J'ai remis en service, après l'avoir rénovée, la table de cuisine de mon grand-père, qui a près de cent ans et dont il aurait été bien surpris d'apprendre qu'elle échouerait à Pereslavl Zalesski. Après quelques journées épuisantes à essayer de remettre la maison en ordre, à l'issue des travaux, j’ai accueilli Valérie et Lydia, qui viennent préparer, l’une son émigration, l’autre son retour en Russie après 30 ans d’expatriation en France. .
Moi qui trouve
les Russes âgées souvent terriblement emmerdantes, je suis séduite par Lydia,
sa façon de parler français, qui mêle l’accent russe et celui du sud-ouest, la
bonté, la finesse et l’humour de son visage de matriochka.
Nous sommes allées au restaurant Ultracooks, le restau noir que j’appelle la cantine de Katia. C'est un endroit un peu branché, inattendu, au fond d'un couloir où s'alignent diverses boutiques, badigeonné en noir et sans fenêtres, mais paisible, pas cher, avec d'adorables jeunes serveuses, une nourriture fraîche et bonne.
Pour parler de la France et de ce qui s’y passe, Valérie chuchotait
tellement que je l’ai priée de parler plus fort : « Je n’entends
rien, que se passe-t-il ? vous avez peur qu’on nous espionne ? »
Elle a éclaté de
rire. En effet, entre le Covid et la russophobie, elle a pris l’habitude de se
taire, de prendre toutes sortes de précautions, c’est beau, la
démocratie ! Une relation à elle est tout de suite devenue agressive quand
elle a su qu’elle venait ici : « Quelle idée ? Tu n’y es sans
doute jamais allée, tu vas avoir un choc !
- Mais si, j’y
suis allée en 2018...
- Eh bien ça a
changé, tu vas avoir un choc ! »
La relation en
question n’y a jamais mis les pieds, mais ce n’est pas grave, elle est bien
renseignée, par des sources sûres et respectables, j’ai aussi ça en magasin,
parmi mes lecteurs de facebook. Valérie voit un lien direct entre ce genre
d’attitude et la covidomanie du concombre masqué, de sorte que pour la
prochaine vague, on pourrait leur imprimer des masques bleus et jaunes à croix
gammée en filigrane. En filigrane, parce qu’il faut rester encore un peu
discret, le Figaro ne s’est pas encore assez donné de mal pour blanchir le
bataillon Azov et faire de ses bons éléments l’élite de notre gendarmerie,
prêts à massacrer du gilet jaune avec toute l’expérience de leurs expéditions
punitives au Donbass : huit ans, quand même, un bon CV de
tortionnaires.
Une amie prof lui
a dit que pour les corrections du bac, les instructions du ministère étaient
non seulement de monter les notes des plus nuls mais de baisser celles des plus
brillants. Les gosses sont complètement déstructurés par internet et l’absence
d’éducation, beaucoup ne savent plus faire une phrase et manquent du
vocabulaire le plus élémentaire, ce qui les rend incapables de comprendre toute
espèce de littérature, largement accessible à n’importe quelle personne de ma
génération. Comme par ailleurs, ils n’ont pas de culture orale populaire, on va
fabriquer quelque chose comme les enfants loups. Et encore vaut-il mieux
peut-être être élevé par des loups que par les malfaiteurs et les dingues qui
nous détruisent.
Toutes les
activités sont politisées et orientées, comme dans la fac de Vincennes des
années 70. C’est du dressage de singes. Type de sujet d'exercice : « Te sens-tu
aujourd’hui fille ou garçon ? » L’adolescente d’une de ses amies veut
changer de sexe, et l’équipe pédagogique se fait un devoir de
« l’accompagner ». Quatre autres gamines, dans sa classe, ont la même
intention, on a créé une mode, on exerce une pression sociale, et ça marche.
Ainsi, moi qui m’identifiais à Claude du Club des Cinq, on aurait essayé de me
convaincre de prendre des hormones et de me faire couper les seins. A la mutilation culturelle et spirituelle s'ajoute la mutilation physique.Je me
demande si les générations élevées de cette manière auront encore quelque chose
de récupérable. Et la caste des surhommes qui se prennent pour des génies,
autorisés à pratiquer ce genre d’expériences sur leurs semblables pour mieux se
gausser d’eux, n’est en faite pas plus intelligente ni moins inculte que ce troupeau, juste plus
infâme, plus impudente et plus fourbe.
Nous sommes
allées hier visiter la maison que Valérie veut acheter, dans un hameau de datchas soviétiques du côté de Serguiev Possad. La route passait devant la tombe de l’higoumène
Boris, et je lui ai fait une visite de reconnaissance pour m’avoir aidée au
moment où j’étais malade, l’année dernière. La vieille gardienne était
enchantée, et m’a fait inscrire mon témoignage sur un cahier à cet effet. Un
pèlerin bosselé et violet de froid a tenu à nous emmener sur la tombe du moine
Germain qui a vu la Mère de Dieu et guérissait les possédés.
Le village de
datcha m’a séduite, il est bordé d’éminences abruptes et boisées
inconstructibles et il a beaucoup de charme, la petite maison aussi. Son prix
me paraissait incroyable pour l’emplacement, mais s’il est effectivement bas,
il s’explique, en dehors d’autres considérations dues à la situation des
propriétaires, par la quasi impossibilité d’agrandir cette demeure pour lutins.
Le jardin est charmant mais exiguë, si l’on fait un gros cottage, plus de
jardin, et pas de place pour une voiture. C’est un endroit très bien pour une
personne seule ou un couple, on peut à la rigueur ajouter un auvent par côté
pour la voiture, mais c’est tout. Les maisons alentour sont neuves ou ont été
rénovées, de sorte qu’on ne lui implantera pas un OVNI énorme. C’est joli, et c’est
une région encore pittoresque, accessible, bien desservie.
Valérie avait les
clés, mais à cause du gel, impossible d’ouvrir le portillon. Je l’ai vue
escalader et franchir la clôture avec intrépidité, j’en aurais été bien
incapable. Nous nous entendons très bien, et j'ai l'étrange impression de voir venir à moi le meilleur de l'esprit français. Le fait que l'higoumène Boris, qui prédisait un afflux d'étrangers et un rayonnement spirituel de sa région, soit mêlé à l'affaire, et situé à quelques kilomètres de la future résidence de mon amie, me confirme dans l'idée que nous nous inscrivons tous dans quelque chose qui nous dépasse. Même la trouvaille de cette datcha a quelque chose d'inattendu et de miraculeux: par relations, et après que les événements aient rendu impossibles d'autres variantes, devenues trop chères.
A Serguiev Possad, nous avons plaisanté ensuite toutes les trois sur l'humour et la serviabilité du père Boris qui avait poussé l'amabilité jusqu'à nous trouver une place idéale à deux pas du restaurant.
J'ai vu, parmi les mésanges et moineaux qui fréquentent mon restau, un oiseau magnifique, de la taille d'un pigeon. Il s'avère que c'est un geai. C'est la première fois que j'en vois un chez moi.