Hier, j'ai trouvé le courage de faire du tourisme et me suis lancée dans la visite de l'exposition consacrée, au Kremlin, aux derniers représentants de la dynastie de Rurik, soit Ivan le Terrible et ses fils, et à leurs successeurs du temps des troubles. Je me suis dit que ce serait peut-être la dernière fois que je m'imposais une telle expédition. La fois d'avant, avec Henri et sa femme, des meutes de Chinois nous avaient découragés. La covid a chassé les Chinois, et je suis arrivée tôt. Il y a maintenant un nombre impressionnant de caisses, dans un édifice en verre, cela me rappelait la gare de Lyon ou un aéroport. Et comme dans les aéroports, fouille des sacs, portique électronique etc. l'impression que tout devient terriblement complexe, isolant, et que ceux qui ne pourront s'adapter n'auront plus qu'à crever, une existence trépidante, vide, qu'on supporte quand on en a la force, qui laisse vite vidé, et une fois vidé, à la poubelle.
Depuis le pont qui franchit les douves, je voyais une petite église écrasée par l'énorme masse du palais des Congrès, que ce gros plouc ukrainien de Khroutchev à bâti en détruisant le très ancien monastère médiéval des Miracles, ou étaient enterrées les grandes princesses et tsarines jusqu'à Pierre le Grand. On ne peut pas dire que cet ovni s'inscrit mal dans le paysage, son propos étant à l'évidence de s'y imposer avec l'arrogance d'un commissaire du peuple qui croise ses bottes sur une table marquettée et les essuie avec le napperon de dentelle.
J'avais pris aussi un billet pour la visite des cathédrales, que j'ai visitées plusieurs fois, car je voulais depuis longtemps aller prier dans celle où repose le métropolite Philippe, celle de la Dormition. En débouchant sur la place, je me suis trouvée, avec une émotion intense, face à celle de l'archange Michel, dont les coupoles délavées d'azur et incendiées de soleil, semblaient prêtes à soulever l'ensemble vers le ciel. Invinciblement attirée, j'ai suivi un groupe de gens qui se sont signés avant d'entrer, j'ai fait pareil, et à l'intérieur aussi. Je me suis retrouvée sous les fresques admirables, entourée de toute la sainte Russie, avec autour de moi les sarcophages de tous ses princes et tsars jusqu'au moment où elle a commencé à se compromettre avec l'Europe. Ivan le Terrible est enseveli derrière l'iconostase, il est donc inaccessible, mais je sentais la présence effective de tous ces gens, comme je sens la réponse de la nature quand je chante ou prie en son sein. J'ai prié avec ferveur pour tous ceux qui gisaient la et même pour les rois de France, j'ai prié pour ceux qui avaient construit ces murs et peint ces fresques, je me suis inclinée sur les reliques du saint prince Michel de Tchernigov. Je pleurais comme le jour lointain ou j'avais vu tout cela pour la première fois, sous l'union soviétique.
Puis je suis passée à la cathédrale de la Dormition. En réalité, pour vraiment regarder tous ces trésors, il faudrait les fréquenter régulièrement, il faudrait les connaître depuis nos premiers pas, vivre avec eux, ce qui était autrefois le cas des Russes qui habitaient à Moscou, quand elle était encore le cœur sacré du pays, avant les profanations qui l'ont livrée aux appétits des promoteurs et des apparatchiks. J'ai été frappée par l'extraordinaire et lumineuse présence d'une grande icône connue de Saint Pierre et Saint Paul qu'on dirait habillés de roches puissantes et fulgurantes. Le métropolite Philippe est inaccessible plus que jamais. Dans la Russie de la perestroika, il s'était trouvé une brave gardienne pour me laisser aller vénérer ses reliques, mais là, dans le projet de ville monde futuriste de Sobianine avec électronique à tous les étages, c'est devenu impossible. Néanmoins, je le sentais au rendez-vous et le priais avec ferveur.
J'ai vu ensuite la chapelle privée des tsars, avec une magnifique collection de bois sculptés. Qu'est ce qui me parle autant dans ces icônes et bois sculptés russes ? Ils m'ont captivée dès ma prime jeunesse. Quelque chose d'a la fois simple, puissant et vital, un très ancien élan païen transfiguré par une foi chrétienne ardente. Je songeais que pas un seul des concepteurs futuristes de Sobianine, pas un seul des "génies" et des surhommes auxquels s'adresse le docteur Alexandre, ni Bill Gates ni aucun représentant de cette lamentable clique n'arrivait à l'ongle du petit orteil de ceux qui avaient sculpté ou peint ces icônes.
