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jeudi 31 octobre 2019

Vieille foi

J'ai eu le temps d'épousseter les dernières fleurs du sedum et d'en faire un bouquet. Elles tiennent très longtemps, et finissent par donner des racines. Autrement la neige est là, et semble vouloir tenir. Il faut à nouveau décroûter la voiture; il faudra déneiger. Tout ce blanc réflechit dans la maison une lumière particulière, diffuse. On entre dans la période "nuit polaire" qui se fait sentir ici. Et on a envie d'hiberner au chaud, avec du thé. Ce n'est pas désagréable. J'ai appris depuis déjà pas mal d'années à profiter du moment présent. Et la Russie accentue cette tendance, car on ne sait jamais de quoi demain sera fait!
J'ai à nouveau mal à la tête, sans doute à cause du changement brutal de température et des "tempêtes magnétiques".
Il y a quelques temps, on m'a communiqué un documentaire sur une communauté de vieux-croyants exilés en Moldavie depuis le XVII° siècle, depuis le schisme. Ce schisme, et la politique ultérieure de Pierre le Grand, ont vraiment martyrisé le peuple russe pour pas grand chose. Pour des réformes insignifiantes qui auraient pu se faire sans douleur quand elles étaient vraiment nécessaires, et pour s'harmoniser avec les Grecs dont le patriarche d'aujourd'hui montre le cas qu'il fait de l'Eglise russe . Au prix de l'admirable, de la cosmique unité du peuple russe, de sa tradition iconographique, architecturale, de son chant religieux, discrédité au profit de compositions artificielles et extérieures pour dindons et pintades de cour.
L'argument, c'est que la Russie était attardée, et qu'on lui a apporté la culture; comme si ce qu'elle avait auparavant n'était pas une culture. Et curieusement, à regarder ce documentaire, j'ai eu le même genre de choc que lorsque j'avais regardé, à vingt ans, "les Chevaux de Feu", mauvais titre pour ce film de Paradjanov qui s'appelle en réalité "les ombres des ancêtres disparus": une plongée dans quelque chose d'originel que je reconnaissais, bien que ce monde ne s'apparentât pas à quoi que ce soit de connu dans mon enfance, quelque chose dont j'avais passionnément besoin, une sorte d'élément naturel dont j'étais privée, à la fois profondément inscrit dans la terre, dans le cosmos, et relié de tous côtés au ciel, complètement sacré. Je crois que c'est là la clé de ma rencontre avec la Russie, beaucoup plus encore que la littérature, la peinture etc. C'est là pour moi la Russie, et dans ce documentaire, elle est à l'état pur, miraculeusement conservée dans ce coin de Moldavie où ont échoué ces vieux-croyants: au XVII° siècle, elle était entièrement comme cela, d'un bout à l'autre, avec ces chants qui semblent directement issus des arbres ou de l'eau, et ces usages chrétiens qu'on dit formalistes mais qui me paraissaient tout à coup extraordinairement vivants et pleins de sens car ils font de la vie de ces gens une célébration perpétuelle et confèrent à leurs visages, à leurs comportements une espèce d'allégresse et de pureté qu'on ne voit plus nulle part. On la voit chez nous sur des sculptures romanes ou gothiques mais nous n'en avons plus le souvenir et ce qu'on nous présente en exemple de vie et qui nous transforme tous en clowns tristes, blasés, vulgaires et agressifs, avec notre liberté et notre émancipation, est à l'opposé de cette sorte de feu intérieur qui habite ces vieux-croyants au bout de trois cents ans d'exil. J'observais la danse du sonneur de cloches, сelui qui clôt le film, son extase, c'était là la Russie que j'aime, pas celle des babouchkas qui brandissent le portrait de Staline, mais celle que haïssait Pierre, que méprisaient ses intellectuels pétersbourgeois, qu'exécraient plus que tous les autres les bolcheviques qui se sont si terriblement acharnés sur elle, jusqu'à la rendre résiduelle, des vieux-croyants comme ceux-ci, des folkloristes, des cosaques en quête de leur mémoire et de leur noblesse perdues. Qu'est-ce que détestaient si férocement tous ces gens si ce n'est à la fois la nature et son Créateur, et cette communion mystérieuse de ce peuple unique avec l'une dans l'Autre?
J'ai beaucoup aimé l'extase panthéiste de Giono, mais elle n'avait aucune dimension chrétienne, et là, chez ces exemplaires sauvegardés du Russe pur jus, on voit que la nature, sa force et sa poésie entrent directement à travers eux dans le Dieu qui les a faites. Il s'opère une sorte de réconciliation, et là plus besoin de théologie, je comprends tout, c'est mon univers, et la réponse aux questions que parfois je me pose en voyant des gens opposer la création au Créateur.


