Il a neigé, venté, de grandes structures nuageuses dérivent dans le ciel et charrient de la lumière dans leurs failles profondes. Cette fois, c'est l'hiver. Je suis restée quinze jous sans internet. D'abord il est régulièrement brouillé pour des raisons de sécurité, et ensuite, j'avais un très mauvais routeur, et j'avais donné à Gilles celui que j'avais commandé pour le remplacer, et manque de chances, il a mis plusieurs jours à recevoir celui qu'il devait me donner à la place...
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| le père Vadim |
J’ai fait le 30 octobre un saut à Moscou pour l’enterrement du père Vadim, le père spirituel de Katia. Le pauvre homme a été emporté en une semaine, à la suite d’un infarctus dont il ne s'est pas remis. Au mois de juin, il m’avait aidée à rentrer de la terre, il avait l’air plein de joie de vivre et d’énergie. En chemin, Katia, qui profitait de ma voiture, m’a dit qu’il n’en était rien. Que le père Vadim se surmenait terriblement, qu’il aidait inlassablement les uns et les autres au mépris de sa santé. Katia était complètement bouleversée. Il avait remplacé son père, qu’allait-elle devenir sans lui ? Il était toujours prêt à l’écouter, à la soutenir. Arrivée près du cercueil, elle a éclaté en sanglots. Du reste, il y avait beaucoup de monde, et beaucoup de gens pleuraient. Ce prêtre, qui se donnait des airs de joyeux drille, se dépensait sans compter pour les uns et les autres, avec une grande humilité, il a subi en tout quatre infarctus. Les photos que j’ai vues de lui à l’hôpital, et la dernière bénédiction qu’il a envoyée à ceux qui le connaissaient m’ont beaucoup impressionnée. Pleinement conscient, il nous regarde avec une extraordinaire intensité qui n’a plus rien à voir avec sa bonhommie d’autrefois. Après l’office funèbre, j’ai été abordée par des paroissiens et compris que le père Vadim m’avait créé tout un fan club de lecteurs d’Epitaphe, dont il avait fait une large publicité.
Ensuite, je suis allée à une représentation de Faust et Hélène chez Iouri et Dany. J’avais déjà vu la pièce, il y a déjà longtemps, mais je voulais y accompagner la Belge orthodoxe Aurélie, qui est charmante et très bonne. Dany et elle se connaissaient un peu ; elles allaient toutes deux à l’église russe de la rue Daru. Aurélie et Dany ne parlent pas très bien le russe, ce qui les isole pas mal. J’ai pensé que de se fréquenter leur permettrait de se tenir chaud...
J’ai revu la pièce avec plaisir, malgré ma grande fatigue, et puis elle a été suivie d’une petite soirée entre amis, avec guitare et romances. Dans le monde de plus en plus stupide, brutal et moche dont nous voyons l’avènement, le théâtre de Iouri, sa pièce et ses amis me semblaient presque insolites et terriblement précieux. Sa pièce fait appel à tout le raffinement de la culture européenne telle que les Russes l’adorent, elle était reçue avec enthousiasme, et je ressentais la fragilité de tout cela et en même temps, son extraordinaire pouvoir salvateur, pour ainsi dire thérapeutique. Car les gens présents y faisaient ce que les hommes ont toujours placé au dessus de tout le reste, avant les dernières mutilations et mutations effrayantes imposées à leur espèce : rêver, jouer avec la musique des mots, les émotions, les sentiments, chanter, échanger, sortir de leur quotidien et communier dans la beauté, en un mot, transcender leur existence.
J'ai dit au père Valentin que les églises de Pereslavl me semblaient de plus en plus fréquentées, avec de nombreux enfants. Il s’en est réjoui : « La province est un peu en retard, mais je peux vous dire qu’à Moscou, cela est très sensible ».
Il pense que les processus destructeurs enclenchés par nos révolutions respectives n’ont jamais pris fin, et c’est hélas mon avis. Je lui avais parlé de ce qui se passait à Pereslavl, la façon dont on a ravagé cette malheureuse ville, les maisons hideuses, les constructions chaotiques, hétéroclites, les « améliorations » qui tournent au saccage des quartiers concernés. L’hostilité des mutants envers les bonnes volontés qui essaient de réparer, sauver le patrimoine et les sites naturels.
Je lui ai raconté deux événements français. En Corse, à la suite d’une tentative pour faire enlever une croix de carrefour au nom de la laïcité, la population entière se dresse pour défendre le christianisme et les traditions, et les gens ont planté tellement de croix partout que les routes en sont bordées. Et puis la sortie du film Sacré-Coeur, qu’à certains endroits les autorités essaient même d’interdire, toujours au nom de la laïcité. « Dans mon enfance, lui dis-je, la société et l’école étaient laïques, mais personne ne faisait la chasse aux manifestations religieuses, on fêtait Noël et Pâques, on portait des croix autour du cou, on comparait même à la récré les croix catholiques et les croix protestantes, on passait des films ou des pièces d’inspiration religieuse à la télé, Bernanos, Claudel... Personnellement, je ne me reconnais plus dans le catholicisme, parce qu’en réalité, après Vatican II, j’ai fait mon éducation religieuse chez les orthodoxes.