Ensuite, j'ai abordé l'expo elle-même dans le clocher d'Ivan le Grand, qui projetait dans l'azur un cierge enflammé. Autrefois, nul bâtiment à Moscou ne devait dépasser sa hauteur, et maintenant, on voit le chaos de gratte-ciels des élites mafieuses qui n'ont pas l'humilité des tsars. Cette partie de l'exposition était la seconde, celle qui concernait plutôt Boris Godounov, le faux Dimitri qui avait importé avec lui les Polonais comme Eltsine les Américains. Ivan le Terrible et ses proches étaient dans un autre bâtiment. On voyait des icônes, objets, armes, évangiles qui avaient fait partie de leur vie. La magnifique tiare du tsar Ivan, bordée de zibeline, il devait avoir une autre allure que nos sinistres clowns en costar cravate, il n'y a pas à dire, la démocratie ne fait pas trop rêver. De la vaisselle d'or et d'argent. Les icônes des saints patrons des tsarevitchs, qui étaient faites à leur taille, quand ils étaient enfants. Tout cela était très raffiné et très émouvant. J'imaginais la consternation de ces gens épris de beauté, devant la laideur hallucinante des objets et des constructions qui désormais nous entourent, et nos vêtements et comportements ridicules.
Parmi les objets présentés, beaucoup de choses importées. Ivan le Terrible avait dans son sarcophage un très joli verre en cristal de Bohême bleu foncé, avec des points en relief multicolores. Les étoffes précieuses utilisées pour les chasubles venaient souvent d'occident, et Boris Godounov avait reçu de somptueux cadeaux du shah de Perse.
Le surlendemain de cet exploit, je suis allée rencontrer l'éditeur de Iouri Iourtchenko qui travaille dans un ancien jardin d'enfants des quartiers dortoirs sud de Moscou. Aller chez lui est toute une équipée, mais c'est juste que comme il le dit lui-même, son lieu de travail constitue un de ces étranges ilôts de paix et de poésie post industrielle que l'on trouve parfois dans cette ville monstrueuse. Le jardin d'enfants est assez vétuste, il a conservé ses massifs, l'éditeur m'a reçue sur un palier de béton lépreux, sous les arbres reverdissants, avec à nos pieds des tulipes, des primevères et autres fleurs entremêlées, et puis un seau de flotte dans lequel il balançait ses cigarettes. Nous avons discuté trois heures, il m'a chanté un psaume sur une mélodie de sa composition, et cela me rappelait énormément un chant populaire. De son côté, il était ravi que j'ai pu lui chanter le début de "la ballade des dames du temps jadis" de Villon, mise en musique par Brassens, qu'il adore. Pour ce qui est d'Ivan le Terrible, il pense que la clé de sa tragédie était qu'il s'identifiait au roi David, qui en plus d'être l'auteur de psaumes très beaux, très profonds et très spirituels, se montrait éventuellement d'une grande cruauté. De mon côté, j'avais établi le parallèle entre Ivan le Terrible et les rois de la Bible, de sorte que nous partagions la même intuition. David a pu être son modèle préféré, car Ivan le Terrible avait lui-même une nature esthète, et connaissait les psaumes par coeur.
Nous sommes ensuite allés dans un café du coin, car je mourais de faim. Il m'a dit que ce que j'avais de français, c'était le sourire, que les Russes ne souriaient pas comme cela. Enfin, nous nous sommes quittés copains comme cochons, un homme intelligent et original.
L'édition des livres est ici payante, l'auteur finance, l'éditeur prend comme lui un pourcentage sur les ventes, celui qui prend le plus, c'est le libraire, auquel l'éditeur vante et case le produit. Une fois la matrice du livre établie et les corrections faites, les rééditions ne coûtent pas aussi cher.
L'éditeur, Viatcheslav, connaît Natacha qui rédigeait ma traduction. Il a trouvé que le style était très bien et m'a demandé la version française.
Après cela, je n'ai eu que le temps de foncer au vernissage de la dernière exposition de Constantin Soutiaguine. Je connaissais la plupart des tableaux, ses tableaux évangéliques, car je les avais déjà vus à une autre exposition. Quelques uns étaient nouveaux pour moi. De l'Evangile, Kostia passe à l'ancien Testament. J'ai beaucoup aimé celui-ci, où la présence lumineuse du Christ entouré de gens simples, répond aux eaux du lac, et au ciel, dont je pouvais presque percevoir le murmure, et le vent vespéral doux et bruissant.