Hier, c'est Anatoli de "Thomas", la revue orthodoxe à l'usage de ceux qui doutent, qui est venu m'interviewer, heureusement que je suis trop vieille pour avoir la grosse tête. J'ai été isolée et marginalisée toute ma vie, écrivant et dessinant dans mon coin sans avoir ni milieu porteur, ni accès à l'édition et aux galeries, et maintenant, les Russes se bousculent pour venir me voir et me demander mon avis sur tout. Sans doute Dieu voulait-il m'épargner de tourner à la femme de lettres pontifiante.
Anatoli est arrivé au moment où j'avais chez moi le père Vadim, son épouse, et Katia, qui allait dans leur paroisse, à Moscou. Par un hasard étrange, je les avais déjà rencontrés de mon côté à l'anniversaire du père Valentin. Il faisait beau, pour une fois, un peu orageux, les moustiques ont commencé à être virulents en fin de journée. Nous étions assis, et les poires tombaient autour de nous. Je suis submergée sous les poires, il est désormais clair que je ne pourrai toutes les ramasser ni les utiliser, mais je vois que d'autres en profitent, souris, insectes, oiseaux... Je fais des confitures, mais la confiture, c'est plein de sucre. J'en mets le minimum et j'utilise du fructose, mais quand même. Je fais des compotes mais le congélateur n'est pas extensible. J'ai fait deux litres de jus, mais cela ne se garde pas des mois...
Le père Vadim et son épouse ont vécu aux Etats-Unis, et ne partageaient pas du tout l'avis d'Anatoli sur la paradis du droit et de la démocratie, moi non plus. Anatoli est manifestement libéral, et considère, comme la presse occidentale, que la Russie agresse le monde entier, ce qui me laisse perplexe, on dirait que le libéral russe, comme le bobo français, n'habite pas la même planète, ou peut-être existe-t-il dans un monde parallèle. Enfin, il a eu la délicatesse de ne pas insister, et sur tous les autres sujets, on pouvait discuter. Il est d'ailleurs resté un bon moment à le faire, je lui ai même servi de ma soupe russe qu'il a trouvée excellente. Il m'a interrogée sur la foi, car il lui arrive de douter. Il pense que tout le monde doute, à part quelques personnalités simples et merveilleuses qui ont le don inné de la foi. Il m'arrive aussi de douter, mais de moins en moins. Ou peut-être que le monde me paraîtrait si absurde et si atroce que j'en perdrais la raison, alors je préfère garder ma raison avec le Christ. Il m'a posé la question rituelle sur la souffrance et l'injustice, l'une et l'autre souvent attribuées à Dieu, alors qu'elles sont le fait de notre cruauté, de notre bêtise, de notre cupidité, le fait du diable, en un mot, si évident ici bas que je croirais en Dieu à contrario devant le spectacle de sa nuisance inlassable et astucieuse. J'ai remarqué aussi que la prière agissait et que les gens qui vivaient en Dieu n'étaient pas victimes des mêmes choses, bien qu'ils puissent l'être de persécutions abominables. Parfois, c'est vrai, des événements tragiques nous restent inexplicables, j'en suis venue à l'idée que nous ne pouvons tout simplement pas tout comprendre. Mais en vouloir à Dieu de ce que nous ne comprenons pas en le traitant de tous les noms, c'est donner la victoire à ce qui nous scandalise.
Par exemple, depuis deux ou trois cents ans, on assiste à l'extermination systématique de ce que l'humanité compte de meilleur, de plus noble, de plus vrai, de sa fine fleur. Les indiens d'Amérique, la Vendée, la paysannerie française en 14, russe avec la guerre et la collectivisation, les vrais intellectuels, les vrais artistes, pas ceux qui se déshonorent dans toutes les mauvaises causes et ne pensent qu'à la ramener, ceux qui se consacrent à leur oeuvre quoiqu'il puisse leur en coûter. Mais à cela, j'ai une réponse: si nous allons vers la fin des temps, comme je le crois, Dieu fait ses dernières moissons de justes. Jusqu'au moment où il ne restera pratiquement plus que des cancrelats rampant dans les ordures dont nous recouvrons la terre, et c'est du reste prédit. Anatoli était d'accord.
Je n'arrive pas à faire face à toutes les tâches que je me donne, entre le quotidien, le jardin, les poires, les traductions, mon livre, dessiner, apprendre les chansons de Liéna, travailler ma vielle, car ainsi que l'a remarqué Vassia Ekhimov, auteur de l'une des miennes, "je chante bien, mais je joue mal!"
