épreuves", lui ai-je dit. Et je le pense, moi, j'avais Georgette. J'en ai d'autres, bien sûr. Ils font ce qu'ils peuvent.


dimanche 29 septembre 2024

Insectes

 


   Aujourd’hui, c’est la première fois, depuis que j’ai su que Georgette ne guérirait pas, que je me rapproche de mon état normal. Le pire, c’est quand je vais me coucher, et que je ne la vois pas sur mon lit. Ou bien quand j’aperçois la boîte où elle se réfugiait, lorsque je traverse le salon. Et puis celle qui est au dessus de mon bureau, où elle se couchait souvent. J’ai accroché dans ce coin un dessin que j’avais fait d’elle, c’est évidemment pitoyable ; mais j’ai l’impression que les derniers endroits où peut se réfugier sa petite âme, c’est dans ce dessin, ou celui qui est dans ma chambre. Je l’effleure de la main, matin et soir...

Dans ces moments de peine et d’angoisse, je perds de vue que le monde a d’infinis arrières plans, que ce qui a été ne peut pas ne plus être, et les moments de grâce et de révélation que j’ai eus dans ma vie. J’ai l’impression d’une comédie absurde et atroce, où les gens sensibles et aimants sont constemment écorchés vifs et chassés, d’année en année, vers un cul-de-sac sans issue où tout s’abolit.

Pourtant, j’ai d’autres animaux qui, eux, sont vivants et je ne dois pas, tant qu’ils sont vivants, ne penser qu’à leur mort plus ou moins prochaine. Pour l’instant, ils sont alertes, joyeux, ils vivent, et c’est ce que je dois faire, vivre, sans buter sur la perspective des tombes, les leurs et la mienne.

J’ai appelé ma tante Mano, j’ai vu que je ne l’avais pas fait depuis presque un mois, parce que le temps file à une vitesse effrayante. Elle a beaucoup aimé ce que je lui ai envoyé de mes souvenirs, soit mon enfance jusqu’au bac, à peu près. Maintenant, je vais parler de mes années d’études, et je crois que j’arrêterai tout à la mort de mamie. Ensuite, mon journal prend le relais.

Elle a l’impression que nous avons eu la même enfance, ou du moins, que nous appartenons à la même époque, bien que nous ayons dix-huit ans de différence, et c’est exact, car tout a basculé dans les années soixante, même petite, je l’ai sentie, cette vulgarité trépidante qui s'emparait du monde. Et puis j’ai profité des livres de mes tantes et même de ma grand-mère. Je suis plus près du début du XX° siècle et même de la fin du XIX° que de ce qui a suivi. Elle m’a dit : «Nous avons connu des événements familiaux tragiques, et pourtant, nous avions tous, à l’époque, le sentiment que nous étions ici pour connaître le bonheur, et que notre société nous en donnait l’opportunité, le climat ambiant était optimiste.

- Oui, Mano, et je pense que ce fut notre erreur de le croire... »

En réalité, je ne le croyais pas tellement. J’ai toujours eu le sentiment que notre prospérité et notre douceur de vivre étaient fallacieuses et fragiles.

Une jeune fille de bonne famille a été agressée, violée et tuée par un migrant dans le bois de Boulogne, près de sa fac de Dauphine. Les parents inquiets n’arrivant pas à réveiller la police, sont allés la rechercher avec des amis, et l’ont trouvée à moitié enterrée. J’ai lu avec répulsion le commentaire d’une gauchiste : la famille étant « catho tradi », c’est-à-dire de l’espèce qui nous gouverne en ce moment (ah bon ? Où sont les cathos tradis dans ce gouvernement de franc-maçons, de juifs, d'homosexuels et d’éléments exotiques débiles destinés à faire bien dans le tableau ?), elle n’éprouve pas pour elle la moindre compassion, à la limite, c’était normal, pour ce damné de la terre, de violer et d’égorger cette sale petite bourge blanche. D’autres gauchistes arrachent les affiches concernant les obsèques de la jeune fille, ou l’indignation suscitée par ce crime. D’où sortent ces dégénérés ?

