J’ai
relu le récit de l’Anglais sur Ivan le Terrible, il en montre des aspects
effrayants, mais fait en fin de compte un bilan de son règne qui n’est pas
négatif, il va même jusqu’à dire que s’il n’avait pas été aussi féroce, il n’aurait
pas régné si longtemps ni obtenu de tels résultats, sur le plan de l’extension,
de la consolidation et de l’organisation de son royaume, de la consolidation de
la foi orthodoxe, et il souligne qu’il fut aussi un grand bâtisseur. Après sa
mort, Boris Godounov, que l’Anglais aimait bien, prend assez vite le même chemin,
devant les complots incessants, et craint en permanence pour sa vie. Il semble
bien qu’il ait fait assassiner le tsarévtich Dmitri, et aussi empoisonné sa
mère. Il a dû être entraîné à cela par l’exercice
du pouvoir et ses terribles dangers, alors qu’au départ, c’était un homme
mesuré et plutôt pacifique.
C’est
un peu ce que je montre dans Parthène, mais mon tsar est sûrement assez adouci
par rapport au modèle. Le supplice du mage anglais est une chose assez difficile à lire, et je ne pense pas qu’il
l’ait inventé. Je dirais qu’il n’aime ni la Russie ni les Russes et ne les
comprend pas, mais son témoignage semble essayer de donner une idée exacte de
ce qu’il voyait. Bien sûr, on sélectionne forcément ce qui nous frappe en
fonction de nos affinités et de notre réceptivité particulière, mais quand on
affirme que tout cela est de la propagande de l’époque, pour noircir le tsar,
je ne le crois pas. D'autant plus qu’il lui concède une position difficile et
dangereuse et de grandes réalisations.
Le mage anglais était un aventurier et un triste personnage, un intrigant, ce qui m'étonne, c'est comment, par cupidité, des gens peuvent en arriver à croire qu'ils vont impunément manipuler des fauves comme le tsar Ivan. C'est dangereux, je ne m'y risquerais vraiment pas. Son dernier mot, quand il mourut après d'abominables tortures, fut: "Dieu..."
L'amitié de sir Jerome avec Boris Goudounov est touchante et pourrait, elle aussi, faire l’objet
d’un roman. L’Anglais avoue avoir gardé
toutes ses lettres, ce qui n’est pas anodin. Boris avait fait expédier ses
richesses personnelles (pas celles de l’état) aux Solovki, pour les envoyer
éventuellement en Angleterre si cela tournait mal pour lui. Mais il avait
hésité, et ses plans avaient été plus ou moins découverts. La noblesse avait
commencé à soupçonner sir Jerome Horsey, dont elle enviait les liens
privilégiés avec le régent, et à intriguer contre lui.
« Quelques uns de mes vieux amis m’envoyèrent
en secret, par une vieille mendiante, la nouvelle qu’il y avait eu des changements
et que je devais être sur mes gardes. On m’envoya chercher. Je remis le
document de la reine au tsar (Féodor Ivanovitch), il le transmit à Andreï Chelkalov,
principal fonctionnaire des ambassades, mon ennemi par la grâce de sir Jerome
Baus. Le tsar faible d’esprit commença à pleurer, à se signer, disant qu’il n’avait
jamais donné prétexte à offense, visiblement, quelque chose l’alarmait. On m’éloigna
rapidement de lui.
Le prince régent n’y était pas, et je n’entendis
pas parler de lui jusqu'à ce qu’un soir, il envoyât un noble me dire de venir le
rencontrer à cheval, dans un endroit déterminé, sous les murs de Moscou. Ayant
ordonné à tous de s’éloigner, il m’embrassa, selon leur coutume, et me dit avec
des larmes que pour des raisons sérieuses, il ne pouvait me manifester
(ouvertement), les mêmes bonnes dispositions. Je lui dis que j’en étais d’autant
plus blessé que ma conscience en témoignait : je ne lui avais donné aucun
prétexte à offense, je lui avais toujours été fidèle, dévoué et honnête. « Alors que souffrent pour cela les âmes
de ceux qui ont voulu nous brouiller ». Il parla de diverses choses qu’on
ne peut coucher sur le papier. Prenant congé, il m’assura qu’il ne laisserait
pas toucher un cheveu de ma tête, c’était juste une phrase creuse… »
Quand Boris "embrasse" sir Jerome "selon leur coutume", il ne s'agit pas de l'insupportable et récent bisou français systématique, mais de prendre la personne dans ses bras, de l'embrasser au sens premier du terme, et de la serrer trois fois contre son épaule, trois fois, parce que la Trinité, c'est un geste d'affection solennel et chargé de sens, qui se pratique toujours.
