Aujourd’hui, c’est la première fois, depuis que j’ai su que Georgette ne guérirait pas, que je me rapproche de mon état normal. Le pire, c’est quand je vais me coucher, et que je ne la vois pas sur mon lit. Ou bien quand j’aperçois la boîte où elle se réfugiait, lorsque je traverse le salon. Et puis celle qui est au dessus de mon bureau, où elle se couchait souvent. J’ai accroché dans ce coin un dessin que j’avais fait d’elle, c’est évidemment pitoyable ; mais j’ai l’impression que les derniers endroits où peut se réfugier sa petite âme, c’est dans ce dessin, ou celui qui est dans ma chambre. Je l’effleure de la main, matin et soir...
Dans ces
moments de peine et d’angoisse, je perds de vue que le monde a d’infinis
arrières plans, que ce qui a été ne peut pas ne plus être, et les moments de
grâce et de révélation que j’ai eus dans ma vie. J’ai l’impression d’une
comédie absurde et atroce, où les gens sensibles et aimants sont constemment
écorchés vifs et chassés, d’année en année, vers un cul-de-sac sans issue où tout
s’abolit.
Pourtant, j’ai d’autres animaux qui, eux, sont vivants et je ne dois pas, tant qu’ils sont vivants, ne penser qu’à leur mort plus ou moins prochaine. Pour l’instant, ils sont alertes, joyeux, ils vivent, et c’est ce que je dois faire, vivre, sans buter sur la perspective des tombes, les leurs et la mienne.
J’ai appelé ma tante Mano, j’ai vu que je ne l’avais pas fait depuis presque un mois, parce que le
temps file à une vitesse effrayante. Elle a beaucoup aimé ce que je lui ai
envoyé de mes souvenirs, soit mon enfance jusqu’au bac, à peu près. Maintenant,
je vais parler de mes années d’études, et je crois que j’arrêterai tout à la
mort de mamie. Ensuite, mon journal prend le relais.
Elle a l’impression
que nous avons eu la même enfance, ou du moins, que nous appartenons à la même
époque, bien que nous ayons dix-huit ans de différence, et c’est exact, car
tout a basculé dans les années soixante, même petite, je l’ai sentie, cette vulgarité trépidante qui s'emparait du monde. Et puis j’ai
profité des livres de mes tantes et même de ma grand-mère. Je suis plus près du
début du XX° siècle et même de la fin du XIX° que de ce qui a suivi. Elle
m’a dit : «Nous avons connu des événements familiaux tragiques, et
pourtant, nous avions tous, à l’époque, le sentiment que nous étions ici pour
connaître le bonheur, et que notre société nous en donnait l’opportunité, le
climat ambiant était optimiste.
- Oui, Mano,
et je pense que ce fut notre erreur de le croire... »
En réalité, je ne le croyais pas tellement. J’ai toujours eu le sentiment que notre prospérité et notre douceur de vivre étaient fallacieuses et fragiles.
Une jeune
fille de bonne famille a été agressée, violée et tuée par un migrant dans le
bois de Boulogne, près de sa fac de Dauphine. Les parents inquiets n’arrivant
pas à réveiller la police, sont allés la rechercher avec des amis, et l’ont
trouvée à moitié enterrée. J’ai lu avec répulsion le commentaire d’une
gauchiste : la famille étant « catho tradi », c’est-à-dire de l’espèce
qui nous gouverne en ce moment (ah bon ? Où sont les cathos tradis dans ce
gouvernement de franc-maçons, de juifs, d'homosexuels et d’éléments exotiques débiles destinés
à faire bien dans le tableau ?), elle n’éprouve pas pour elle la moindre
compassion, à la limite, c’était normal, pour ce damné de la terre, de violer
et d’égorger cette sale petite bourge blanche. D’autres gauchistes arrachent
les affiches concernant les obsèques de la jeune fille, ou l’indignation
suscitée par ce crime. D’où sortent ces dégénérés ?
J’ai lu le récit par Chateaubriand d’une carmagnole parisienne, pendant la révolution, le défilé bruyant d'une populace débraillée portant deux têtes sur des piques, celles de types qu’il connaissait bien, et la description est hallucinante. Son propre père avait été exhumé de son tombeau par le même genre d’individus répugnants. On les voit sortir, à ces occasions, des fentes où, quand les sociétés sont normales, ils se terrent, et venir grouiller sur celles qui se portent mal, comme des mouches sur un mourant. Ces petits gauchistes, sortis du même cloaque, qui trouvent normal, pour un migrant bronzé, de violer et d'égorger une étudiante.