J’ai lu le récit par Chateaubriand d’une carmagnole parisienne, pendant la révolution, le défilé bruyant d'une populace débraillée portant deux têtes sur des piques, celles de types qu’il connaissait bien, et la description est hallucinante. Son propre père avait été exhumé de son tombeau par le même genre d’individus répugnants. On les voit sortir, à ces occasions, des fentes où, quand les sociétés sont normales, ils se terrent, et venir grouiller sur celles qui se portent mal, comme des mouches sur un mourant. Ces petits gauchistes, sortis du même cloaque, qui trouvent normal, pour un migrant bronzé, de violer et d'égorger une étudiante.

vendredi 27 septembre 2024

Illégaux

 


Le beau temps nous quitte, chassé par la pluie et le vent. La tristesse me place dans une sorte d’état second, où les arbres dorés et mouvants prennent une beauté surnaturelle. Anne-Laure est partie, me laissant avec le fantôme de Georgette. Elle apparaît, toute guillerette, surprise par mon objectif derrière ma fenêtre, avec ses ronds yeux d’or et son museau rigolo, sur la photo qui ouvre ma page Facebook. La Georgette qui enchantait encore ma vie cet été et dont l'absence me poursuit partout.

Hier, le service d’immigration m’appelle pour me demander si je serais d’accord pour aller faire l’interprète à Rostov, auprès d’une équipe d’illégaux camerounais qu’on venait d’arrêter. J’ai accepté parce qu’on ne refuse pas, dans ces cas-là, c’est le service d’immigration, et en plus, je dois bien me montrer utile à mon pays d’accueil... On m’a envoyé une voiture, et je me suis retrouvée à Rostov, dans les locaux correspondants, avec beaucoup de dames en uniforme, et une brochette de noirs de diverses origines. J’ai d’abord eu affaire à trois camerounaises. L’une d’elles ne me plaisait pas beaucoup. Elle avait l’air rusé et impudent. Je ne comprenais rien à ce qu’elle racontait, et je sentais qu’elle ne me facilitait pas la vie. Elle était fuyante comme une carpe et voulait appeler son grand frère qui l’avait introduite dans la firme agroalimentaire où ils travaillaient tous, soit avec des visas de tourisme, soit avec des visas étudiants plus ou moins expirés. Elle disait qu’elle n’avait pas renouvelé son visa parce qu’elle était malade. Une autre s’était fait arnaquer, ceux qui l’avaient fait venir avaient annulé son billet de retour et elle était venue travailler pour essayer d’en acheter un autre; donc, être rapatriée par les Russes aurait dû l’arranger, mais tous ses papiers importants, dont son diplôme, se trouvaient à Moscou, à la discrétion des aigrefins qui avaient mis tout ce petit monde au boulot. Je dois dire que les dames de la police se montraient patientes et compatissantes, jamais insultantes ou brusques. 

Une fois les procès-verbaux établis, on nous a tous emmenés au tribunal. La « malade » se tordait sur son banc, il lui fallait aller aux toilettes toutes les cinq minutes, mais une fois la séance finie et le verdict prononcé, elle n’a pas voulu y passer avant de prendre le bus qui les acheminerait au centre d’hébergement provisoire, à deux heures de route de là. La policière qui m’accompagnait a fait des prodiges pour qu’on apportât le lendemain à ces filles les affaires qu’elles n’avaient pas prises avec  elles, bien qu’on leur eût dit de le faire. Car pour tout le monde, visa expiré et visa inadapté, c’était la déportation obligatoire dans le pays d’origine, après un certain temps passé au centre d’hébergement. Explications plausibles ou pas, compassion ou pas, c’était mathématique. 

On m’a ramenée chez moi à neuf heures du soir, et le lendemain, on est venu me chercher à neuf heures du matin. Et je suis revenue à six heures du soir, épuisée. J’ai eu affaire à des hommes, c’était plus simple, mais j'ai eu plus de monde. L’un d’eux nous a expliqué qu’il avait un visa d’étudiant, mais qu’ayant perdu son financement il avait dû arrêter ses études, cependant, on lui avait proposé de l’inscrire à Rostov dans une école de typographie pour le prolonger avant son expiration, mais il s’était retrouvé, pour payer l'avocat et le traducteur qu'on prétendait lui donner, à rammasser des légumes pour la firme scélérate. Lui aussi avait laissé ses papiers importants à Moscou et pleurait en nous disant que s’il ne les récupérait pas, dans son pays, il était mort. La policière au grand coeur a fait encore des prodiges pour récupérer les bagages des garçons, et l’on m’a priée de traduire des tas de choses concernant le transport de ces valises énormes qui ne rentraient pas dans le bus. « Je ne comprends pas comment ils sont faits, me disait la policière. Comment peut-on se séparer de ses papiers quand ils sont importants, et les laisser Dieu sait où ? Et comment peut-on envisager de vivre dans un pays sur des visas périmés ou inadaptés ?

