L'église des Quarante Martyrs de Sébaste |
Je crois qu'il faut se résigner à vivre là dedans, à sauver ce qu'on peut avant les derniers temps qui avancent eux aussi à grands pas...
Un Ukrainien prorusse m’avait invitée à une conférence sur l'Opritchnina, mais il n’est lui-même pas venu. Il y avait là une dizaine de patriotes russes, sous les photos des guerriers du Donbass morts au combat, la conférence a commencé par une prière. J’ai appris des choses sur les bons côtés d’Ivan le Terrible, qu’il avait fait beaucoup pour l’instruction publique, organisé des écoles paroissiales, rendu les routes plus sûres pour le commerce, ouvert à celui-ci les ports de la Baltique, institué le parlement du Zemski sobor, où les couches populaires étaient représentées, et que la population avait doublé sous son règne. Mais après cela on est tombé dans l’hagiographie : cet homme était d’une extrême mansuétude, face aux féodaux et aux traîtres boyards, bien sûr qu’il a dû en exécuter quelques uns, et l’Opritchnina servait à cela et uniquement à cela. Non, il n’a pas sabré par erreur l’higoumène du monastère des Grottes à Pskov, saint Corneille, qu’il a porté dans ses bras jusqu’à l’église en pleurant. L’higoumène a juste fait une hémorragie spontanée. Non, Maliouta Skouratov n’a pas étouffé le métropolite Philippe, ce sont les complots des boyards et de l’archevêque de Novgorod qui ont causé sa mort, Skouratov voulait seulement le sauver, le métropolite n’a jamais eu de conflit avec le tsar. Le peuple aimait le tsar (et ça c’est vrai), et il n’a jamais commis d’atrocités, même à Novgorod où la plupart des gens sont morts de la peste, quand à l’histoire du fou en Christ Nikolaï qui lui avait offert de la viande crue en carême pour lui faire comprendre que ça commençait à bien faire, c’est une mauvaise interprétation de ce qu’il lui a vraiment dit, car en fait, le tsar de lui-même avait décidé d’épargner Pskov.
Un
auditeur a quand même dit qu’il n’était pas convaincu par la conférence. Qu’en
effet, le tsar avait pu être calomnié et noirci par ses ennemis politiques et
les occidentaux pourris mais que quand même, par exemple, aucun bruit de ce
genre n’avait jamais couru sur Dmitri Donskoï ou Alexandre Nevski. J’étais d’accord avec lui, mais j’ai préféré
ne pas m’en mêler, je suis Française et je ne connaissais personne. Et je ne
suis pas historienne.
Cette
sanctification d’Ivan le Terrible me désole autant que sa démonisation
imbécile. Je ne dis pas que j’en ai forcément donné une juste image dans une
œuvre littéraire avec les licences du genre, mais j’ai essayé de comprendre sa
psychologie. Je ne suis pas convaincue du tout par cette sanctification. Les
écrits de traîtres ou d’occidentaux mal intentionnés sont peut-être douteux,
mais si l’on se réfère à la mémoire populaire, le tsar est glorifié dans le folklore mais
l’Opritchnina ne l’est pas du tout. Traiter un policier ou un politicien d’opritchnik
encore de nos jours n’est pas un compliment. Et d’après Edouard, le guide d’Alexandrov,
après la dissolution de l’Opritchnina, le tsar ne voulait même pas qu’on
prononce ce mot devant lui, c’est qu’il n’était sans doute pas excessivement
fier des exploits de sa police. Et d’autre part, l’Eglise elle-même fait
allusion aux débordements et aux violences de cette période.J’ai lu le récit
par l’Eglise de la mort de saint Corneille, c’est du vécu, on a l’impression d’y
être, le tsar descendant de cheval pour prendre dans ses bras le vieillard qu’il
avait sabré, emporté par son élan, et le porter jusque dans l’église en
pleurant, avec derrière lui sur la neige, la traînée de sang qui suivait sa progression.
L’Eglise n’a pas fait de Corneille un martyr pour rien. Et avant cela, le
métropolite Philippe ne lui a pas refusé sa bénédiction pour le plaisir. Un siècle
plus tard, donc peu de temps après cet événement, et le martyr de Philippe, les
reliques de celui-ci ont été transportées à Moscou et accueillies en grande
pompe près de l’endroit où j’avais mon appartement, à Rijskaïa. Tout le monde
était d’accord, un siècle plus tard, quand des gens avaient pu en parler
directement à leurs descendants, pour considérer que le métropolite Philippe s’était
exposé au martyre en désavouant une politique par trop répressive et des
débordements regrettables.
Même
dans les lettres d’Ivan, on trouve des traces de cela, quand il dit au traître Kourbski,
par exemple, qu’il n’aurait pas dû craindre de mourir innocent, s’il l’était,
car cela lui eût valu la couronne des martyrs, alors qu’en passant à l’ennemi
il avait fait de lui-même un traître pour l’éternité ! Un curieux raisonnement,
quand même, pour un souverain modéré et sage qui ne châtiait qu’à bon escient.
Je
trouve plus juste de l’envisager tel qu’il était probablement, de prendre tout
le paquet, et d’arrêter d’en faire un symbole politique pour s’intéresser à l’être
humain et à l’âme en peine. Il n’y a pas à l’idéaliser ni à en avoir honte. C’était
un grand homme d’état qui a forgé son pays, et qui a fait des choses très
positives, c'était aussi une personnalité intéressante, pittoresque et complexe, qui aurait pu être le héros d'une tragédie shakespearienne. Mais probablement très perturbé par son enfance martyre et plus tard
la mort de sa femme, et aussi, disons-le, par des intrigues et des trahisons
permanentes qui devaient l’angoisser au plus haut point, il n’était pas maître
de sa violence, de ses passions, et donnait certainement prise aussi à des
influences pas toujours très bénéfiques. C’est pourquoi je crois plausible qu’il
ait tué son héritier dans un accès de colère, ce que mon conférencier niait
farouchement. Ce serait l’invention d’un jésuite éconduit. C’est gros, quand
même, si cela n’a pas eu lieu, comme invention.
Le crâne du tsarévitch ne portait pas de traces de coup, mais il était
en morceaux, ce crâne, on n’a pas pu reconstituer son visage. Si j’ai bien
compris, on mettait sa mort sur le dos de Boris Godounov qui l’aurait
empoisonné, mais j’avais lu (je ne sais plus où, j’aurais dû prendre des notes)
que Boris avait été gravement blessé en s’interposant entre le tsarévitch et
son père. Maintenant, peut-être que
quelqu’un avait hâté la fin du tsarévitch qui, d’après la version jusqu’alors
officielle, avait agonisé plusieurs jours et pardonné à son père.
Cette conférence m'a amenée à Moscou, j'ai laissé la maison et les bestioles à mon apprentie pâtissière.
La rivière Troubej |