Je me suis échappée à
Moscou. J’étais très heureuse
de revoir Xioucha, Zakhar, toute ma merveilleuse petite bande de jeunes gens
moscovites. Même les enfants, je les ai revus avec plaisir. Xioucha a un
nouveau buffet dans sa cuisine, et comme j’en faisais la réflexion à son fils
Adam, il m’a dit : « Faites connaissance : buffet, je vous
présente Lolo, Lolo, le buffet. »
Zakhar m’a demandé ce
que je pensais du transhumanisme, de l’immortalité qu’il promettait, sous forme
de cyborgs, si c’était à mon avis réalisable. Je lui ai répondu : « Peut-être
et une certaine caste de fondus projette d’y arriver, de réduire, dans cette perspective, drastiquement
la population terrestre, de détacher complètement l’homme
de la nature et la procréation de l’amour, du couple, et même du corps de la
femme. Une question : avez-vous envie d’être immortel dans ces conditions ?
Imaginez l’état de votre personnalité, si votre corps n’est plus qu’une machine
ou si l’on a transplanté votre tête sur un autre corps.
- Je suis d’accord
avec vous, je me demande simplement si c’est réalisable…
- Cela ne se réalisera
pas, a déclaré Olia, la sœur de Xioucha, en rinçant un verre, parce que d’ici
là, nous aurons eu l’antéchrist et le second avènement du Christ. La seule
immortalité valable, c’est celle des corps glorieux, après la Résurrection,
dans la Jérusalem Céleste, qu’est-ce que tu vas chercher, Zakhar ?
- Ces spéculations
sont toujours intéressantes, car cela éclaire ce que nous vivons à présent.
- Ce que nous vivons à
présent, dit Olga, mariée avec un Français à Paris, c’est Sodome et Gomorrhe
pour la deuxième fois.
- Oui, c’est aussi mon
avis. Avec des conséquences possiblement identiques. Zakhar, je signerais pour
naître une seconde fois au moyen âge. Mon époque me fait horreur. Vous comprenez
que pour un homme du moyen âge, et pour moi-même, rien n’est fermé, rien n’est
étanche, tout communique, les gens entre eux, les gens avec le cosmos
environnant, avec leurs ancêtres, avec tout ce qui a été, et le souci de tous,
c’est la mise en communion de tout dans le Christ, toutes choses et toutes
créatures irriguées en permanence par le souffle de l’Esprit, « que tout
souffle loue le Seigneur » ; ce que vous ressentez quand passe le
vent, quand vous plongez dans l’eau, quand vous prenez quelqu’un dans vos bras,
quand des oiseaux traversent les nuages, tout cela vaut le coup d’être éternel,
mais que vaut l’éternité des cyborgs, une éternité de machine ? On
reconnaît le diable à ceci qu’il est le père du mensonge et que tout ce qu’il nous
donne est de la fausse monnaie ! »
Zakhar hochait la
tête, avec son sourire ironique et ses yeux captivants. Il me recevait cinq sur
cinq.
Olga m’a dit quelque
chose qui m’a frappée : «On se fait tous notre propre paradis, si le
vôtre, c’est les illustrations de Bilibine, vous aurez Bilibine ! »
Et c’est quelquefois ce que je me dis, au bord du lac, ce lac que je voyais
dans le film d’Eisenstein Alexandre Nevsky à dix huit ans, et près duquel j’habite
à présent. Que ma maison chez le Père s’appellera sainte Russie.
Auparavant, j’avais
assisté à la présentation de trois livres de Iouri Iourtchenko. Cela se passait
dans une cave glaciale et antique du Fond de Culture Slave, où Skountsev et les
cosaques répétaient à un moment. Le premier, « le Témoin », concerne l’expérience de Iouri au Donbass, où
il a été prisonnier des Ukrainiens, et torturé pendant dix jours, avec toutes
les subtiles relations qui font que rien n’est vraiment blanc ni vraiment noir,
les gens qui l’ont aidé, ou épargné, qui se sont soucié de lui en cachette, qui
lui ont demandé pardon. Le second parle de la Tchétchénie et des mensonges
médiatiques formidables qui entourent cette affaire, exactement comme ailleurs,
livre que je vais m’efforcer de traduire, « Djihad ». Il serait en
effet salutaire qu’il fût lu chez nous, car là encore, tout communique. Mais j’ai
parfois la déprimante impression qu’une partie des gens, en France, mais aussi
en Russie, a pris une mentalité de secte Moon, et que même avec des témoignages
irréfutables et des démonstrations éclatantes, rien ne les fera démordre de
leur délire idéologique. Un peu comme le bourgeois de Tartufe, qui, lorsqu'on
lui énumère les turpitudes de son protégé, répète « le pauvre homme »
avec attendrissement. Il est cependant de notre devoir de faire parvenir les témoignages
et de dire la vérité, c’est ce que Iouri expliquait à son public, et on lui
reproche en fait ouvertement de mettre en cause les mensonges établis.
Il a présenté en
dernier l’œuvre de sa vie, une pièce en vers, « Faust et Hélène »,
que je suis en train de lire.