Mon évêque, pendant sa conversation de la Trinité, a été amené, en réponse à une question, à évoquer la patrie, dans une perspective spirituelle. Car si il n'y aura plus au Royaume des cieux, ni juif, ni Héllène etc... saint Paul évoquait cependant sa nation d'origine avec douleur et témoignait ailleurs de son affection pour elle. Monseigneur pense qu'on a sa patrie dans le sang, mais qu'on s'attache plus aux gens qu'aux lieux. Ainsi il est plus sensible au ciel du Caucase, mais c'est parce que sa mère y vit. Pourtant, la plupart des gens qui m'étaient proches sont morts, et j'ai des flashs nostalgiques des lieux où j'ai vécu, bien que ma vie n'eût pas été plus heureuse qu'ici et même beaucoup moins. Cela va parfois jusqu'à l'Intermarché de Bagnols-sur-Cèze, ou le parking de Carrefour à Pierrelatte! Et puis, évidemment, les chemins de Cavillargues, le monastère de Solan, la jolie route d'Uzès, sans remonter jusqu'aux périodes où j'étais dans la Drôme, dans l'Ardèche... Maman, quand elle était malade, voulait rentrer chez elle, et c'était l'appartement de ses parents, à Annonay, avant la guerre de 40.
Je ne voulais pas intervenir dans la conversation avec mes gros sabots, d'autant plus qu'elle se faisait sous forme de questions réponses, et c'était une réponse que je voulais apporter, ou un essai de réponse, et ce n'était pas mon rôle qui était de poser une question. En réalité, la notion de patrie m'est venue quand j'ai commencé à aimer la Russie, quand j'ai découvert cette espèce de lien familial profond entre tous les Russes, à travers les oeuvres de Dostoievski, de Tolstoï et plus tard du cinéma soviétique. Au delà des différences de classe, d'opinions, Napoléon survient, ou Hitler, tout le monde est russe avant tout, et défend son immense marécage plein de bouleaux et de sapins, avec au bout la steppe, la mer Noire et le Caucase. Comme si tous les Russes étaient de la même famille, formaient une supra famille, avec ses codes, sa mentalité spécifique.
En plus des ciments culturels, il y avait évidemment l'orthodoxie, du moins jusqu'à la révolution, mais même après, c'est un sous-entendu permanent des films soviétiques, sauf les plus anticléricaux d'entre eux. Je regardais Ivan le Terrible pleurer en évoquant la Russie lors de son sacre, dans le film d'Eisenstein, j'adhérais tout à fait à cela. D'une certaine façon, cela répond pour moi à la notion de sobornost, communion chrétienne, communion dans le Christ, avec tous ceux du présent, ceux du passé et la nature qui vit autour d'eux et qui donne son reflet particulier à leur âme. J'en suis venue à l'idée que de même que l'individu apparaît dans une famille qui l'élève dans un certain esprit après lui avoir légué ses gènes, il apparaît également dans un peuple, qui partage avec lui la même nature, la même culture et en fin de compte, le même fond génétique, car nous finissons par être tous cousins. Et de même qu'on défend sa famille, on peut être amené à défendre son peuple, qui est une supra famille, et la terre qu'il occupe, avec les jardins et les monuments que ses ancêtres ont aménagés depuis qu'il s'est constitué.
En France, pays morcellé en plusieurs petites régions assez distinctes les unes des autres et géographiquement déterminées, on avait peut-être plus la conscience de son clocher, de son terroir, que de la patrie au sens large. En Russie, pays ouvert à tous les vents, on était davantage cimenté par la foi, la culture et le fond génétique commun, la terre russe vénérée de ce peuple de paysans étant un immense bien commun aux frontières floues, où l'on était amené à nomadiser, soit pour fuir les invasions, soit du fait des déportations imposées par les gouvernements.
Moi-même, je ressens comme ma patrie la Drôme, l'Ardèche, le Gard et la Haute-Loire, le Vaucluse, c'est déjà quand même les bobos parisiens. Les Russes sont russes partout, unis par la foi orthodoxe et leur folklore, du moins c'est ainsi que s'est formé leur peuple. Et les frontières doivent toujours être reculées, il faut parcourir des distances hallucinantes pour trouver une mer ou une chaîne de montagne, c'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont "impérialistes": tant qu'ils ne contrôlent pas l'étranger proche qu'aspire leur gouffre, ils sont susceptibles d'être pillés et asservis. D'une certaine façon, l'évêque n'a pas tort de dire que le sentiment d'appartenance tient plus aux gens qu'aux lieux, c'est vrai pour les Russes.
Je pense souvent au livre de Jean de la Viguerie "les Deux Patries", en concurrence chez les Français depuis 1789. L'une, idéologique, celle de la République, la seule qui soit reconnue aujourd'hui par notre gouvernement, et l'autre, charnelle et spirituelle, culturelle, que la première citée déteste cordialement. Sans doute d'ailleurs parce que la patrie idéologique n'est pas une patrie, l'idéologie ayant une vocation universelle, et nous le voyons bien à présent. La nation idéologique, qui a su mobiliser les gens pour la défendre sur un malentendu, s'est débarrassée depuis la guerre de 14 de la patrie charnelle et spirituelle, dont elle a fêté la disparition avec l'incendie de Notre Dame.
