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samedi 22 octobre 2016

L'insensibilité de pierre





Ma maison dans son état actuel


J’ai des problèmes de chauffage et d’eau, visiblement, les tuyaux n’avaient pas servi depuis cent ans, cela s’écoule mal. Le plombier propose de mettre une pompe. Dans la cuisine, l’eau ne coule plus. Tout le monde me dit que cela va très bien s’arranger. Bon…
J’ai demandé au plombier s’il connaissait des bains de vapeur décents où je pourrais aller. «Pourquoi voulez-vous attraper des champignons ? Je vais demander à Olga, elle dirige le chœur de l’église saint Syméon le Stylite, et elle vous fera profiter de  son étuve, elle est très hospitalière, elle vit à la campagne, elle a des chèvres… »
Il s’avère qu’Olga est la sœur de mon électricien, et c’est elle qui est venue peindre des planches avec lui et qui m’a saluée hier en français. En plus de diriger le chœur de l’église, c’est une passionnée de folklore, elle chante des chants traditionnels. Nous avons parlé de tout cela avec le plombier, de mes amis folkloristes et des possibilités d’organiser des concerts ou des rencontres, car le chant populaire, c’est l’âme de la Russie. Comme je lui disais que peu d’intellectuels russes semblaient comprendre l’importance de cet art collectif extraordinaire, il m’a répondu avec sa douce ironie : «Les intellectuels ont un problème, ils ont plus de cerveau que de cœur, d’un point de vue religieux, cela s’appelle l’endurcissement du cœur, l’insensibilité de pierre, "délivre-moi de l'insensibilité de pierre".
- Je sais, mais justement, je ne suis pas du tout comme cela, j’aime ce qui est lyrique, vivant, et m’attache à l’indicible, c’est mon tempérament archaïque.
- Mais non, mais non, ce n’est pas être archaïque que d’être spirituellement éveillé ! »
De là, nous en sommes arrivés aux contes d’Andersen, dont nous sommes l’un et l’autre de fervents admirateurs, et je ne rencontre pas souvent quelqu’un capable d’en comprendre la profondeur du message : «Vous vous souvenez, me dit-il, des morceaux du miroir diabolique qui gèlent le cœur des gens et leur font tourner toutes choses en dérision ? »
Si je m’en souviens ! Je n'ai cessé toute ma vie d'y penser, ainsi qu'à la petite sirène, qui souffre les mille morts pour gagner l'amour du prince et ne l'obtenant pas, reçoit l'âme immortelle dont elle était privée.
Kostia a demandé au plombier pourquoi il ne voulait pas poser pour mon blog : «C’est parce qu’elle m’a dit que j’étais un plombier philosophe ! » Philosophe n’est pas pour lui un compliment. En effet, et il n’est pas philosophe, il est juste russe.
Quand je vois ce qu’écrivent certains intellectuels russes sur Facebook, je préfère nettement mon plombier, ou le jardinier Igor qui me font déboucher dans quelque chose de vrai et de substantiel,  là où les autres se noient, comme les nôtres dans un verbiage à côté de la plaque, selon l’expression de Céline,  « ils branlent l’accessoire et négligent l’essentiel ». A Moscou, les amis que je fréquentais avant mon départ, passaient plus de temps à chanter qu’à tenir des discours intelligents, mais quand ils parlaient, cela valait le coup d’être écouté, et j’espère les revoir bientôt. Quand à ma bande de peintres, qui ne se prennent pas du tout au sérieux, ils voient la vie avec des yeux d’enfants, avec une naïveté, une fraîcheur et un humour révélateurs de ce qu’elle a de plus profond, merveilleux et mystérieux. C’est cela qu’il me faut. C’est cela pour moi, la Russie. Les autres peuvent aller aussi bien à Paris ou à New York, ils ne sont déjà plus de nulle part, et ce qu'ils me proposent, je l'avais déjà à la maison.
Donc demain soirée bain de vapeur chez Olga. Rien de tel que la vapeur brûlante pour oublier le temps sinistre. Des flocons commencent à tournoyer sous le ciel invariablement couvert.