- C’est ce que font les millions de migrants qui nous déferlent dessus... »

Et en effet, je pense que la plupart de ces illégaux croyait que cela s’arrangerait comme en Europe et qu’il suffisait d’entrer. Bien que certains eussent péché par naïveté, et on aurait bien voulu les aider, mais la loi est inflexible.   

A un moment, on m’a amenée dans une salle du tribunal avec un jeune noir comme l’ébène qui ne parlait ni français, ni anglais. Il parlait bambara. Moi pas, ni personne alentour. La police de Rostov en avait ras le bol, c’était la première fois qu’elle était confrontée au problème, d’habitude, elle a des ouzbeks, des tadjiks et des ukrainiens... Et pendant que le juge délibérait je ne sais où avec sa secrétaire dans un bureau sur ce cas difficile, j’ai attendu avec le Malien une heure et demie. Pour les derniers clients, je ne savais plus ce que je disais, je ne comprenais plus rien.

 Avant d’avoir vu tout cela, je me disais que les éminences ténébreuses de la globalisation faisaient entrer leurs contingents de gardes noirs pour casser le peuple russe, cela a si bien marché chez nous... Ce n’est certainement pas faux, et cette malveillance trouve un écho idéal dans la cupidité et la bassesse de certains employeurs. Je me disais que ces grandes firmes d’agro alimentaire ne devraient pas exister. Il devrait y avoir partout un réseau d’exploitations agricoles indépendantes de taille moyenne qui emploiraient deux ou trois ouvriers si besoin est, et pas plus, comme dans la ferme de mon beau-père avant le marché commun. Il n’y aurait alors pas de possibilité pour le recrutement en masse, par des salopards, d’esclaves exotiques qui ne comprennent rien à ce qui leur arrive. 

On m'a bien remerciée, on m'a dit qu'on était prêt à ma garder au service d'immigration. J’ai dû faire un retour remarqué dans le quartier, car on m’a renvoyée chez moi dans une camionnette de police ! 

Avec ça, j'ai loupé la fête de l'Exaltation de la Croix, qui est une de mes préférées.


mardi 24 septembre 2024

Mondanités

 


Aller et retour à Moscou pour la présentation d’Epitaphe. Il n’y avait pas beaucoup de monde, mais j’ai fait, je crois, grosse impression. Le père Ioann était venu, il m’a offert des fleurs, cela m'a beaucoup touchée. Il y avait aussi le père Vadim. Puis Victor le blogueur a fini par arriver. Et Victor, que je n’avais pas vu depuis plus de 20 ans et qui voulait me présenter son fils. Katia et Ioura ont lu des extraits, j’ai chanté les deux chansons dont il est question dans le livre et puis trois chansons de ma composition, en traduction russe. C'était chaleureux et animé. Dany trouve très important d'avoir conçu une telle soirée et communiqué un tel message sur nos deux pays aux destinées souvent parallèles, mais la maladie de Georgette ne m'a pas permis de concevoir grand chose, j'ai fait dans la sincérité et la spontanéité. Cependant, les lectures en elle-même mettaient pas mal de choses en évidence, comme elle l'a observé, les textes prennent une autre force quand ils sont lus à voix haute. 

Victor m’a ensuite emmenée dans un restaurant français, avec sa femme, une amie et son fils. Victor était content de m’inviter, après les jeunes années de misère où il m’arrivait de payer son loyer. Ses compagnes me disaient qu’il parlait beaucoup de moi. J’en suis touchée. Il m’a rappelé la classe que j’avais quand il était intervenu au lycée, il faisait faire des arts plastiques aux enfants qui étaient babas devant lui, filles et garçons, parce qu'il était beau mec. Une petite fille intelligente et drôle le trouvait particulièrement à son goût, j’avais oublié son nom, Gwendolyne. Cela commence à être loin, tout ça. 

