Mon programme est très serré et je me demande comment je
vais arriver à tout boucler. Maintenant
que je suis sur place, j’ai envie de voir tout le monde, des gens auxquels je
suis attachée et qui me manquent, et j’éprouve en même temps une profonde
mélancolie.
J’ai fait hier l’expédition au cimetière d’Annonay, avec ma
sœur. Il n’est pas profané, il a toutes ses vieilles tombes de pierre, et aussi
des neuves, affreuses, en marbre poli.
Les cèdres énormes et magnifiques, que je voyais déjà dans mon enfance,
quand maman m’emmenait sur la tombe de papa, veillent toujours les générations
d’Annonéens qui reposent là, et qu’en partie, nous avons connus vivants, ou
dont mon grand-père parlait. La
grisaille funèbre du lieu était animée par d’innombrables coussins de
chrysanthèmes multicolores. Près de notre tombe, ceux de Mano, d’un ton rouge
foncé, entre lesquels nous avons déposés les nôtres. Nous les avions achetés la
veille, et il n’y avait plus beaucoup de choix, nous arrivions quinze jours
après la fête.
Sur la tombe de mon père, je suis la seule à apporter
quelque chose, et je regrette chaque fois de ne pas avoir pu le transporter
dans celle de maman. Il avait été mis là à titre provisoire, et maintenant, on
ne peut plus discerner qui est qui là dedans, de lui, de la cousine Mathilde et
d’autres personnes de la famille Combe… Il est clair pour moi qu’après ma
disparition, la modernité ne laissera pas ces pauvres restes dormir
tranquilles.
Les anges des tombeaux, frileux
dessous la pluie
Effleurent tristement les nuées
assombries,
Dont la sourde corolle épanchée sur le
jour
A de molles senteurs de feuilles et de
labours.
Et dans la grisaille les astres
éphémères
Des gros bouquets joufflus déposés sur
la pierre
Mettent de la couleur sur nos amours
perdus,
Décorant nos malheurs de feux
irrésolus.
Et nous restons muets sur le gravier
crissant
Cherchant dans notre cœur des prières
oubliées
Quelque chose de clair, de tendre et
de brûlant
Qui pût combler d’espoir cette coupe
vidée.
Si ce n’est pour prier, que
faisons-nous penchés
Sur la porte fermée qui retient nos
parents ?
Que venons-nous ici, à peu près tous
les ans
Déposant nos bouquets à nouveau les
pleurer ?
Chrysanthèmes, fleurs des morts, de
l’automne éploré
Soleils d’or solides par le vent
décoiffés
Vous ramasseront-ils, quand vous serez
fanés ?
Allez-vous refleurir dans l’éternel
été,
Sous le doux pas des anges qui là bas
déambulent
Eclairant au passage vos âmes
minuscules ?
Annonay est méconnaissable, ses environs aussi, j’ai reconnu
la maison de mon grand-père qu’au début, des acheteurs avaient arrangée avec
goût, mais depuis, elle a été revendue à des gens qui en ont beaucoup moins.
Quelques demeures d’autrefois, leur charme suranné, subsistent, avec leurs
cèdres géants, majestueux et échevelés. Mais le petit champ en contrebas de la
route, avec ses peupliers et son muret de pierre, a été construit de villas. Même chose avec celui qui bordait
le jardin, et qui se terminait par le rieu Poulet, un petit ruisseau le long
duquel je me promenais avec maman. La modernité est partout, et sa fausse gaité
tapageuse et sans mystère est bien plus triste et désespérante que la
mélancolie qu’avait autrefois la ville, encore toute imprégnée de XIX° siècle. Dans cet ensemble de maisons banales, d’espaces
verts aménagés et de centres commerciaux, une affiche avec le noir et la
blanche du Métissage Obligatoire auxquel on tente de dresser des populations
hébétées, de gré ou de force, le pire étant que ce soit plutôt de gré que de
force : combien de temps a-t-il fallu pour faire disparaître notre pays ?
Jusqu’à la guerre de 14, il gardait encore des forces vives. Un peu plus de cent ans depuis, et c'est la fin...
Au cimetière, le monument aux morts couvert de listes
interminables, ces listes qui, dans toutes les villes et dans tous les
villages, alignent les noms des foules de jeunes gens sacrifiés au Moloch de la
modernité, pour nous amener là où nous en sommes. Contrairement à ce que
clament les envahisseurs, tous ces innombrables noms ne sont ni arabes, ni
africains. Mais il suffira, cent ans après les avoir assassinés, d’en détruire
les traces et la mémoire. De détruire aussi, comme on l’a si bien commencé
avec Notre Dame, nos églises et nos
villages, et de transformer cet harmonieux et séculaire jardin qu’était la France en un
espace dévasté ouvert à n’importe qui.
Celui qui, intérieurement, vit aux portes de la mort vit précisément dans cet adieu où se concentre tout notre amour. Et c’est cela également, l’Etat de Poésie, où tendrement, notre regard se pose sur toutes choses que l’on doit quitter. Un perpétuel adieu mais qui est aussi, mystérieusement, un perpétuel recommencement. Georges Haldas.