vendredi 21 octobre 2016

Une femme d'un intellect supérieur






2 petits degrés mais toujours des pêcheurs
sur le bord de la rivière Troubej
Toujours le couvercle gris. Emmanuelle m’envoie la photo d’un lever de soleil sur le Ventoux, depuis sa fenêtre de Saint-Pons-la-Calm. Je suis allée hier faire les courses dans mon petit magasin de fruits et légumes, par les rues défoncées et boueuses, où se succèdent les masures, les isbas et les « cottages » plastifiés, mon chien est déjà célèbre dans le quartier. J’ai été suivie par une humble petite chienne affamée qui doit avoir dans les six mois, et je suis allée acheter de la viande, au cas où je la verrais passer. Je suis pratiquement végétarienne, mais quand je vois ces chiens affamés et les croquettes industrielles que je file à ma ménagerie, je me demande si cela est bien cohérent. Tous ces animaux prolifèrent, personne ne s’occupe de les recueillir ou de les opérer pour arrêter de perpétuer la misère. Beaucoup de gens trouvent inhumain de stériliser les animaux, mais de les laisser crever de faim, de les abandonner ou de les distribuer à n’importe qui ne pose pas de problème de conscience. Les chiens sont souvent à l’attache. Cela les rend complètement dingues, ce qui est bien compréhensible.
En arrivant ici, j’ai eu une crise de désespoir à la pensée des longues semaines de travaux qui m’attendaient. Elles ont été précédées des longues semaines de pré déménagement et de déménagement. C’est une bonne chose que la maison me plaise, cela me donne un peu plus d’enthousiasme pour supporter cela.
Il me faut aussi m’occuper des questions de permis de séjour, tout un processus. Gilles l’a fait à Iaroslavl, où il y a moins de demandes et où il était le premier Français à faire la démarche de mémoire de fonctionnaire local. Kostia met en branle son réseau. Le réseau est une chose importante, ici.
Quand j’ai régularisé ma situation à la Sberbank, la Caisse d’Epargne russe, une administratrice est venue contempler mon passeport français, parce qu’elle n’en avait encore jamais vu de sa vie.
J’aimerais pouvoir recommencer à écrire, dessiner, faire des balades. Il me faudrait un vélo car les marches à pied me déclenchent des crises d’arthrose. L’hiver, le vélo ne sera plus envisageable, encore m’a-t-on dit qu’il existe des pneus neiges pour le vélo, mais je craindrais un peu la chute, bien qu’elle puisse être amortie par les congères !
Au café français, une jeune femme m’a posé des questions sur la France et m’a dit que lorsqu’elle était allée en Allemagne, elle avait cru se trouver en Turquie, et que sans être particulièrement raciste, on aimerait bien trouver des Allemands quand on va en Allemagne.

A mon retour, la fille qui travaille ici, en ce moment, avec son frère, m’accueille en me lançant en français : «Comment ça va ? » Le livreur qui a apporté les planches hier lui a confié à mon propos, avec admiration : « Oh, c’est une femme qui semble avoir un intellect tout à fait supérieur, elle a vraiment très bien su m’expliquer comment trouver sa rue ! » Dévoré de curiosité, il lui a posé des tas de questions sur mon compte, auxquelles elle a répondu qu’elle me connaissait très peu, qu’elle était juste venue travailler !
Comme j'évoquais le climat, elle me dit: "Oh mais il ne fait pas froid, chez nous, c'est fini, souvent même, on attend la neige en décembre et on voit arriver la pluie... L'année dernière, quelle température avons-nous eue? Moins vingt-quatre à tout casser...
- Moins vingt-quatre? Eh bien... Ce n'est déjà pas si mal!
- Pensez-vous! Chez nous, ce qui est normal, c'est moins trente-quatre! Moins vingt-quatre, c'est déjà l'Afrique..."

Ici, l'hiver, on mange des kakis, venus du Caucase ou du sud de la Russie.
C'est plein de vitamines, et délicieux, comme si on mangeait de la confiture.
Chez nous, plein de jardins ont des plaqueminiers, mais personne ne mange les
kakis.


J'ai acheté cette casserole émaillée au design soviétique, que je trouve si jolie
que je vais la garder en déco.



mercredi 19 octobre 2016

La cuisine tant attendue...