Ici, Victor le blogueur a condensé des moments forts de ce week-end, entre la fête à Glebovskoïé et la présentation du livre : https://disk.yandex.ru/a/h102NhQZHeo1ug

Sur le chemin du retour, je pleurais Georgette que je n’allais pas retrouver chez moi. Elle se confond complètement avec Zonzon, maintenant, c’est très étrange, leurs noms se superposent dans ma conscience. Cette nuit, en cherchant quelque chose qui était tombé sous mon lit, j’ai trouvé son collier antipuces, que je lui avais enlevé pour soulager son petit corps maigre, et j’ai éclaté en sanglots. Sur le mur, un dessin me la rappelle, endormie, roulée en boule, c’est extrêmement ressemblant, mais je ne sais dans quelle dimension grandiose nous nous retrouverons Georgette-Zonzon et moi, et puis Jules-Doggy-Rita, et aussi Chocha-Manouche, Prochon-Trichon, et tous mes pauvres petits compagnons restés sur le bord de ma route. J’ai parfois peur que ce soit un peu trop grandiose pour nous, qui aimons les fleurs, le soleil, le vent et les câlins rêveurs dans les hamacs... Mon jardin prend le caractère d'un cimetière, avec de chères petites tombes qui commencent à s'aligner autour de cet épicentre des jolis moments d'été où je me berce sous les feuillages, entourées de tous ceux qui ont trouvé refuge chez moi. Les animaux sont comme de petits enfants confiants et dévoués qui meurent sans avoir grandi, en emportant un morceau de notre coeur. Dieu réunira les pièces de ce puzzle, mais pour l'instant, que de places vides...

J’ai emmené Anne-Laure à la fête annuelle des étrangers de Pereslavl. C’était chez une jeune femme qui avait un grand-père suisse et a passé trois ans à Genève, elle parle bien français.  Son intérieur est joli,  la maison a de trop grandes fenêtres, je trouve que ce n’est pas proportionné, et si j’aime bien voir l’extérieur et avoir de la lumière, là, ça manque un peu d’intimité. Elle aime jardiner, et nous avons fait le tour de ses merveilles, mais là encore, tout est un peu trop maîtrisé, tondu et aligné pour moi.

Le contingent s'agrandit, pas mal de Suisses. Certains ne sont pas venus, de ceux que nous connaissons déjà. Nous avons des représentants de toute l'Europe. Et aussi de l'Amérique.

On m'a envoyé une vidéo où Attali expose le programme de la dictature mondialiste, ils nous disent tout depuis longtemps, mais nous ne les entendons pas, et ceux qui essaient de porter le contenu de ces discours à notre conscience, on les traite d'extrémistes. Enfin quand je dis "nous", c'est pour ne pas me dissocier de mes frères humains, car en l'occurence, je me situe parmi les "extrémistes", et depuis un bon moment. "Pourquoi feraient-ils ça?" me demande-t-on quelquefois, nous avilir, nous dégrader, nous asservir, nous exterminer, nous spolier, nous priver de notre culture, de notre pays, de nos traditions, de notre foi et de toute espèce de poésie. Oui, pourquoi? Demandez-le leur. Ils vous annoncent le programme. Ils ne se cachent même pas. "Il ne faut pas avoir peur...", "c'est pour le bien de l'humanité, la démocratie, la liberté, le progrès", et toutes ces sortes de passes magnétiques destinées à nous endormir.

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Nous vivons en attendant sous l'épée de Damoclès de leur arbitraire, de leur orgueil démentiel, de leur fourberie et de leur cruauté. Aucune vilenie ne les arrête. A la lecture de Chateaubriand, je réalise la dégringolade, on voit bien que la France est morte en 1789, même si elle a connu encore une certaine floraison de génies au sein de ses ultimes convulsions. Je n'aime pas le XVIII* siècle, qui s'est terminé de si abominable façon, mais quelle noblesse gardait encore la France, quelle distinction et quelle saveur le français, et, je le ressens, quelle beauté les lieux et le quotidien des gens...

                                                                                                                                             

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 21 septembre 2024

L'embarcadère

 

Je sors une plaquette de poèmes aux éditions du Net, pour les amateurs. La prochaine fois, je les sortirai ailleurs, du reste, cela devient chérot.




Le ciel du nord plein de nuages

Bouge sans cesse en murmurant,

Sur les toits gris près du rivage

Et ses roseaux déambulants.

 

Les vagues calmes de la terre

A l’infini vont s’étalant,

Drapant les lacs et les rivières,

Dans leurs plis verts et chatoyants.

 

C’est là que j’ai cru fuir la guerre

Que font à mon âme en pleurant

Les beaux souvenirs de naguère,

Petits enfants vagabondants.