La Russie a malheureusement connu quelque chose d'analogue avec sa révolution, faite par des gens qui haïssaient la notion de patrie, et particulièrement de patrie russe, et qui d'ailleurs n'étaient majoritairement pas russes. Cependant, le truc me paraît moins réussi que chez nous, peut-être parce qu'il est plus frais, il y a plus d'un siècle de différence entre les deux cataclysmes. Et peut-être aussi parce que ce sentiment d'appartenance charnelle et mystique à une supra famille est si fort, que le géorgien Staline y faisait appel quelques décénnies plus tard, en rameutant Alexandre Nevsky et Ivan le Terrible, et en remplaçant Russie par Union Soviétique dans les discours mobilisateurs... Dans une émission sur des Allemands russes revenus dans leur pays d'origine, la dame qui les présente dit:"Notre société est malade, mais elle vit encore et n'a pas franchi le point de non retour". C'est exactement ce que je pense au sujet de la Russie.
Mais pour en revenir au fond spirituel de la question, en France, justement, pas mal d'orthodoxes critiquent l'orthodoxie russe pour son sentiment national. Sentiment national qui ne l'empêche pas de recevoir les étrangers à bras ouverts. Il est vrai que le chrétien n'est que de passage sur cette terre, et pourrait fort bien s'arranger, en théorie, d'une société sans patrie, sans culture spécifique, sans attachement particulier à un terroir. Peut-être même aussi sans famille, après tout, la famille non plus n'existera plus dans la Jérusalem céleste, mais ce n'est pas comme cela que ça marche, et l'on voit que ces sociétés qu'on crée là bas de "comme-la-plume-au-vent' et de poissons de bancs multicolores et indéterminés, sans sexes, sans mémoire, sans fidélité particulière à quoi que ce soit, sont de plus en plus incapables et de sentiments élevés et par conséquent de sentiments religieux. De même que l'art, la religion prend racine dans la culture nationale. Comme l'art, elle est universelle, mais n'est universel que ce qui est enraciné. Sans racines, la plante dépérit et ne donne pas de fleurs. Le peuple n'est pas un assemblage aléatoire de personnes que rien ne relie, à part leur lieu de résidence et leurs papiers d'identité. Le peuple est représenté à la fois par tous ceux qui vivent aujourd'hui dans le pays qu'il occuppe et par tous ceux qui l'ont précédés, et quand on n'a pas conscience de la profondeur du temps, du caractère inséparable du passé et du présent, le présent contenant tout le passé, ou n'étant que son écume, et enfantant, avec tout le passé, le futur qui les continue, on ne peut pas apréhender la notion de divinité, on rebondit dessus, on traîne à la surface comme des feuilles emportées par une rivière. Le Christ lui-même était enraciné, puisque l'évangile prend soin de citer sa généalogie.
Pour moi la patrie est le creuset d'un peuple qui est en soi une entité spirituelle et charnelle constituée d'individus qui sont eux-mêmes le prolongement et l'écho de tous ceux qui les ont précédés et qui portent en eux la promesse de ceux qui les suivent. Le peuple possède un destin, et même une vocation, comme ceux qui le composent. On peut mourir pour son peuple, pas pour un conglomérat de poissons de banc.
C'est tout le contraire de numéros répertoriés vivant et fonctionnant un certain nombre d'années de façon absolument insensée dans les cases en béton d'un milieu artificiel épéhémère appelé "agglomération".
Je suis obligée de constater que si tout cela était profondément inscrit en moi, je trouvais la France des années 60 et 70 déjà déracinée. A part les campagnes que la république et l'Union européenne ont depuis complètement vidées.
Je pense quelque fois à André Makine, qui a tellement aimé la France qu'il est entré à l'Académie Française, et il se retrouve en pleine russophobie officielle, en pleine grosse propagande mensongère. Cela me fait un pincement au coeur quand ici, on critique les Français de façon injuste, ce qui d'ailleurs n'est pas souvent. On critique Macron, mais peut-on encore dire que cet ectoplasme mondialiste est français et comment ne pas le critiquer? Donc j'imagine ce que ressent Makine, qui a eu l'itinéraire inverse du mien, il s'est reconnu dans la France, tandis que je me reconnaissais dans la Russie.
Cependant, je n'ai jamais réussi à parler russe comme il parle français et encore moins à l'écrire. Et la langue est un élément très important de l'identité nationale. D'après ses livres, d'un autre côté, il était plus attiré par Belmondo et la douceur de vivre des années 60 et 70 que par le catholicisme de la fille aînée de l'Eglise. Mais il me semble que pour vraiment aimer la France, la vraie, il faut être catholique, tendance saint Louis Jeanne d'Arc, parce qu'à partir de la Renaissance, c'est le début de la fin. En épousant l'orthodoxie, j'ai embrassé la Russie, la sainte Russie, qui, à côté de ma patrie génétique, historique, charnelle, est devenue ma patrie spirituelle.