Presque terminé, j'ai pu faire la vaisselle....


Cela fait trois jours qu’un vieux petit pépère à la retraite essaie d’installer ma cuisine, il y a sans arrêt des problèmes. Le caisson standard de la hotte ne correspond pas aux dimensions de ma cuisinière, l’eau ne veut pas couler, et en attendant, la pièce est un affreux chantier, où je ne peux rien faire, le camping n’y est même plus possible. Je continue d’aller manger des tartines salées et des gâteaux au café français, pas bon pour la ligne. Je compense par de longues marches à pied, mais c’est l’arthrose du genou qui se réveille…
Cependant, je suis contente de mon choix, si l’on peut appeler cela un choix, la seule cuisine envisageable va idéalement bien dans mon intérieur comme style et comme couleur.
Depuis mon arrivée, j’ai vu le soleil deux jours. « Oubliez cela, me dit Kostia, le soleil il faut l’allumer dans son cœur. »
Il m’a emmenée voir deux copines de l’administration locale, pour les procédures à suivre.  J‘ai récupéré mon titre de propriété, déclaré mon nouveau passeport à la banque. Je rencontre partout compréhension et bonne volonté, pour l’instant. Tout le monde se connaît, tout le monde se donne des coups de main.
Je rêve d’aller me promener dans des endroits naturels et sans cottages affreux, de voir le lac, je n’en ai pas tellement le loisir, avec les travaux.
D’après Kostia, Poutine met de l’ordre dans les administrations, l’usage des pots de vin commence à disparaître, c’est plus surveillé, moins facile, les apparatchiks peu à peu remplacés, mais il agit avec prudence et lenteur, pour ne pas provoquer trop de remous ni de dommages.





lundi 17 octobre 2016

Retour à Krasnoïé



Mon isba de Krasnoïé, vendue au cosaque Dima. elle a retrouvé sa fonction agricole vivrière, mais perdu beaucoup de son esthétique... 