- Le principal, observe le père Valentin, est quand même que tous ces Français retournent à Dieu, qu’ils soient catholiques ou orthodoxes...
- Bien sûr, mais voyez-vous, j’ai vu dans les commentaires aux annonces et aux articles sur ce film beaucoup de catholiques de gauche tomber dessus avec aigreur. Ils lui reprochent son mysticisme obscurantiste, je ne l’ai pas vu, mais quand même, je ressens comme un malaise... En fait, une bonne partie des cathos élevés par Vatican II sont devenus des espèces de protestants. Et si je peux me sentir chez moi avec Bernanos ou Gustave Thibon, le protestantisme m’est profondément étranger, sous toutes ses manifestations. »
A l’église, à mon retour, le père Andreï me dit que lorsqu’on est écorché vif, c’est la prière qui peut nous servir de peau. Oui, en principe, et cela m’aide... L’eucharistie me paraît toujours très suave, et elle me donne un véritable réconfort.
J’ai acheté des disques sur Ozon, et pour terminer un dessin, je mets Debussy. La Mer. C’est si beau que tout-à-coup, je me suis mise à pleurer, avec la certitude que l’auteur d’une telle oeuvre ne pouvait qu’avoir rejoint la Source radieuse de toutes choses, car il a saisi toute la splendeur, le mystère, la grandeur qui émanent de l’organisme marin, les sons deviennent visuels, les visions deviennent des sons, c’est une merveilleuse icône de la vie, chatoyante, profonde, avec d’infinis échos. Et je suis sûre qu’il était métaphysiquement important de décrire ainsi la Mer et de donner aux gens l’accès à cette merveille. De nos jours d’autant plus. C’est une fenêtre sur l’air pur.
Je ne supporte plus de voir les paysans venir parler de leurs troupeaux abattus, ce ne sont pas les troupeaux qu’il faut abattre mais les salopards qui ont ourdi ce méfait, avec les préfets, les gendarmes et les vétérinaires qui s’en rendent complices. Mais les gendarmes sont déjà prêts à aller contre les Français qui refuseront de se battre pour Rothschild, Soros et Black Rock en Ukraine, ils vont à trente, cagoulés comme des bandits, empêcher les spectacles de Dieudonné; ils ne sont plus que la milice de la mafia bancaire mondialiste qui ne dissimule qu'à peine, sous un transparent vernis hypocrite, son intention de dresser des soldats-esclaves à son service. Je ne sais rien de plus sinistre que l’assassinat de nos pays, minés de l’intérieur depuis deux cents ans par ces parasites. C’est quelque chose d’affreux. Je regarde brûler et profaner notre patrimoine, sous le jacassement imbécile de tous les gauchistes formatés qui répètent n’importe quelle idiotie, du moment qu’elle leur est soufflée par leurs gourous idéologiques, toutes les inversions accusatoires au sujet de l’Ukraine, ou bien de la Palestine, les techniques et les intérêts sont les mêmes.
Sur Facebook un gars envisage qu’internet engendre une forme de possession, en observant les effets délétères produits sur la population africaine, ensorcelée par la culture afroaméricaine, le rap, le wokisme, et coupée de ses racines, de ses ancêtres, de ses traditions. Il accuse l’occident, mais en réalité, l’occident est la première victime de tout cela. Les commentaires sont très agressifs, pourtant, je pense qu’il a raison, et que je suis moi-même victime de ce maelström de nouvelles affreuses, de visions d’horreur, de bassesses révoltantes, de perversités inouïes dont il est très difficile de détacher son esprit, et je pense à la phrase de Nietzsche bien connue qui disait à peu près : « Quand tu regardes l’abîme, c’est l’abîme qui regarde en toi. »
Le SBU ukrainien est en train de faire mourir le métropolite Arséni, qui me fait l’effet d’un saint homme, rayonnant de noblesse, de bonté et de courage. On l’arrache à son lit d’hôpital pour le traîner au tribunal, où une juge péteuse fait son infâme boulot sous les exclamations indignées du public, et parmi les sanglots des croyants. Même Orthodoxie.com en a parlé. Un hiérarque de « l’Eglise soviétique » ? Ou un martyr de l’Eglise russe ? A l’origine de son arrestation une homélie de Pâques où il félicitait les gens d’être venus à l’office en dépit des check points à l’entrée du monastère. On a décidé qu’il donnait de la sorte les positions ukrainiennes aux Russes. Le métropolite reste calme, ferme, bon, admirable. Pendant ce temps, le patriarche Bartholomée se félicite d’avoir, avec les Américains, organisé ce gâchis en Ukraine. Quelle honte...
