J'ai réussi vendredi à m'arracher de Pereslavl pour venir à Moscou. La veille, j'avais eu la visite d'une correspondante Facebook, qui voulait faire connaissance et m'avait invitée au mariage de son fils . Une femme intelligente et sensible, nous nous sommes très bien entendues.
J'ai donc pris le bus par un temps pluvieux, à travers les forêts rouges et dorées, et le ciel m'a offert un de ces spectacles fantastiques que je ne vois qu'ici, des nuages étranges, ensorcelants dont on ne sait d'où ils prennent soudain leur lumière sulfureuse, sur de grandes dérives épaisses et obscures.
N'étant pas venue depuis longtemps, j'ai eu un programme chargé. Le samedi matin, c'était la fête votive de la paroisse du père Valentin, celle de la Protection de la Mère de Dieu. J'ai retrouvé Dany, avec laquelle je suis allée ensuite prendre un petit-déjeuner dans un café où le personnel s'amuse de voir papoter les deux Françaises. Puis ce fut le mariage. A cause du temps, et de la fatigue, j'ai commandé un taxi. Le bonhomme m'a déclaré assez vite qu'il ne voulait pas m'accompagner, que c'était trop loin, qu'il y avait des bouchons et que j'y arriverais plus vite en métro. Oui, mais je pressentais que trouver le restaurant serait galère et que j'allais errer des temps sous la pluie. Le type me déclara alors que s'il m'emmenait, il lui faudrait s'arrêter pour "faire namaz" car il était un bon musulman. Finalement, après avoir tourné dans le quartier, il a quand même insisté pour me faire prendre le métro mais voulait me faire payer 450 roubles pour deux kilomètres... "Bon, grand-mère, je vous fais un prix de 150 roubles parce que vous êtes retraitée"...
Par le métro, j'avais déjà accumulé une demie-heure de retard. Et sur place, comme prévu, je ne trouvais pas l'endroit. J'avise une station de taxis, mon téléphone brusquement ne parvenait plus à joindre qui que ce fût. Un taxi fait une recherche et accepte de m'emmener pour le prix fort, 700 roubles pour un kilomètre! Je m'y résigne, en lui disant ce que j'en pense.
Le restaurant était au fond d'un parc, je n'aurais jamais trouvé, et cavalé des heures sous la pluie. J'arrive de très mauvaise humeur et vois mon amie, au milieu des réjouissances russes. Un groupe "folklorique" tout ce qu'il y a de plus kitsch s'agite pour mettre de l'ambiance. Je me dis en mon for intérieur que ce genre de contrefaçon bruyante est désormais tout ce que connaissent pas mal de Russes du merveilleux rituel de noces qui était autrefois le leur. Je me souviens alors du mariage de la fille de Soutiaguine, qu'avait animé Skountsev dans un tout autre esprit.
Le père de la mariée avait tout organisé de telle manière que d'une part, il ne s'est pas reposé un seul instant, nous donnant un spectacle ininterrompu, d'autre part, les gens ne pouvaient pas discuter entre eux et faire connaissance, et son fils se faisait un devoir de traduire simultanément à mon amie en anglais absolument tout ce qu'il disait, de sorte que nous n’avions aucune chance d'échanger quelque chose! Il fallait danser, participer à des jeux, nous étions sans arrêt sollicités. Après le groupe folklorique, nous avons eu un chanteur de variété de leurs amis, avec une sono déchaînée, et j'ai eu le malheur de chercher un soulagement en me bouchant discrètement les oreilles, or notre organisateur dévoué s'en est aperçu et m'en a beaucoup voulu. J'étais arrivée en retard, je faisais la gueule et je me bouchais les oreilles! Je me suis confondue en excuses, sincèrement navrée, car il avait fait de son mieux...
Entretemps, j'avais réussi à m'entretenir avec sa femme qui était charmante et m'avait dit que c'était un véritable homme russe énergique et responsable, officier et patriote, j'étais d'autant plus désolée. A notre table, il y avait un vieux prof de français qui me parlait avec enthousiasme de la littérature du XVIII° siècle, et c'est ce que j'aime le moins dans tout ce qu'a pu produire mon pays natal, aux époques où il produisait quelque chose de digne d'être débattu. Tous deux considéraient, en dépit de mes oreilles bouchées et de la gueule que je tirais à mon arrivée, que j'étais une sorte d'aristocrate à l'éducation exquise, pleine de retenue, ils ne m'ont jamais entendue jurer dans ma bagnole! Tout le monde m'a dit que si j'étais arrivée plus tôt, j'aurais eu du jazz et du chant d'opéra, plus en rapport avec ma distinction...
Le lendemain, j'ai vu Skountsev, sa femme, un folkloriste venu de Sibérie avec un ensemble de jeunes filles, et puis deux vieilles connaissances du Cercle Cosaque, Dima Olmetchenko et Slava Kazakov. J'étais nettement moins retenue qu'au mariage. Il me suffit d'un humble pique-nique avec des folkloristes transfigurés par la joie de chanter pour ressentir un bonheur de vivre que ne me donneront jamais des réjouissances organisées. C'est là tout le secret du retour au monde immense de la tradition: ceux qui y pénètrent ne s'ennuient plus jamais, ils n'ont même pas besoin de beaucoup d'argent, il leur suffit d'être ensemble, de chanter et de danser ensemble. Je regardais mes bonshommes, le Sibérien ivre de chants qui tenait Olmetchenko par l'épaule, l'air attendri et matois de Skountsev, les regards complices de Kazakov, les jeunes filles qui dévidaient comme des fileuses le fil de leurs refrains archaïques: c'est l'espace où s'abolit le monde contemporain, son bruit, sa laideur et sa vulgarité, quel que soit l'endroit où nous nous trouvons ensemble.