Poussée par Xioucha, curieuse de voir le phénomène, j’ai demandé au beau plombier si je pouvais le prendre en photo pour mon blog. Il a refusé : « Non, il ne faut pas, est-ce si important, la beauté d'un visage ? »
Il m’a fait encore toutes sortes de considérations linguistiques, m'a parlé des investissements d'Ivan le Terrible à Pereslavl, où il a construit une église et le mur d'enceinte du monastère Nikitski, et écrit un kondakion et un irmos qui sont toujours chantés par les moines. C'est lui également qui a fondé le monastère Fiodorovski, pour la naissance du tsarévitch Fiodor. A propos des menées anglo-saxonnes contre son pays, Rouslan m’a dit : «Vous savez ce qui est écrit ? Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. Ils seront les derniers, couverts de honte. »
Au moment où nous discutions, mon chien, que tout ce remue-ménage scandaleux chez moi met dans une indignation permanente, a vu brusquement surgir de la trappe de la cave l’ouvrier du plombier, armé de sa perceuse, comme un extraterrestre de son fusil laser, et s’est enfui avec des cris étranglés.
Le cosaque Dima m’a invitée à reprendre les meubles que j’avais laissés dans l’isba que je lui avais vendue. J’ai repris ce dont il ne se servait pas, la table de cuisine de mon grand-père, un buffet qu’un ami avait trouvé dans la rue, un autre que j’avais récupéré dans un appartement de fonction. Mais l’opération a été précédée du thé en commun, avec Igor, le garçon qui entretenait mon terrain, et qui m’a embrassée pour me souhaiter la bienvenue : «Vous allez faire un potager, ou bien seulement des petites fleurs ? Je suis à vos ordres, nous avons tout l’hiver pour planifier cela ! »
J’avais de grandes discussions philosophiques avec Igor, comme avec le plombier. Igor, Dima et Kostia sont des « pieds-rouges », des Russes rapatriés d’Asie centrale. Tous trois très croyants, et très traditionnels. Tout le temps de notre entrevue, les trois enfants de Dima jouaient dans la pièce voisine, on les entendait rire et chahuter, mais aucun n’est venu courir à quatre pattes entre les jambes des adultes, leur couper la parole, se servir sur la table, comme c’est beaucoup trop souvent le cas ailleurs. La famille de Dima ne connaît pas la théorie du genre. Je lui ai demandé des précisions sur la coutume cosaque consistant à faire exécuter un poulet par les garçons en âge de passer à ce premier stade de l’apprentissage guerrier, poulet qui est ensuite mangé en famille, car c’est une coutume que je décris dans mon livre. Il a cru que je faisais preuve de sensiblerie. Igor m’a dit : «Il faut bien manger… Il faut bien que quelqu’un le fasse.
- Oui, sans doute, moi je suis totalement incapable de le faire.
- Hé oui, mais vous, vous êtes une femme, vous, vous êtes censée attendre le morceau de bidoche qu’on vous apporte à la maison, et le cuisiner.
- Mais le type qui ne sait pas tuer pour nourrir sa famille, ce n’est pas un homme.
- Je peux comprendre cela, ce que je ne comprends pas, c’est qu’on tue pour s’amuser.
- Naturellement, on ne doit tuer que pour se nourrir, et prélever juste ce qu’il faut, me dit Igor. Voyez, il y a des cueilleurs de champignons qui ne savent pas s’arrêter. Les champignons doivent être préparés pour être consommés, si on les cueille pour les laisser pourrir, parce qu’on ne peut pas s’arrêter de les ramasser, alors il faut aller se confesser, car cela relève déjà de la passion.
- Quelle excellente définition de la chose, Igor ! C’est tout à fait cela, en effet…
- Cela peut mener à toutes sortes d’excès, ajoute Dima en riant. Deux types se sont battus au couteau pour un coin de champignons ! »
La mère de Dima est une femme très sympathique qui ne se plaît pas à Pereslavl, elle vient d’un pays torride, et le climat la déprime : «Ici, ce sont les ténèbres…
- Voyons, dit Igor, mais bientôt nous aurons de jolis petits flocons, et il fera blanc et clair partout, et puis après ce sera le printemps ! Nous n’avons pas beaucoup de soleil, c’est vrai, mais quand nous le voyons, quelle joie ! »
Nous avons ensuite abordé les questions politiques, de ce côté-là, nous sommes tous bien d’accord, c’est même étonnant pour moi de voir à quel point je suis d’accord avec tout le monde, ici. Le plombier, le cosaque, le jardinier, le prêtre orthodoxe…
J’entre avec Kostia dans le bureau du fournisseur de matériel de construction, il a le portrait de Poutine au dessus de sa tête. « Moi aussi, j’en ai un, me dit Kostia en sortant. J’en ai même deux, je vous ferai cadeau du deuxième ! »

dimanche 16 octobre 2016

Soirée grise

Selfie emmitouflé. On supporte
beaucoup moins le froid en début d'hiver
qu'à la fin!

