"Paradis, mon paradis"
déploration d'Adam
Un ami orthodoxe, beaucoup plus orthodoxe que moi, rejette tout ce qui est ascétique, l'univers est joie, innocence, nous sommes ici pour danser et exulter dans une transe poétique, ce que j'ai pensé moi-même et souvent pense encore, je ne suis pas du tout portée sur l'ascétisme, ou plus exactement, je ne le comprends pas. Cependant, après tout un long chemin de vie que je n'ai d'ailleurs pas vu passer et où je n'ai pas du tout exulté aussi souvent que je l'aurais voulu, j'inclinerais à penser que si nous sommes ici pour exulter, tout est fait pour nous en empêcher dans les sociétés humaines, ou alors il faut retourner au temps des chasseurs cueilleurs peut-être. Le paganisme, c'était mon état naturel quand j'étais enfant, le christianisme neuneu et froid, sucré et morne dont j'avais la démonstration dans les églises post-conciliaires n'était vraiment pas ma tasse de thé. J'aimais la Grèce solaire, ses épopées, ses tragédies, ses dieux et ses déesses; jusqu'à la découverte de la Russie, où ce paganisme se transfigurait dans un chistianisme vibrant, symbolique et médiéval. Mais tout ce qu'on m'a donné à lire d'ascétique, non, vraiment... la plupart du temps, cela me détourne plus de Dieu que cela ne m'y conduit.
Je ne peux pas dissocier Dieu de sa création, je ne peux pas l'imaginer comme une sorte d'architecte, dans son bureau, je pense qu'il crée avec tout son être, avec son Souffle, "que tout souffle loue le Seigneur", et que tout ce qui vit lui est relié. Aussi j'ai du mal à concilier cela avec le mépris de la chair, au sens large, le mépris de la matière, car au fond, la matière même me semble un phénomène d'ordre spirituel. L'appréhension du divin passe pour moi par l'expérience des sens, mon être est un récepteur traversé par ce qu'il voit, entend, perçoit.
Il y a quand même une question que je me pose, choisit-on une religion parce qu'elle nous plaît? Peut-il arriver qu'elle ne nous plaise pas, mais qu'elle soit vraie?
A un moment, je m'étais détournée de l'orthodoxie pour la "spiritualité personnelle" prônée par les intellectuels français. Et je me livrais à toutes sortes d'expériences extatiques, de type fumage de joint, danse déchaînée, dessins mystérieux tracés en état second, je cherchais l'au delà des choses, comme disait Rilke.
Et juste à ce moment-là, j'avais fait un rêve étonnant. Je me trouvais dans un jardin au clair de lune, en pleine extase païenne avec quelques jolies copines que j'avais alors. Et nous dansions. A ce moment-là, je commençais à entendre des cris, des sifflets, je voyais s'approcher une foule hostile qui poursuivait un homme seul, un barbu. Prise de panique, je tentai de m'enfuir, pour ne pas affronter cette meute, et je courai, le barbu derrière moi, la foule derrière le barbu. "Quand va-t-il cesser de me suivre? me disais-je. A cause de lui, je vais me faire lyncher par cette meute!" Et pour sauver ma peau, je plongeai dans un buisson. Mais presque aussitôt, je vis le barbu me rejoindre. "Va-t-en, va-t-en!" lui criai-je, en lui jetant de la terre à la figure. Et tout à coup, m'apparut son visage bouleversé, un visage si noble, avec des yeux pleins de bonté et de reproche incrédule, et je fus submergée de honte et de douleur.
Puis je vis quelques temps plus tard, dans une pinède la nature se transfigurer. Je ramassais du bois, comme bien souvent, dans cette pinède, et tout à coup, je me mis à entendre chaque son avec une netteté particulière, au sein d'une sorte de symphonie que formaient ensemble tous ces bruits pourtant fortuits. Ils étaient fortuits, et pourtant, tous ensemble, ils se complétaient pour former une liturgie mystérieuse. Levant les yeux, je vis qu'il en était de même de tous les détails des arbres et des buissons alentour. Leur beauté se révélait avec une intensité inconnue, et m'apparaissait comme un tout, fait de ces mille composantes individuelles profondément reliées par un même souffle, par la même lumière. Alors je me souvins de saint Séraphin de Sarov, je fis mon signe de croix et je dis le Notre Père...
Après cela, j'avais renoué avec l'eglise, je n'y allais que rarement, car j'étais loin, mais j'appelais régulièrement le père Barsanuphe et je n'ai plus ensuite jamais vraiment perdu le contact.
Les révélations que j'ai eues ensuite n'avaient plus la nature pour cadre, mais précisément l'église, et concernaient le mystère du temps, et la présence du Saint Esprit dans le prêtre qui officie. Elles n'étaient pas provoquées par la beauté de la nature et ma communion avec elle, mais par la communion verticale et transversale, dans l'eucharistie, avec les croyants qui m'entouraient, et ceux de tous les siècles précédents, au même moment, j'avais compris, comme dans le livre "les quatre vies d'Arséni", à quel point le temps était une notion relative, et que c'était la grande erreur de notre époque de matérialisme imbécile que de vouloir "faire du passé table rase", car le présent n'est que l'écume superficielle du passé, supprimer le passé, c'est supprimer le présent et ne lui donner aucun avenir...