J'ai donc pris le bus par un temps pluvieux, à travers les forêts rouges et dorées, et le ciel m'a offert un de ces spectacles fantastiques que je ne vois qu'ici, des nuages étranges, ensorcelants dont on ne sait d'où ils prennent soudain leur lumière sulfureuse, sur de grandes dérives épaisses et obscures.
N'étant pas venue depuis longtemps, j'ai eu un programme chargé. Le samedi matin, c'était la fête votive de la paroisse du père Valentin, celle de la Protection de la Mère de Dieu. J'ai retrouvé Dany, avec laquelle je suis allée ensuite prendre un petit-déjeuner dans un café où le personnel s'amuse de voir papoter les deux Françaises. Puis ce fut le mariage. A cause du temps, et de la fatigue, j'ai commandé un taxi. Le bonhomme m'a déclaré assez vite qu'il ne voulait pas m'accompagner, que c'était trop loin, qu'il y avait des bouchons et que j'y arriverais plus vite en métro. Oui, mais je pressentais que trouver le restaurant serait galère et que j'allais errer des temps sous la pluie. Le type me déclara alors que s'il m'emmenait, il lui faudrait s'arrêter pour "faire namaz" car il était un bon musulman. Finalement, après avoir tourné dans le quartier, il a quand même insisté pour me faire prendre le métro mais voulait me faire payer 450 roubles pour deux kilomètres... "Bon, grand-mère, je vous fais un prix de 150 roubles parce que vous êtes retraitée"...
Par le métro, j'avais déjà accumulé une demie-heure de retard. Et sur place, comme prévu, je ne trouvais pas l'endroit. J'avise une station de taxis, mon téléphone brusquement ne parvenait plus à joindre qui que ce fût. Un taxi fait une recherche et accepte de m'emmener pour le prix fort, 700 roubles pour un kilomètre! Je m'y résigne, en lui disant ce que j'en pense.
Le restaurant était au fond d'un parc, je n'aurais jamais trouvé, et cavalé des heures sous la pluie. J'arrive de très mauvaise humeur et vois mon amie, au milieu des réjouissances russes. Un groupe "folklorique" tout ce qu'il y a de plus kitsch s'agite pour mettre de l'ambiance. Je me dis en mon for intérieur que ce genre de contrefaçon bruyante est désormais tout ce que connaissent pas mal de Russes du merveilleux rituel de noces qui était autrefois le leur. Je me souviens alors du mariage de la fille de Soutiaguine, qu'avait animé Skountsev dans un tout autre esprit.
Le père de la mariée avait tout organisé de telle manière que d'une part, il ne s'est pas reposé un seul instant, nous donnant un spectacle ininterrompu, d'autre part, les gens ne pouvaient pas discuter entre eux et faire connaissance, et son fils se faisait un devoir de traduire simultanément à mon amie en anglais absolument tout ce qu'il disait, de sorte que nous n’avions aucune chance d'échanger quelque chose! Il fallait danser, participer à des jeux, nous étions sans arrêt sollicités. Après le groupe folklorique, nous avons eu un chanteur de variété de leurs amis, avec une sono déchaînée, et j'ai eu le malheur de chercher un soulagement en me bouchant discrètement les oreilles, or notre organisateur dévoué s'en est aperçu et m'en a beaucoup voulu. J'étais arrivée en retard, je faisais la gueule et je me bouchais les oreilles! Je me suis confondue en excuses, sincèrement navrée, car il avait fait de son mieux...
Entretemps, j'avais réussi à m'entretenir avec sa femme qui était charmante et m'avait dit que c'était un véritable homme russe énergique et responsable, officier et patriote, j'étais d'autant plus désolée. A notre table, il y avait un vieux prof de français qui me parlait avec enthousiasme de la littérature du XVIII° siècle, et c'est ce que j'aime le moins dans tout ce qu'a pu produire mon pays natal, aux époques où il produisait quelque chose de digne d'être débattu. Tous deux considéraient, en dépit de mes oreilles bouchées et de la gueule que je tirais à mon arrivée, que j'étais une sorte d'aristocrate à l'éducation exquise, pleine de retenue, ils ne m'ont jamais entendue jurer dans ma bagnole! Tout le monde m'a dit que si j'étais arrivée plus tôt, j'aurais eu du jazz et du chant d'opéra, plus en rapport avec ma distinction...
Le lendemain, j'ai vu Skountsev, sa femme, un folkloriste venu de Sibérie avec un ensemble de jeunes filles, et puis deux vieilles connaissances du Cercle Cosaque, Dima Olmetchenko et Slava Kazakov. J'étais nettement moins retenue qu'au mariage. Il me suffit d'un humble pique-nique avec des folkloristes transfigurés par la joie de chanter pour ressentir un bonheur de vivre que ne me donneront jamais des réjouissances organisées. C'est là tout le secret du retour au monde immense de la tradition: ceux qui y pénètrent ne s'ennuient plus jamais, ils n'ont même pas besoin de beaucoup d'argent, il leur suffit d'être ensemble, de chanter et de danser ensemble. Je regardais mes bonshommes, le Sibérien ivre de chants qui tenait Olmetchenko par l'épaule, l'air attendri et matois de Skountsev, les regards complices de Kazakov, les jeunes filles qui dévidaient comme des fileuses le fil de leurs refrains archaïques: c'est l'espace où s'abolit le monde contemporain, son bruit, sa laideur et sa vulgarité, quel que soit l'endroit où nous nous trouvons ensemble.