Il souffle un vent aigre, et j'ai fait la rencontre que je redoute toujours, le chien famélique par un temps à ne pas mettre un chien dehors.
J’ai enfin Internet et j’ai appelé ma tante, sur Skype. Elle suit mon blog avec passion et imprime les pages pour les envoyer à sa soeur. Elles font ce que faisait maman, ces dernières survivantes de la merveilleuse entité des filles Pleynet, ce bouquet de fées qui se penchaient sur mon enfance.
Elle trouve que j’ai une voix tonique, que j’ai l’air bien dans ma peau, et c’est vrai, je pense que je suis à ma place, et que j’accomplis un témoignage, pour les Russes qui voient que j’ai choisi leur pays, et pour les Français qui le connaissent mal. Cependant, j’ai vraiment l’impression d’avoir changé de planète. Il me semble être partie depuis très longtemps. Cavillargues, ce joli village de pierres et de tuiles, les chemins que je parcourais à vélo, dans la lumière du midi, avec alentour les collines, les vignes, les pins parasols, la garrigue, m’apparaissent comme un souvenir lointain ou un rêve. Je pense à mon noyau d'orthodoxes, autour du beau monastère de Solan, à l'avenir inquiétant de l'Europe. Fallait-il en avoir, de la méchanceté et de la vilenie, pour nous préparer une telle fin!
 Ici, le climat est rude, la lumière rare en cette saison, les rues défoncées et détrempées, les maisons hideuses, car les isbas pittoresques sont peu à peu remplacées par des horreurs prétentieuses, ou défigurées. Il reste des oasis de beauté, la rivière Troubej, les églises, le lac, mais tout cela est très menacé par la cupidité, l’inculture, la brutalité des fonctionnaires plus ou moins véreux. Et pourtant, comme dit mon plombier, la Russie a une richesse inépuisable, ce sont les gens, le peuple russe mystérieusement solidaire, et qui reste constitué d’individus aux personnalités affirmées, colorées, souvent préoccupées de questions profondes et unies par un sentiment familial d’appartenance à la même communauté historique, culturelle, spirituelle, tout ce que déteste la clique de trotskistes et d’usuriers qui cherchent à s’emparer du monde et à détruire les peuples européens. Ici, tout reste possible, une réelle rédemption succédant à une telle chute dans les abominations du XX° siècle et de la modernité que ce pays n’aurait, en principe, pas dû s’en remettre. Chez nous, le ferment spirituel n’agit plus, il n’y a plus de levain dans la pâte, peut-être parce que l’Eglise a trahi, alors qu’ici, elle est restée ferme à travers les persécutions, elle a gardé sa tradition, son enracinement millénaire, sa foi médiévale, virile.
Les habitants de Pereslavl me touchent par leur spontanéité, leur sincérité, leur bienveillance. La Russie ne fait pas semblant, on la trouve parfois brute de fonderie, mais quand elle vous sourit, c’est du fond du cœur.



samedi 15 octobre 2016

Plomberie et bricolage

Mon plombier m’explique ce matin que Saint Séraphin de Sarov avait prédit la révolution et les persécutions religieuses, mais aussi un grand renouveau spirituel : «Saint Séraphin de Sarov était tout amour, c’est pourquoi tout le monde venait le voir, et cet amour s’étend encore jusqu’à nous. Il appelait tous ceux qu’il rencontrait « ma joie ». Il a prédit que la Russie renaîtrait de ses cendres et resplendirait, et c’est cela qui va se passer. Vous avez vraiment bien fait de venir ici, les Français conscients viennent chez nous, les autres restent là où l’on détruit les églises et où l’on blasphème. Et nous, nous les reconstruisons toutes. vous n'imaginez pas le nombre d'églises qui ont été détruites, et l'Eglise n'avait pas l'argent pour les reconstruire, mais cet argent, nous l'avons trouvé.»
Il m'a parlé des expressions particulières à la région: "Lorsque vous les connaîtrez, vous serez vraiment d'ici.
- Et vous, vous êtes d'ici?
- Complètement!"
Il enlève son bonnet enfoncé jusqu'aux yeux pour que je le voie mieux et sourit modestement: "Je suis le pur produit du mélange de tribus slaves et finno-ougriennes avec l'envahisseur mongol!"

Je suis allée ensuite faire des courses, j’avais besoin d’un tournevis électrique. Je demande cela à la vendeuse qui me regarde les yeux exorbités comme si je lui demandais un tapis volant : «VOUS voulez acheter un tournevis électrique ?
- Oui, vous n’en avez pas ?
- Si, plein… voilà, c’est là… dit-elle en me montrant la vitrine d’un air navré.
- Que voulez-vous, j’en ai assez de courir après les bonshommes chaque fois que j’ai besoin de faire un trou, soit ils n’ont pas le temps, soit ils se font payer… »
Un gros artisan venu renouveler ses fournitures s’en mêle : «Chez vous, c’est du bois ?
- Oui, tout est en bois.
- Alors prenez ce modèle, ça suffira amplement. »
Le même gros type obligeant m’aide à choisir le papier de verre pour mes portes. Visiblement, la vendeuse a toujours eu auprès d’elle un joyeux bricoleur prêt à la dépanner. Et moi pas.
J’aime la satisfaction évidente du mâle connaisseur qui se sent utile à la pauvre vieille en détresse !
Au café français, une femme m’aborde, et se présente comme artiste peintre. Elle s’appelle Olga. Juste au dessus du café français, il y a une espèce de centre culturel, où l’on donne des cours de tout, et aussi de peinture. Croûtes redoutables à foison. On ne décore plus sa maison de bêtes fantastiques et de sirènes, on ne fait plus de beaux costumes, on ne peint plus de coffres merveilleux, mais on aligne les croûtes. Comme chez nous. Tuer la culture populaire n’ouvre pas aux gens l’accès à la culture distinguée des musées.
la carte d'Olga