Il me faudrait plusieurs vies, et il ne m'en reste plus guère.
Anatoli est arrivé au moment où j'avais chez moi le père Vadim, son épouse, et Katia, qui allait dans leur paroisse, à Moscou. Par un hasard étrange, je les avais déjà rencontrés de mon côté à l'anniversaire du père Valentin. Il faisait beau, pour une fois, un peu orageux, les moustiques ont commencé à être virulents en fin de journée. Nous étions assis, et les poires tombaient autour de nous. Je suis submergée sous les poires, il est désormais clair que je ne pourrai toutes les ramasser ni les utiliser, mais je vois que d'autres en profitent, souris, insectes, oiseaux... Je fais des confitures, mais la confiture, c'est plein de sucre. J'en mets le minimum et j'utilise du fructose, mais quand même. Je fais des compotes mais le congélateur n'est pas extensible. J'ai fait deux litres de jus, mais cela ne se garde pas des mois...
Le père Vadim et son épouse ont vécu aux Etats-Unis, et ne partageaient pas du tout l'avis d'Anatoli sur la paradis du droit et de la démocratie, moi non plus. Anatoli est manifestement libéral, et considère, comme la presse occidentale, que la Russie agresse le monde entier, ce qui me laisse perplexe, on dirait que le libéral russe, comme le bobo français, n'habite pas la même planète, ou peut-être existe-t-il dans un monde parallèle. Enfin, il a eu la délicatesse de ne pas insister, et sur tous les autres sujets, on pouvait discuter. Il est d'ailleurs resté un bon moment à le faire, je lui ai même servi de ma soupe russe qu'il a trouvée excellente. Il m'a interrogée sur la foi, car il lui arrive de douter. Il pense que tout le monde doute, à part quelques personnalités simples et merveilleuses qui ont le don inné de la foi. Il m'arrive aussi de douter, mais de moins en moins. Ou peut-être que le monde me paraîtrait si absurde et si atroce que j'en perdrais la raison, alors je préfère garder ma raison avec le Christ. Il m'a posé la question rituelle sur la souffrance et l'injustice, l'une et l'autre souvent attribuées à Dieu, alors qu'elles sont le fait de notre cruauté, de notre bêtise, de notre cupidité, le fait du diable, en un mot, si évident ici bas que je croirais en Dieu à contrario devant le spectacle de sa nuisance inlassable et astucieuse. J'ai remarqué aussi que la prière agissait et que les gens qui vivaient en Dieu n'étaient pas victimes des mêmes choses, bien qu'ils puissent l'être de persécutions abominables. Parfois, c'est vrai, des événements tragiques nous restent inexplicables, j'en suis venue à l'idée que nous ne pouvons tout simplement pas tout comprendre. Mais en vouloir à Dieu de ce que nous ne comprenons pas en le traitant de tous les noms, c'est donner la victoire à ce qui nous scandalise.
Par exemple, depuis deux ou trois cents ans, on assiste à l'extermination systématique de ce que l'humanité compte de meilleur, de plus noble, de plus vrai, de sa fine fleur. Les indiens d'Amérique, la Vendée, la paysannerie française en 14, russe avec la guerre et la collectivisation, les vrais intellectuels, les vrais artistes, pas ceux qui se déshonorent dans toutes les mauvaises causes et ne pensent qu'à la ramener, ceux qui se consacrent à leur oeuvre quoiqu'il puisse leur en coûter. Mais à cela, j'ai une réponse: si nous allons vers la fin des temps, comme je le crois, Dieu fait ses dernières moissons de justes. Jusqu'au moment où il ne restera pratiquement plus que des cancrelats rampant dans les ordures dont nous recouvrons la terre, et c'est du reste prédit. Anatoli était d'accord.
Je n'arrive pas à faire face à toutes les tâches que je me donne, entre le quotidien, le jardin, les poires, les traductions, mon livre, dessiner, apprendre les chansons de Liéna, travailler ma vielle, car ainsi que l'a remarqué Vassia Ekhimov, auteur de l'une des miennes, "je chante bien, mais je joue mal!"
Il me faudrait plusieurs vies, et il ne m'en reste plus guère.
Katia, à la faveur de l'interview, m'avait piqué mon hamac et Georgette |