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lundi 2 mars 2020

Liouba

Liouba, Nikolaï et mon père Valentin, en 98, dans mon appartement de fonction
J'avais à Moscou une amie que j'aimais profondément, Liouba. Je la connais depuis très longtemps. J'avais d'abord rencontré sa fille Ania, alors toute jeune, à Paris, à l'église de la rue Pétel. Elle m'avait chargée de porter des cadeaux à ses parents quand j'irais à Moscou. C'est comme ça que j'avais rencontré Liouba, et son mari Nikolaï, peintre d'icônes.
C'est ensuite par Nikolaï, en séjour à Paris, que j'avais eu l'adresse personnelle de Skountsev. Il avait donné un concert, avec ses cosaques dans la paroisse que fréquentait Nikolaï, et ils avaient échangé leurs coordonnées. Or je rêvais de rencontrer Skountsev, après avoir écouté un disque de lui.
Et je ne sais comment cela s'est produit, mais je n'ai pas appelé Liouba pendant des années. Je suis partie en France, je venais à Moscou une fois par an, à un moment je n'avais plus son numéro, elle avait déménagé, nous nous sommes revues une fois, elle m'avait catégoriquement déconseillé de revenir, et quand je suis revenue, je ne l'appelais pas pour ne pas me casser le moral, et puis le temps a passé, et je ne l'appelais pas parce que j'avais honte. Je me disais que je le ferais pour lui souhaiter la bonne année, puis ayant laissé passer le moment, je me donnai comme date le dimanche du pardon, moment très indiqué. Et je l'ai fait, j'ai appelé et retrouvé Liouba.
Liouba est à moitié yakoute, elle a un type tout à fait asiatique. Comme beaucoup de Yakoutes, c'est une patriote russe, monarchiste et très orthodoxe. Quand je dis très orthodoxe, je ne veux pas dire une bigote militante, mais un être profondément bon, qui ne juge jamais, qui ne se met jamais en colère, comprend tout avec une rare lucidité, une grande sagesse, et une espèce de paix intérieure étonnante. J'ai souvent trouvé auprès d'elle des réponses à mes questions spirituelles. J'ai souvent aussi fait le point sur des événements de ma vie. Bref je me demande bien quel démon m'empêchait de renouer avec un des êtres les plus lumineux qu'il m'eût été donné de rencontrer. C'est peut-être ainsi que mon jeune ami Sérioja, que j'aimais comme un filleul ou un neveu, me laisse sans nouvelles depuis quatre ans...
Elle était visiblement très heureuse de m'entendre et ô combien réciproquement! Les enfants d'Ania, au mariage de laquelle j'avais assisté, sont étudiants à Londres. Leurs parents ont quitté Paris à cause du climat dangereux dans les écoles. Il leur semblait qu'il pouvait arriver n'importe quoi à leurs garçons, que le personnel enseignant ne contrôlait plus rien. Je suis un peu étonnée qu'à Londres, il n'en soit pas de même...
Que je sois partie à mon âge, et pour Pereslavl Zalesski, que j'ai même envisagé de déménager à Férapontovo (je le lui ai dit en l'assurant que je m'en sentais désormais incapable), que je conduise, tout cela lui paraît incroyable. Son mari ne sort plus de l'appartement, il a peur de tomber, et elle-même ne se sent plus du tout de voyager pour aller voir son frère en Yakoutie ou sa fille à Londres, ce qu'elle faisait régulièrement. Je lui ai dit que les exhortations du père Placide avaient beaucoup joué dans ma décision et une fois le processus lancé, c'est marche ou crève. Cependant, si elle m'avait déconseillé de revenir, cette fois, elle comprenait tout à fait le père Placide. Sans doute a-t-elle suivi de près, par sa fille Ania, les changements dramatiques que subit la France.
Pourtant, elle a fait preuve d'une extraordinaire ténacité pour arracher au plan de démolition des édiles moscovites l'immeuble des années 20 où elle avait acheté l'appartement où elle est à présent. Calmement, avec persévérance, sans jamais répondre aux insultes ni aux menaces ni se décourager devant l'inertie des copropriétaires.
Liouba et moi avons donc pris ces cinq dernières années, en accomplissant nos derniers exploits, un bon coup de vieux...
Aujourd'hui, j'ai d'ailleurs eu un choc au supermarché Magnit, où je voulais passer par les caisses automatiques pour éviter une file de chariots. La préposée aux caisses automatiques m'a presque rudoyée: "Où allez-vous? Vous n'y arriverez jamais toute seule, voyons!"
Je suis restée bouche bée. Car si, j'y arrive toute seule, parfois ça merde, parce que c'est un système nul en soi, mais j'y arrive. La préposée a extrait de la file une vieille complètement décatie pour l'emmener aux caisses automatiques et l'assister. Puis elle est revenue me chercher en me parlant comme à une débile mentale pour me trainer à la caisse numéro 5, qu'elle venait d'ouvrir.
J'ai eu un bon aperçu de ce qu'on doit éprouver dans un EPHAD ou une maison de retraite.
Parce que moi, à part les genoux qui me rendent presque invalide, je n'arrive pas du tout à me coller dans la tête que je suis âgée. Enfin j'en suis naturellement consciente, et n'en éprouve aucun complexe, mais que vieille soit synonyme de neuneu, je conteste avec vigueur.
Dans un fil de commentaires russe, un contradicteur souligne le fait que je suis âgée comme si cela ne me donnait pas droit à la parole. Etant donné que c'est le carême et que je veux éviter de polémiquer, j'ai retenu tout ce que j'avais à lui dire sur la question, moins par charité que pour éviter de souiller d'emblée ma robe de pénitente!.
Le soir, après une journée de jeune quasi total (j'ai bu des jus de légumes et mangé deux petites prosphores), je me suis rendue à l'église pour le canon de saint André de Crète. Premier jour. Il y avait mon évêque. Il s'est réjoui; "Ah vous êtes venue, cette fois!" Eh oui. J'ai séché l'office du pardon, mais je suis venue au Canon. Nous aimons tellement notre évêque que c'est la ruée pour avoir sa bénédiction, quand il arrive et quand il repart. D'ailleurs Liouba, à Moscou, a entendu parler de lui:"Ah vous avez Théoctyste! Oui, on sent à ses remarques que c'est un homme aussi intelligent qu'humain, et vous avez de la chance de l'avoir à Pereslavl!"
J'aurais bien voulu m'agenouiller, et j'ai même essayé de le faire, mais c'est devenu vraiment difficile. C'est comme ça, on passe un seuil, et fini, les jambes ne répondent plus, on peut améliorer ça, bien sûr, mais quand même, après 70 ans, "le surplus n'est que peine et douleur", il faut s'habituer à cette idée.
Sur ce tableau, Liouba est à gauche. A droite, c'est son amie Lioudmila

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