Dans ce centre ont lieu parfois des concerts, je subodore qu’on n’y chante pas sa tradition, mais qu’on y fait du mauvais académisme, c’est quand même bien que cela existe, cela peut servir pour autre chose. Et j’ai trouvé un monsieur qui fait des encadrements, mais je n’ai pratiquement rien à encadrer, toutes mes aquarelles sont dans mon déménagement maudit, qui arrivera quand j’aurai le visa de trois ans, qui s’obtient au bout d’au moins six mois d’attente, si la guerre ne bloque pas tout cela jusqu’à l’apocalypse.

vendredi 14 octobre 2016

La Protection de la Mère de Dieu à Krasnoselskaïa

Les vigiles dans ma paroisse moscovite

J’ai dû aller à Moscou, pour récupérer l'enregistrement de mon visa et différentes démarches. Je voulais aussi fêter la Protection de la Mère de Dieu dans l’église de mon père spirituel, qui lui est consacrée. Au départ, j’ai dit au taxi que j’avais peur de manquer l’autobus, il prend son téléphone : «Allo… dis donc, tu ne peux pas attendre deux minutes pour partir ? Ma cliente va à Moscou, et je suis presque arrivé, là, je viens de dépasser le monastère Fiodorovski… »
En chemin, grosse averse de neige, mais elle ne tient pas encore.
Les corvées expédiées, je retrouve Xioucha, la fille du père Valentin, et ses nombreux enfants, dans son appartement si joliment décoré, puis je vais aux vigiles de la fête, dans la paroisse que j’ai longuement fréquentée quand je travaillais à Moscou : la Protection de la Mère de Dieu à Krasnoselskaïa. C’est une église que j’ai connue pratiquement en ruines, et que le père Valentin et son équipe ont restaurée peu à peu. Elle est située au dessus des chemins de fer de la gare de Kazan, au quartier des trois Gares, en plein centre, à la limite d’un des plus vieux quartiers de Moscou qui devait être ravissant, avant qu’on le massacre, et qui garde quelques beaux restes. Ce quartier trépidant a quelque chose de fantasmagorique qui m’a toujours séduite, et j’avais écrit un poème sur la fête de Noël à cet endroit, et sur la femme du père Valentin, la « matouchka » Inna. La matouchka était dissidente au temps du communisme, mais horrifiée par ce qui se passait à la période Eltsine, les spoliations des oligarques prêts à vendre le pays à n’importe qui, les menées américaines pour le dépecer avec la complicité d’apparatchiks véreux, elle était devenue complètement communiste. Cela engendrait toutes sortes de querelles homériques et fort pittoresques entre elle et son mari monarchiste, et moi-même, anticommuniste primaire et viscérale, à qui elle répétait : «Vous verrez qu’un jour vous trouverez que j’ai raison ». Cette prédiction s’est en partie réalisée. Disons que je me suis rendue à l’opinion d’Alexandre Panarine, selon laquelle le communisme a été une abomination, un viol méticuleux et d’une rare méchanceté de tout ce qui faisait la grandeur, la beauté, la poésie, la spiritualité, l'originalité de la Russie par des gnomes particulièrement immondes, mais ce pays étrange avait fini par avaler ce fruit indigeste après en avoir recraché le noyau trotskyste, et avait entamé le processus de russification de cette monstruosité inoculée par l'Occident. Une fois opérée la réconciliation avec l’Eglise, il eût fallu ne pas y toucher. Quand on aime la Russie, bien entendu. Mais les démocrates occidentaux n’avaient qu’une idée : l’achever, et le coloniser. Idée qu’ils poursuivent toujours, avec une détestation enragée.
Entrant dans mon ancienne paroisse, je retrouve avec émotion des petites dames qui se jettent à mon cou, le clergé qui m’est cher, le père Valéri, le père Dmitri, le père Fiodor, et je vais me confesser au père Valentin. Il est tellement heureux de voir que je suis venue à la fête votive que j’aurais pu lui avouer ma participation à une orgie romaine, cela serait passé comme une lettre à la poste. Je vais ensuite remplir les dyptiques des noms de tous mes orthodoxes français et mettre un cierge à saint Philippe de Moscou et à sainte Matrona. Je m’aperçois qu’en slavon, quand même, je ne comprends pas grand-chose, par rapport aux offices en français de Solan, il va me falloir trouver une solution. La sœur qui lit les psaumes le fait à toute vitesse. Moment d’émotion, les 40 kyrie eleison sont chantés comme à Solan, en grec, et sur la mélodie byzantine, comme si Dieu avait voulu unir dans cette fête mon monastère français et ma paroisse russe, également consacrés à la Protection de la Mère de Dieu.
J'entre dans la boutique de l’église pour acheter une étagère à icônes en bois sculpté, mais la petite dame qui fait office de vendeuse n’est pas disposée. Elle est en train d’écouter passionnément une autre cliente qui lui parle de miracles et de reliques. Je remets au lendemain. Mais le lendemain, la boutique est fermée. Du coup, elle l’ouvre spécialement pour moi, et je repars avec mon trophée qui dépasse de mon sac à dos bourré, car j'avais aussi emporté ma lessive, pour la faire chez Xioucha..
Dans la cour de l'église, on a dressé un buffet pour les paroissiens et les SDF et épaves du coin, avec des crêpes et toutes sortes de salades, du thé chaud, de la "compot", boisson obtenue en faisant bouillir des fruits dans de l'eau. Le père Valentin m'offre un livre sur les saints de Pereslavl-Zalesski, et sa bénédiction en prime. J'ai droit aussi à celle du père Dmitri. Un iris blanc s'obstine à  fleurir dans les plates bandes, malgré le vent aigre et les 5 petits degrés qui nous séparent de la neige.

