Avertie par les cosaques, je suis allée voir hier un film magnifique, à la maison de la culture. Русский Крест, la Croix russe. D'abord les prises de vue sont somptueuses et ensuite, c'est une sorte de transfiguration de la Russie contemporaine, avec ses misères et ses disgrâces, dans la dimension de la Russie éternelle. Un paysan ivrogne et désespéré voit en rêve un dragon, dont le délivre saint Georges, et après une entrevue avec un ermite local, part quêter, une énorme croix de bois sur le dos, de l'argent pour restaurer l'église du village. Le film est en vers, inspiré par un poème. Il a été tourné avec tant d'amour et de lyrisme que même les constructions hideuses et tout ce qui blesse régulièrement mon sens esthétique paraissent, comme le paysan, rachetées, et s'inscrivent dans une harmonie générale retrouvée. L'oncle Slava m'a dit ensuite que la salle était presque vide. Mais le simple fait qu'on ait éprouvé le besoin de faire un tel film me paraît en soi la preuve que le potentiel de salut de la Russie n'est pas épuisé. De plus, je ne crois pas que beaucoup de gens aient été au courant que le film passait, personne à la caisse, je me demandais même si on allait vraiment nous le projeter.
J'attendais aujourd'hui Valérie et Lioudmila, mais elles sont restées coincées des heures à la frontière lituanienne. Leur bus était bourré d'Ukrainiens, que la douane passe au peigne fin. Il est possible que je les récupère demain à Moscou, car j'ai accepté de participer à une émission de la chaîne orthodoxe Spas. J'avais compris que ce serait à la Trinité, mais pas du tout, à la Trinité, ils la montreront, mais ils la tournent demain, ce qui tombe plutôt mal.
Je reçois fréquemment des lettres d'orthodoxes français qui songent à émigrer, car leurs paroisses deviennent la proie d'agitateurs ukrainiens et de russophobes divers, souvent d'origine russe. Si eux-mêmes n'entrent pas dans cette mouvance, l'atmosphère devient pour eux aussi irrespirable à l'église que dans le reste du pays. Sur le fil facebook d'un site orthodoxe, un individu bêlait, à propos de la persécution de l'Eglise ukrainienne: "Prions pour que Dieu éclaire le patriarche de Moscou". Je lui ai répondu qu'il vaudrait mieux prier pour qu'Il débarrasse le pays de son président et de ceux qui sont derrière. Il a bondi comme un pitbull sur le facteur, enjoignant à l'administrateur "de me calmer". Quel soulagement de ne pas avoir affaire à des gens de cette espèce dans ma vie quotidienne! Cette mièvrerie de cureton qui tourne à l'agressivité de prédicateur puritain dès qu'on touche au dogme politique du moment! Ces personnages ne se sont jamais intéressés aux persécutions avant que la chose ne devienne impossible à cacher, mais moi cela fait des années que je suis cela, et je n'oublie rien, ni leur silence, ni leur complicité, ni la hâte avec laquelle ils ont hurlé avec les loups quand l'affaire a filtré.
Prêchi, prêcha, prêchons, prions mes frères, et brûlons le vilain Cyrille, ce n'est pourtant pas lui qui a provoqué cette situation, et je dois dire qu'il fait tout pour la désamorcer, enjoignant même aux Ukrainiens qui se sont formalisés des critiques du métropolite Onuphe à son égard, de le soutenir de toutes les manières et de ne pas créer de schisme supplémentaire. C'est que maintenant, on peut faire semblant de croire, et persuader de cela les innocents, que les persécutions, vraiment évidentes et indécentes, sont "le résultat de la situation", et finalement bien méritées, n'est-ce pas? Or dès le début de l'aventure maidanesque, j'étais au courant de cela, moi, humble activiste. J'ai tout fait pour attirer l'attention sur les magnifiques processions que le métropolite Onuphre avait organisées à travers l'Ukraine, et de l'élan spirituel qu'elles avaient suscité, malgré les menaces et les sarcasmes. J'avais compilé photos et témoignages, je les avais traduits, je les avais placés dans un article sur facebook, car je n'avais pas encore ouvert mon blog, j'étais encore en France, c'était avant 2016, avant l'autocéphalie bicéphale de Porochenko Bartholomée. J'avais traduit aussi une vidéo d'une députée ukrainienne qui suppliait le patriarche Bartholomée de ne pas créer sa filiale, j'ai suivi tout cela pas à pas et vu comment on escamotait ces témoignages aussi poignants que gênants, jusque sur les sites orthodoxes, dérangés dans leur version "intelligente et occidentale" de la chose, par ces ferventes figures de la sainte Russie qui n'allaient pas dans le bon sens. Alors maintenant, on peut bien venir bêler "prions" et rugir quand je mets les pieds dans le plat. On a tout simplement pactisé avec le diable et son train, dont on voit de mieux en mieux les sabots et la queue (musicale).
Une amie m'écrit depuis la démocratie radieuse que sa fille gravement handicapée, s'est vu proposer dans le centre où elle se trouve, un film sur un tétraplégique qui choisit l'euthanasie. Autrefois on faisait des films sur les handicapés qui réussissaient malgré tout à se faire une place dans la vie, maintenant, on leur suggère d'avoir la délicatesse de ne pas encombrer la société de leur présence. C'est vrai que voilà un pays qui peut se permettre de donner des leçons à la sombre dictature où j'ai le masochisme de m'obstiner à vivre. J'attends le moment où un claquement de doigts va réveiller les hypnotisés de leur sommeil hagard. En principe, c'est comme cela que cela se passait dans les BD que je lisais enfant.