La dernière et la plus intense avait eu lieu dans la cuisine de mon appartement moscovite. Après avoir longuement écouté le récit des cauchemars d'une personne proche en grave dépression, et lui avoir conseillé de ne pas se fier aux seuls médicaments pour traiter son problème, à mon avis existentiel, j'avais en raccrochant le téléphone, été prise d'une véritable panique, comme si elle m'avait refilé ses démons comme des puces, et j'avais commencé à chercher mon flacon de lexomil, puis y avais renoncé: "Tu viens de lui expliquer que les médicaments ne sont pas la solution, va donc plutôt prier..." ce que j'avais fait. Et m'était tombé dessus une paix, une béatitude d'un autre monde, quelque chose qui n'avait rien à voir pour moi avec quoique ce soit de connu. Quelque chose qui n'existait pas sur cette terre, comme si d'une certaine façon, au lieu de me trouver dans l'exultation de la vie naturelle, j'étais passée de l'autre côté de la mort, et m'y étais trouvée bien, dans une paix inexprimable, une joie constante et étale, une certitude absolue. Dans cet état, je faisais la vaisselle et j'allais au boulot, et absolument plus rien ne me pesait ni ne m'irritait, et cela me dura une semaine entière.
Cependant, je continue à prier plus facilement dans la nature que dans les églises, et la crise de mon ami m'a replacée devant des dilemnes qui m'ont accompagnée toute ma vie, qu'on retrouve d'ailleurs dans Yarilo. Mais j'ai connu les moments que je viens de décrire, et bien que ces moments de grâce soient volatils comme le parfum d'un flacon ouvert, je les ai connus. Dans cet ordre. La nature. L'église. La cuisine de mon appartement. Qui plus est, l'un des moments dans l'église a eu lieu à l'issue d'un carême que j'avais fait l'effort de respecter à peu près, et l'autre, à un moment de révolte et de détresse, mais qui coïncidait exactement avec le trentième anniversaire de mon entrée dans l'Eglise Orthodoxe, pour la Théophanie. Pour la Théophanie, j'avais vu que mon père Valentin était réellement investi du Saint Esprit quand il officiait.
Que cela contrarie ou non certains de mes sentiments ou représentations, qu'à l'intérieur du christianisme, même orthodoxe, certaines choses me paraissent incompréhensibles ou contradictoires, voire choquantes, reste que Dieu est venu plusieurs fois me mettre sur sa voie. Et certes, je ne serai jamais une ascète, mais n'y a-t-il pas toutes sortes de manière de vivre sa foi, n'y a-t-il pas "plusieurs demeures dans la maison du Père"? Et irai-je retourner en arrière, alors que j'ai été guidée de la nature jusqu'à ma cuisine pour me montrer que oui, la nature est révélatrice, comme le poème l'est du poète, mais que quelque chose plus loin est plus fondamental, et peut être trouvé partout, et nous prépare à l'autre côté?
Le premier mars est en Russie le premier jour du printemps; et il est cette année bleu et radieux, ce premier mars, encore frais, mais empreint d'une sorte de douceur lumineuse et méditative. J'ai eu la joie de voir monseigneur Théoctyste officier à la cathédrale. Et le voilà qui, dans son sermon, évoque saint Laurent, mon saint patron. Arrêté par les Romains, le diacre Laurent se voit demander où est son trésor, car les Romains pensaient que les chrétiens cachaient des richesses. Et Laurent de répondre "les veuves et les orphelins, voilà mon trésor", ce qui lui valut son supplice. "Là où est votre trésor, là est votre coeur", disait le Christ. Et monseigneur d'expliquer: "Quand votre trésor n'est pas Dieu, cela peut être un trésor très honorable, mais ce n'est pas Dieu. Ainsi un bonhomme, au temps de l'union soviétique, avait économisé toute sa vie pour s'acheter une voiture et voyager à la retraite. Il s'achète sa voiture. Mais à la première égratignure sur la carrosserie, il meurt d'une crise cardiaque. C'est que tout son être était passé dans la voiture. Je vous invite donc pendant ce carême à essayer de faire en sorte que votre trésor soit davantage Dieu, et un peu moins la voiture, où tout ce qui peut en tenir lieu".
En me bénissant, il m'a demandé si j'étais prête pour le carême, il a utilisé une expression militaire que je n'ai absolument pas comprise et que m'ont obligemment expliquée ensuite de bonnes petites vieilles, quelque chose comme "les équipements sont-ils prêts" ou êtes-vous prête pour l'assaut", non, pas du tout, pas du tout prête, ne jamais être prête est même ma marque distinctive. Je pourrais signer mes oeuvres Parthène la Folle, comme Ivan le Terrible.