 L'église de la Protection de la mère de Dieu à Krasnoselskaïa  par Constantin Soutiaguine,


A la mémoire d’Inna Victorovna Asmus

Où est-elle mon église, son clocher dans l’hiver,
Perché sur le lacis des longs chemins de fer
Qui portaient vers l’Asie de somnolents trains verts ?
Où est-elle cette amie qui marchait à mon bras,
Sur le pont enneigé, allant à petits pas,
Corpulente et joviale, alors que tout là bas,
Des fantômes pressés bousculaient les frimas,
Tordant leurs blancs cheveux dans les rayons des phares
Qui cherchaient dans la nuit le chemin des trois Gares.

Où sont les fenêtres de la nef bleutée,
Fleuries de cierges d’or et d’encens embrumées,
Portes du paradis dans l’enfer retrouvées ?
Sous l’iconostase, les sapins et les fleurs
Répandant alentour leurs prenantes odeurs?
Et les nimbes luisants et les sombres visages
Qu’éclairaient de grands yeux et de vagues lueurs,
Les enfants chahuteurs, les vieillards recueillis,
Et les jolies filles, si fraîches et si sages
Et les garçons barbus, aux beaux regards songeurs,
Les chasubles brillantes du clergé réjoui ?

Au retour, sur le pont, dans un brouillard cuivré,
Nous voyions suspendues, bien au dessus des voies,
Les grosses lanternes des hôtels éclairés,
Quelques points lumineux, ça et là clairsemés,
Bleus dans les serpents gris qui rampaient vers les gares,
Emportant des wagons jusqu’aux rigides barres,
Bétonnées par là bas dans les remous du froid.
Les croyants se hâtaient, évitant le verglas,
Les ivrognes hagards et les chiens affamés,
Vous marchiez à mon bras d’un pas mal assuré,
Mon cœur s’élargissait au son du carillon
Trébuchant, infini, s’envolant et tintant,
Retentissant tout clair au travers des flocons,
Et s’en allant quêtant par delà l’horizon,
L’étoile de Noël au faîte des nuées.