sous-titres anglais



7 commentaires:

  1. Merci pour ce documentaire, qui, même si je n'ai pas saisi grand-chose, ne comprenant pas ou peu les deux langues concernées, est superbe ! Les hommes et femmes y sont magnifiques dans leur beauté brute, vrai et la profondeur des regards... Je me sens si proche d'eux dans cette simplicité. Les français auraient bon compte à le visionner, dommage que personne ne traduise ces superbes documentaires que vous nous proposez de temps en temps. Merci encore.

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  2. J'aimerais bien le faire, mais c'est un énorme travail.

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  3. Oui, je comprends, en plus vous faites tant de choses déjà! Mais j'espère qu'un jour, une personne aura l'envie et le temps de le faire car on a peu l'occasion de voir des documentaires de qualité...

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  4. « Le Raskol… « ce fut la dissipation irréparable de la précieuse énergie nationale, ce fut un malheur immense dans la vie de l'Église et du peuple, une nouvelle catastrophe intérieure dans les destins de la Russie sacrée. Il a brisé l'âme du peuple et a obscurci la conscience nationale. Les zélateurs de la Russie sacrée l’ont emporté dans le secret et la clandestinité. Mais les classes officielles, ayant perdu l’instinct religieux, ont imperceptiblement succombé aux sortilèges d’une nouvelle culture : la culture laïque occidentale sécularisée. Le schisme religieux a entraîné le schisme de la conscience nationale, la catastrophe a été double et ce fut très compliqué. Deux Russies apparurent : l'une populaire, avec l'image de la Russie sacrée dans l'esprit et le cœur, l’autre gouvernementale, cultivée, le plus souvent pas vraiment nationale. Cette catastrophe double a pris au dépourvu la Russie sacrée, non préparée, comme la première catastrophe de l'invasion latine. Maintenant il arrive un ennemi ou concurrent beaucoup plus puissant. C'est la sécularisation mondiale de la culture européenne ; le remplacement de la théocratie par l'anthropocratie, l’autorité de Dieu par celle de l'homme ; le christianisme par l'humanisme, le droit divin par les droits de l'homme, l’absolu par le relatif, la fin de l'interdiction des idées fausses et de la volonté de les diffuser. Le but de la Russie sacrée fut le ciel, celui de la nouvelle Russie c’est la terre. Là où le législateur était Dieu par l'Église, maintenant c'est l’homme autonome par le pouvoir de l'État armé de l'instruction scientifique… Pierre le Grand a opposé à la thèse de la Russie sacrée l'antithèse de l'État laïc et de la culture laïque. »

    Kartachev A.V. « « La Russie sacrée » dans les destinées de Russie », Cours pour la connaissance avec la Russie, Paris 1938 // Essai sur la Russie sacrée, Moscou 1991 (Paris 1956)

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants

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    1. Oui, c'est bien ainsi que je le ressens. Et cette catastrophe se poursuit encore aujourd'hui. Le communisme, dans la foulée, a fait de beaucoup de Russes des déracinés qui méprisent ce qu'ils ont à mes yeux de plus original, de plus profond et de plus précieux. Dernièrement, un fils de vieux-croyants m'a déclaré qu'il n'y avait de beauté en Russie que dans les palais de Saint-Pétersbourg et les maisons de campagne des nobles, mais que le communisme avait apporté "l'instruction" et fait des paysans des universitaires...

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  5. 'J'ai beaucoup aimé l'extase panthéiste de Giono, mais elle n'avait aucune dimension chrétienne'. La Mamêche, la vieille veuve, compagne de Panturle dans Regain, maudit sa Madone de lui avoir enlevé son homme au début du film, et Panturle la reprend, signe que Giono n'avait pas complêtement perdu le sens Provençal du sacré.

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    1. Oui, bien sûr, Giono avait le sens du sacré, il était païen, mais pas matérialiste. Je trouve cela chez un type comme Jaccottet qui se disait athée, mais dont la poésie me paraît profondément spirituelle. Il me semble que la poésie et le sens du sacré sont d'ailleurs complètement inséparables, et Giono était un poète.

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