Skountsev m’envoie des vidéos de files de soldats ukrainiens terrorisés, ou bien désespérés qui se rendent en pleurant, qu’on a forcés à se battre, qui implorent le pardon de la Russie. Pourquoi et pour qui les a-t-on fait mourir en si grand nombre ? Pour l’Ukraine ou pour un territoire destiné à être exploité par des mafieux, repeuplé de migrants exotiques, ou converti en Israël de secours, ou tout cela à la fois?
Le politologue Emmanuel Leroy s’est fait baptiser orthodoxe par le père Basile, et évoque l’arche que doit devenir la Russie. En effet, c’est notre dernière arche, notre planche de salut. Mais je dois dire que les raisons de se faire du souci ne manquent pas non plus ici, quand on voit la progression exponentielle d’une laideur fantasmagorique et démoniaque éliminer les dernières traces d’harmonie dont témoignent encore le patrimoine et la nature russes.
Mes amis suisses sont arrivés pour acheter leur maison et occuper mon appartement, qui est petit, mais très bien placé et très réussi, je suis fière de ma déco. Il leur servira de pied-à-terre en attendant d'avoir fait leurs travaux d'aménagement. A la banque, Joëlle me dit tout-à-coup : «Ici, c’est vraiment un autre monde... » J’ai senti dans cette remarque comme une brutale prise de conscience. « Oui, ai-je répondu, c’est un autre monde. Je m’intéresse à la Russie depuis des années, je n’en parle pas trop mal la langue, j’y ai passé en tout vingt cinq ans de ma vie, je connais Pereslavl par coeur, j’y suis très bien intégrée, les gens sont très gentils avec moi, tiens, tu vois, la caissière, elle me fait des sourires comme si je faisais partie de sa famille, et par dessus le marché, je suis orthodoxe. Et pourtant, il y a des moments où je me demande ce que je fais ici et où tout me paraît étrange... »
Le problème est que notre pays d’origine nous est devenu pareillement étranger. C’est ce qui les fait partir. De mon côté, le processus a été très long, accentué par ma conversion à l’orthodoxie, mais je peux dire que dès les années soixante-dix, il était enclenché, et que je ne trouvais plus de langage commun avec mes contemporains français. J’assistais déjà à une sorte de fracture anthropologique, dont la Russie elle-même n’est pas à l’abri, d’ailleurs, et qu’elle a subi dans une moindre mesure, en fin de compte. A présent, lorsque je lis certains commentaires, j’ai l’impression que nous ne donnons pas le même sens aux mots, que certaines déclarations n’ont même aucun sens, je les relis en me demandant si elles ne proviennent pas de fous furieux. On dirait que plein de gens perdent la tête, ce qui les rend inaptes à juger de la santé mentale de leurs dirigeants et de la véracité de ce que leur raconte des médias délirants.
Je l’ai emmenée montrer la maison qu'ils achètent à l’architecte Pavel. Il a demandé à la propriétaire si elle n’était pas triste de partir. « Si, répond-elle, mais je n’ai pas le choix, je suis seule ». Elle va s’installer chez son neveu et sa nièce, avec la petite chatte qu’elle a recueillie, et mon coeur s’est serré : seront-elles bien accueillies ? Elle semble plus jeune que moi, et moi aussi, je suis seule.
La maison des Suisses plaisait beaucoup à Pavel, elle l’inspirait visiblement: "Ca m'intéresse déjà", m'a-t-il dit. Nous avons parlé des horreurs qui se commettent ici, mais il cherche à atténuer les choses, il y a aussi des gens qui réparent, notre mission est de le faire, à notre échelle, comme nous le pouvons, et en effet, c’est ce que je m’efforce de faire de mon côté. Je fais un ilôt de beauté, il fait le sien, il fera celui des Suisses. En me quittant, il m’a dit, avec son air doux, intériorisé et malicieux : «Je suis content de vous avoir rencontrée, et j’espère que nous nous reverrons. »
Pavel a magnifiquement restauré une isba au bord de la rivière, et il en restaure une autre à côté, pour faire un ensemble et éviter qu'on lui construise un monstre à la place. Il nous a fait visiter son intérieur, qui est d'une beauté féérique, où le contemporain se mêle harmonieusement à la tradition russe.
Après l'achat de la maison, nous nous sommes tous retrouvés au café, avec Gilles et l’Anglais Michael. C’est le club européen et francophone, là-bas dedans. "Nous sommes tous venus d'outre-mer", déclare Michael. "Ah vous êtes bien un Anglais! lui dis-je. Qui vient ici d'outre-mer, à part vous?"
Une jeune fille qui sert au café m'a demandé de lui signer, pour son grand-père, une carte-postale représentant l'un de mes pastels. Cela me fait une drôle d'impression!
Au café


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