Un Russe est venu m'insulter sur ma page, en dessous d'un post concernant une église restaurée par un prêtre et ses paroissiens dans un style certes très naïf mais homogène et cohérent. Je trouve cela infiniment plus réussi, plus sincère, plus spontané, plus organique, que les églises futuristes inspirées par les églises cathos en béton des années Vatican II, ou les grosses pâtisseries sponsorisées par des richards. Pourquoi ce type m'insulte-t-il à ce propos? Il me dit qu'étant étrangère, je n'ai pas le droit de donner mon avis. Sur sa page, il m'attribue toutes sortes de fourbes arrières-pensées, m'accuse de détester Pereslavl, de ne pas comprendre la vaste âme russe, me conseille de lire Guerre et Paix et autres conneries. Mais j'ai vu qu'il insultait aussi Arkhipov et autres défenseurs de l'authenticité de la ville et de son lac, les traitant de "partisans de Vlassov" et adoptant une rhétorique de commissaire du peuple assez délirante. Je suppose que la vaste âme russe, pour lui, implique l'amour du béton armé, des cottages plastifiés, des massifs de bégonias et des nains de jardin. D'après les réponses à ses élucubrations, il semble ne pas résider en Russie...
L'été arrive brutalement en mai, mais juste pour quelques jours, après, cela va se rafraîchir un peu. Je ne trouve pas qu'il fasse trop chaud, il fait un temps merveilleusement doux et tiède que je voudrais bien voir s'éterniser tois mois. Mais je sais qu'il vaut mieux ici vite en profiter car on ne sait pas de quoi demain sera fait. J'ai pris mon premier bain dans la Vioksa. Elle était encore très fraîche, mais tellement vivifiante, et pleine de poissons bondissants, agitée de courte vaguelettes qui se brisaient sur mon nez. Je voyais glisser des canards, planer des mouettes, frémir des roseaux si légers, si dorés, si vaporeux, et au loin de sombres forêts de pins, et dans le grand ciel bleu des vapeurs échevelées, des nids de séraphins fugaces. Je pensais à mon héros Fédia, mon frère, mon double. A son amour de la vie, que je partage avec lui. Et je ne comprends pas, toute chrétienne que je sois, pourquoi je devrais m'en détourner comme le prônent certains ascètes, car c'est dans cet amour de la vie que je me sens en communion avec Dieu, plus que dans la lecture d'interminables prières, quoiqu'il y ait naturellement de très belles prières, les psaumes, par exemple. Mais justement, les psaumes célèbrent souvent la vie, la nature, la musique. Donc, étourdie de soleil et de vent, baignée d'eau fraîche et prête à déguster, sous le poirier, un thé aux feuilles de cassis et à la menthe, je rends grâce à Dieu, car jamais je n'ai ressenti la beauté de la création avec cette intensité, j'entre avec elle dans un dialogue extatique et muet. Et sans doute ferai-je comme Brassens, la tombe buissonnière, et quitterai-je la vie à reculons, "en effeuillant le chrysanthème, qui est la marguerite des morts". Comme Fédia, en contrebande, cachée sous la mante du métropolite Philippe.
Auparavant, j'avais fait ma première tonte du jardin, sélective, aussi discrète que possible. Et tout ressortait mieux, les tulipes et les jonquilles que le soleil allume comme de petites lampes. Je vais demain soir revoir la maison de Pertsevo avec Benjamin et Romane. J'ai tout à coup peur de partir. Il me semble que toute ma maison me crie de rester, et les fleurs, et le poirier, et les buissons, et même les oiseaux. Déménager à presque soixante-dix ans ça ne va pas la tête? Dans cinq ans, dix ans, tu peux déjà être morte. La situation générale m'inquiète profondément, et elle retentit sur Pereslavl comme sur tout autre lieu, quand Romane a évoqué sa communauté, la veille de Pâques, j'ai vu la possibilité de m'inscrire dans quelque chose de salvateur pour moi et ceux qui participent, et le fait que la seule maison disponible là bas soit charmante, en bon état et pas chère m'a paru un signe de plus, mais je suis travaillée par le doute et l'appréhension. La vie quotidienne sera plus compliquée, c'est en dehors de la ville, le terrain est grand et il faut l'entretenir, pas de gaz, et pour faire garder les chats, et ceci et le reste... mon éditeur m'a mise en garde. En revenant de la Vioksa, je roulais tout ceci dans ma tête, et il m'est revenu une discussion avec soeur Agnès sur le seuil du monastère de Solan, au moment où j'ai pris la décision de repartir en Russie. "Il faut suivre la volonté de Dieu, me dit-elle.
- Certes, soeur Agnès, mais elle n'est pas toujours simple à discerner. Est-ce qu'on peut penser que la solution qui répond à la volonté de Dieu est la plus difficile?
- Eh bien... Oui, en effet, la plupart du temps, c'est comme cela que cela se passe."
dans le ciel d'été glissent beaucoup d'anges |