Le chant des chérubins qu'affectionne le choeur de la cathédrale n'est pas traditionnel, mais il est très recueilli et je l'aime beaucoup. J'avais envie de pleurer. Car la terre entière craque de partout comme un bateau ivre, j'ai repoussé le voyage que je prévoyais de faire en France, pour toutes sortes de raisons, mais aussi la situation, si menaçante; sera-ce encore possible? Je pensais aux miens, je pensais à mon pauvre pays, à la pauvre Grèce, à la pauvre Serbie, prises dans les rêts de l'UE, de l'OTAN et de leurs maîtres sataniques, j'étais prise d'un effroi métaphysique. Dans la montée des ténèbres, me restent les sanctuaires de Pereslavl, l'évêque Théoctyste, et mon père Valentin à Moscou, son église et ses prêtres.
De plus, le premier mars est aussi l'anniversaire du décès de maman, Elle était morte, il y a six ans, juste au début du carême, de sorte que tout le carême avait correspondu aux quarante jours que met l'âme à gagner son ultime destination, et je l'avais accompagnée en lisant l'acathiste pour les défunts.
RépondreSupprimerComme je ne peux toujours pas faire de commentaires, voici un message équivalent.
Bien souvent les talents (particulièrement en français) sont interprétés comme les dons intellectuels, artistiques et autres que nous avons, qu'il faudrait cultiver, développer et mettre au service de Dieu. Mais il ne s'agit pas de cela, il s’agit plutôt tout simplement des capacités spirituelles qui correspondent à notre condition de naissance et qui nous ont été transmises par l'intermédiaire de notre famille, notre milieu, notre classe sociale, notre culture, notre pays…
Nous ne pouvons faire fructifier que ce qu’il nous a été donné et il ne nous est pas demandé pas de faire fructifier un capital que nous n’avons pas reçu au départ.
Ce qui nous est demandé c’est seulement de produire une fructification proportionnelle à notre quantité de talents (la métaphore de l’argent est fréquente dans la bouche du Seigneur comme dans celle de St Seraphim de Sarov j’ai remarqué).
Je me suis souvent posé la question. Prenons un exemple extrême.
Un enfant qui naît dans un quartier pourri, où les trafics malhonnêtes voire criminels sont foison, dans une famille dont les parents non seulement ne transmettront jamais le moindre enseignement moral et encore moins spirituel mais peuvent également négliger toute valorisation d’une bonne scolarité, où éventuellement la violence et l’inceste se perpétuent de génération en génération, famille donc où rien n’est fait pour développer la maîtrise de soi, mais où plutôt les vices sont favorisés, paresse, mensonge, hypocrisie, vol etc. Un tel enfant combien a-t-il reçu de talents ? Quel est son potentiel spirituel ? Que peut-on exiger de lui au jour des comptes à présenter ?
Eh bien c’est prévu… Dieu par la bouche du Verbe incarné l’annonce.
L’Église institutionnelle et enseignante n’offre que des béquilles aux boiteux bien souvent, des consignes, des préceptes, des commandements, des remèdes dans le meilleur des cas — mais l’important est ce qui se passe entre Dieu et nous, intimement, et un bon confesseur tient compte de cela, sinon il vaut mieux en changer.
Avoir la foi, c’est aussi non seulement prendre conscience de nos limites, les assumer, mais surtout les présenter à Dieu en déplorant la misère de notre condition dont nous avons conscience… et puis, se relever après chacune de nos chutes et les oublier, comme l’enfant qui apprend à marcher (apprentissage d’une marche qui, dans le cas de la spiritualité, n’a pas de fin, même après la mort,– et tous les saints s’accordent là-dessus) sous le regard bienveillant de Notre Père (tout puissant), attendri par nos efforts, compatissant chaque fois que nous nous blessons en chutant, toujours confiant en notre devenir, et accordant son aide s’il le faut, à proportion de nos forces réelles car son amour paternel pour ses enfants est sans limite. Si ce n’était pas cela ce ne serait pas Dieu.
Que fait celui qu’on appelle « le bon larron » ? Criminel conscient et assumé ? (Combien de talents a-t-il reçu celui-là, pour se retrouver pendu à une croix ?) Respecte-t-il les jeûnes, fait-il de nombreuses prières, assiste-t-il sans faute à tous les offices, pratique-t-il la mortification et l’ascèse, fait-il de nombreuses métanies etc. ? Non, avant de mourir, sa tête et son regard se tournent (péniblement on peut le penser) simplement vers le Christ et, totalement abandonné (de toute façon cloué sur une croix on ne peut guère plus faire mieux) il « se contente » (en fait c’est énorme, rien ne l’incite à le faire) d’assumer ses fautes, de reconnaître et d’affirmer la Royauté céleste et divine de l’homme apparemment aussi misérable que lui qui se trouve à ses côtés en lui faisant une unique prière, une seule : « Souviens-Toi de moi dans ton Royaume ! » Cela suffit. Et Jésus lui répond : « Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis. »
Maxime