Voici
d’autre part la courte description qu’il donne du tsar Ivan, à la fin du bilan
de son règne : «Il était d’un
extérieur agréable, avec de beaux traits du visage, un grand front, une voix
impérieuse, un vrai scythe, rusé, cruel, sanguinaire, impitoyable, il dirigeait
lui-même, selon sa volonté et sa compréhension des choses, les affaires du
royaume, aussi bien intérieures qu’extérieures. »
Il
raconte qu’au moment d’une famine qui jetait un grand nombre de nécessiteux
dans les rues de Moscou, le tsar Ivan avait donné l’ordre de les secourir. Mais
ceux qui feignaient la misère pour soutirer de l'argent (comme il y en a encore de nos jours,
dit-on), il avait décrété de les abattre
d’un coup sur la tête…
C’est
sûr, ça calme…
Pour
finir, je traduis la scène extraordinaire des pierres précieuses :
On portait chaque soir le tsar dans son
trésor. Un jour le tsarévitch (Fiodor Ivanovitch) me fit signe de les suivre. Je me tenais au milieu d’autres
courtisans et je l’entendais parler de quelques pierres précieuses, et en
expliquer les vertus au tsarévitch et aux boyards (et leurs propriétés). Et je
demande la permission de faire ici une petite incise, exposant cela pour en
garder personnellement le souvenir.
« L'aimant, comme vous le savez, a de
grandes propriétés secrètes, sans lesquelles on ne peut voguer sur les mers qui
entourent la terre, et sans lesquelles on ne peut reconnaître ni les côtés ni
les limites de la terre. Le tombeau du prophète perse Mahomet, qui est d’acier,
flotte miraculeusement au dessus de la terre, dans leur mausolée à Derbent. »
Il ordonna à ses serviteurs de lui apporter une chainette d’épingles et les
touchant avec l’aimant, les suspendit les unes aux autres. ..
« Voici le magnifique corail et la
magnifique turquoise, que vous voyez, prenez-les dans vos mains ; leur
couleur naturelle est éclatante et maintenant, posez-les sur ma paume. Je suis
empoisonné par la maladie ; vous voyez comme elles montrent leur
propriété, en ternissant leur pure couleur ; elles prédisent ma mort ».
«Apportez mon sceptre impérial, fait de la
corne d’une licorne, avec de splendides diamants, des rubis, des saphirs, des
émeraudes et autres pierres de grand prix ; ce sceptre m’a coûté 70 milles
marks, quand je l’ai acheté à David Hauer, qui l’avait obtenu auprès d’un
richard d’Augsburg. Trouvez-moi quelques araignées ». Il ordonna à son guérisseur Johann Eyloff de
tracer un cercle sur la table ; y
jetant les araignées, il vit que quelques unes s’enfuirent, d’autres
moururent. « C’est trop tard, il ne
me protègera plus désormais ».
« Regardez ces pierres précieuses.
Cette pierre est la plus chère de toutes, et de très rare origine. Je ne m’en
suis jamais servi, elle dompte la colère et la luxure et conserve la retenue et
la vertu ; une petite parcelle réduite en poudre peut empoisonner non
seulement un homme mais même un cheval ».
Ensuite, il montra un rubis. « Oh !
Celui-ci convient mieux que tout pour le cœur, le cerveau, les forces et la
mémoire de l’homme, il purifie le sang épaissi et gâté ».
Ensuite, il montra une émeraude. « Celle-ci
provient de l’arc-en-ciel, c’est l’ennemi
de l’impureté. Essayez-la ; si un homme et une femme sont unis par le
désir, en ayant une émeraude avec eux, elle se fendra ».
« J’aime particulièrement le saphir, il
conserve et renforce la virilité, réjouit le cœur, il est agréable à tous les
sentiments vitaux, au plus haut point utile aux yeux, il purifie le regard,
éloigne les afflux de sang vers lui, fortifie les muscles et les nerfs ».
Puis il prit de l’onyx dans sa main. « Toutes
ces pierres sont de merveilleux dons de Dieu, elles ont une origine mystérieuse,
mais pourtant, elles se révèlent pour que l’homme puisse les utiliser et les
contempler ; elles sont les amies de la beauté et de la vertu et les
ennemies du vice. Je me sens mal ; emmenez-moi d’ici jusqu’à la prochaine
fois ».
Et
cela n’est pas tiré d’un roman ou d’un conte, c’est ce qu’a vu sir Jerome
Horsey. Ce scythe rusé, cruel, impitoyable avait une dimension poétique qu'il partageait à mon avis, avec tout son peuple, avec peut-être les pires forbans de son opritchnina, et qui rendait chaque Russe susceptible, comme le brigand Koudeïar de la chanson, de partir un jour faire son salut dans un ermitage de la taïga. En dépit des atrocités, les gens baignaient dans la beauté, dans une dimension épique et tragique qui sublimait leur vie et les rendait capables de grandes actions, de dévouement héroïque, de passion amoureuse absolue, ou d'exploits spirituels. C'était sans doute le cas dans toute l'Europe médiévale, mais déjà, le sympathique sir Jerome a pris avec cela les distances de la Renaissance.
Même les notations sur le
tsarévitch, plus tard le tsar Feodor, me touchent, ce discret tsarévitch qui
fait signe à l’Anglais de les suivre, ou fond en larmes devant lui, car il sent
des intrigues et se fait sans doute du souci pour lui, c’est bien mon
tsarévitch Féodor, celui pour lequel j’ai toujours eu de la tendresse.
Ce soir, Georgette m'a ramené un serpent. Je ne sais pas si il était mort ou faisait semblant, je l'ai mis dehors, dans les groseillers. Je pensais à l'injure russe: змея подколодная, serpent des prés... cela veut dire que j'ai des serpents, dans mes taillis.