 

J’ai rejoint mon embarcadère

Et sur le quai je vais guettant,

Sur l’étendue des eaux amères,

Le grand vaisseau des derniers temps.

 


Georgette et Zonzon

 


Reveillée à quatre heures du matin, impossible de me rendormir, j’étais hantée par la fin de Georgette,  et par la confiance et l’amour qu’elle continuait à me témoigner, accrochée à ma main, ronronnant à la moindre caresse. Elle est partout, dans chaque pièce, ou plutôt, elle est terriblement nulle part, et je me rends compte à quel point elle tenait de la place, sans jamais s’imposer. Quand je m’éveillais la nuit ou le matin, la première chose que je faisais, c’était de tâter près de moi la fourrure de Georgette, elle était partout où j’étais, et cela depuis quinze ans. 

Je devais aller chez le père Ioann, pour la naissance de la Mère de Dieu, c’est la fête votive de son église. En confession, je lui ai parlé de ma peine. Il m’a dit que tous ceux que nous aimons nous accompagnerons là bas, et aussi que peut-être, je n’avais pas la solidité émotionnelle pour me charger de ces petites vies, et c’est bien possible, mais les petites vies ne m’ont rien demandé. Georgette s’est jetée autrefois sur moi comme sur une planche de salut, et comme me l’a dit Serioja, auquel je pensais l’avoir casée, elle m’avait choisie, et ne m’a jamais lâchée. Il se passe une chose étrange, depuis qu’elle est morte, et même quand elle était malade, une fois sur deux je l’appelle Zonzon au lieu de Georgette. Zonzon était une petite chatte comme elle vaguement tricolore, avec laquelle j’avais aussi une relation fusionnelle et complice, mais que j’avais laissée à maman quand j’étais partie travailler en Russie, car elle était très malheureuse en appartement, et je ne savais pas où j’allais loger, je logeais au début dans la cuisine d’une amie. Elle ne me l’avait pas pardonné, elle disparaissait quand je venais, et reparaissait quand j’étais partie. Et puis elle s’est fait écraser devant la ferme, et j’en avais de grands remords. Et voilà que Zonzon et Georgette, que je n’ai jamais laissée, sauf pour aller renouveler mes visas, se rejoignent de cette façon mystérieuse. J’aurais dû aller plus tôt mettre un terme à l’agonie de Georgette, sa réaction la première fois que je m’y étais décidée m’avait tellement bouleversée que je n’en retrouvais pas le courage. Mais peut-être avait-elle justement encore quelque chose à me dire, ou à faire, m’amener Zonzon, par exemple..

Le blogueur Victor a fait une émission sur le père Ioann, son église, et m’a intégrée dedans. Après l’office, les paroissiens ont pris un petit repas ensemble, l’un d’eux a joué de la guitare et chanté des romances russes typiques, peut-être même soviétiques, mais imprégnées de nostalgie et de douceur, tout ce que ne connaissent plus les amateurs de rap et de variété de bas étage qui m’assomment en permanence. C’était très chaleureux, mais j’étais décalée par le chagrin. Pendant la procession, je songeais que je pourrais peut-être m'acheter une concession dans le cimetière attenant, il est près de la route, mais le bruit ne me dérangera plus, et au moins, c'est un endroit chrétien, de dimension modeste.



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Au retour, j’ai été accueillie par le vacarme d’une fête chez le voisin d’à côté et des travaux chez celui d’en face. La pauvre isba de l’oncle Kolia est à présent complètement défigurée et contrefaite, on dirait qu’il lui a poussé une tumeur ou qu’on l’a affublée d’un carcan. Hier soir, la pleine lune se levait au dessus dans un ciel mauve, mais cette excroissance hideuse me tirait sans cesse l’oeil sur le côté. J’essayais de détourner le regard, comme on le fait devant une femme éborgnée ou vitriolée. Ces derniers beaux-jours m’ont été complètement empoisonnés par le bruit, en sus de la maladie de Georgette. Aujourd’hui, il fait nettement plus frais, mais il y a encore du soleil. Cette nuit, il fera 4° et seulement 13, déjà, demain. C’est l’équinoxe, le début de la descente dans les ténèbres.




Photos Victor. Je n'ai toujours pas appris à nouer un foulard. C'était plus facile avec les cheveux longs.


C'est drôle, ce dernier portrait. Il m'a rappelé cette photo de ma lointaine enfance. Quelque chose en moi n'a vraiment pas changé...