Violetta doit avoir une récolte abondante, donc elle déverse des pommes sur tous ceux qui sont dans le périmètre, c'est très russe. Et cela ne lui vient pas à l'esprit que je n'ai pas envie de passer des journées entières à les peler et préparer, c'est ce qu'elle fait elle-même, elle n'imagine pas qu'on puisse les passer à autre chose, à la limite, elle trouve même sûrement cela immoral.
Au bord de la Vioska, il y avait pas mal de monde, tout le pays avait eu la même idée que moi. Quand on arrive à la mi-août, on ne sait pas ce qui peut se passer. Heureusement, c'était un public plutôt tranquille. J'ai nagé avec un bonheur infini. Je m'éloigne entre les rives frémissantes de roseaux, vers un horizon bordé de pins ténébreux, d'arbres échevelés, et toujours hanté de nuages extraordinaires, qui parfois voilent le soleil, et tout devient très sombre. Puis la lumière revient, les têtes éclatantes de ces vapeurs colossales reprennent leurs flamboiements neigeux, au dessus de leurs oripeaux foncés, et des mouettes passent, ou des rapaces, des libellules....
Les bonheurs de chaque jour, il ne faut pas les laisser passer, on ne sait pas s'ils reviendront, notre avenir n'est pas radieux, on se demande même s'il y en a encore un.
A Moscou, après l'anniversaire du père Valentin, j'ai vu Skountsev, là où il enseigne, à l'autre bout de la ville. Nous devions travailler ensemble, la leçon fut comme d'habitude géniale. Mais comme il prenait ensuite l'autobus pour Volgograd, il m'a fallu le raccompagner à Podolsk, pour aller chercher ses affaires et l'accordéon des voisins qu'il avait réparé. Comme il arrive quand on ne connait pas l'itinéraire, que quelqu'un théoriquement vous l'indique et vous parle en même temps, et qu'on commence a être fatigué, j'ai failli percuter une voiture que je n'avais pas vue. C'était un taxi tadjik, ou azéri, un quadragénaire brutal et ventripotent, qui est sorti de sa caisse intacte comme un dingue, m'a injuriée et a délibérément cassé mon rétroviseur.
A Podolsk, il y a beaucoup de diversité d'Asie Centrale ou du Caucase, et dans Moscou en général, il y a aussi plus d'Africains qu'avant. Question masques, il y a des endroits où l'on est obligé de les mettre, les gens le font sans enthousiasme et sans conviction, à cause des amendes hallucinantes de Sobianine. A la Sberbank, la conseillère masquée m'a demandé de baisser mon torchon pour comparer ma tête et la photo du passeport. "Je peux carrément l'enlever, si vous voulez, je ne tiens pas du tout à ce truc". Elle a ri.
Chez Xioucha, comme je couvrais de mots caressants le doudou de sa petite dernière, Rita m'a fait une crise de jalousie. Je ne peux m'intéresser à personne d'autre qu'à elle, le malheur, c'est que plus ou moins tous mes animaux sont comme cela.
J'étais contente de voir Xioucha, le père Valentin, Dany, et tous les autres, mais aller à Moscou, pour moi, c'est de plus en plus la corvée. Quand j'avais seize ans, Moscou m'apparaissait comme le coeur mystique de la Russie, en quelque sorte son concentré, la ville aux quarante fois quarante églises, mais déjà, ce que j'avais découvert en 73, sous les slogans vainqueurs: "Nous ferons de Moscou une véritable ville communiste" m'avait paru si hideux et si triste que j'avais pleuré pendant huit jours, jusqu'à ce que qu'un ami historien me fasse faire le tour de ce qu'il subsistait de la capitale magique et dorée qu'avait célébrée Rainer Maria Rilke. Mais le libéralisme est en train de faire disparaître ce que le communisme avait encore épargné, et surtout, dans le monde entier, les capitales ne sont plus du tout le coeur des pays qu'elles occupent, c'est le mot, mais les tumeurs d'un seul cancer cosmopolite mondialiste réparti sur toute la planète, qui envoie partout ses métastases. Dans chaque capitale, on retrouve les mêmes féodaux mafieux, tous plus ou moins acoquinés et sortis de la même matrice, et puis leurs traîtres locaux, leurs esclaves et leurs hommes de mains importés. Et partout où ce n'est pas le cas, ou pas encore entièrement le cas, on installe une bonne petite révolution de couleur en soulevant toujours la même minorité de pantins hors sol qui mettent l'ensemble de la population dans une situation pire que la précédente. A Pereslavl, c'est encore la Russie, bien que Moscou y bave ses cottages en plastique.
Avant de repartir, je suis allée à l'église du père Valentin, pour la première fois depuis l'installation du Covid, et ensuite, Yana a voulu, avec une amie et sa fille, déjeuner au Gastroferma, où le café La Forêt a un comptoir. Nous y avons vu l'adorable Maxime, qui a tapé dans l'oeil de la jolie jeune fille à marier qui nous accompagnait, mais marié, il l'est déjà, et père de famille, il faudra trouver un autre gentil Français... L'amie de Yana, Marina, me disait, ce qui est vrai, que les situations globales les plus tragiques se vivent au jour le jour, avec les problèmes quotidiens, l'humour, une insouciance délibérée; destinée à nous protéger du vertige.
Puis je suis passée chez mon amie Liouba. Son mari Nikolaï voulait me donner des planches à icônes dont il ne se servirait plus, pour cause d'accident vasculaire cérébral. Je m'attendais à trouver une ruine, mais pas du tout, Kolia est encore tout à fait présentable, il n'a même pas tellement vieilli. Liouba, comme elle me l'a fait remarquer, était toute grise, de vêtements comme de cheveux, mais elle non plus n'avait pas changé, ses vêtements gris et ses cheveux coupés au carré lui allaient très bien. Ils sont l'un et l'autre extrêmement bons, extrêmement pieux, et d'une autre époque.
L'une des planches est énorme, et conviendrait à une église, je vais en faire don à l'iconographe du monastère saint Nicétas.
Ce livre explique bien le cancer dont vous parlez.
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