Je suis rentrée de Moscou à travers une carte postale de Noël ou un conte d’Andersen, champs immaculés, forêts emmitouflées, une lumière pâle et scintillante. Il faisait moins onze, on annonce moins vingt-cinq, la nuit, dans quelques jours. Il y a une chose qui m’apporte de vraies consolations, par ce froid et ces ténèbres polaires, c’est de sortir du congélateur une soupe aux herbes du jardin, du persil dont le parfum reste intact, et aussi des framboises, dont j’avais presque oublié le goût et qui me rendent un peu d’été. Et puis maintenant, le jardin est beau même en hiver, les arbres et les arbustes ont poussé, j’ai laissé en place beaucoup de fleurs déssechées, maintenant ornées de chapeaux blancs et de dentelles brillantes qui soulignent les mouvements impétueux d’une vie figée pour quelques mois dans un somnolent désordre.
Dans l’autre sens, j’ai dû
traverser une tempête de neige verglaçante à trente à l’heure. J’ai mis quatre
heures et demie à rallier la rue de Iouri et Dany, et là, avec le système de
parking payant de la « ville intelligente », j’étais obligée de
surveiller ma montre, car il est impossible de payer plusieurs heures
d’affilée, un vrai racket. Je me demandais aussi comment j’allais repartir, si
ma voiture ne disparaîtrait pas sous les congères. Et je me suis juré de ne
plus jamais rien organiser entre le 15 novembre et le 15 mars.
A cause de la neige, plein de
gens n’ont pas pu venir à ma présentation de livres, et en plus, nous n’avions
pas pensé que tout cela coïncidait avec la fête de l’Entrée de la Mère de Dieu
au temple. Difficile de tout concilier, les fêtes, les pièces de Iouri, les
moments où Dany répète ou joue. Et en été, les gens sont tous dans leurs
datchas.
Néanmoins, la soirée dans l’atmosphère
magique du « théâtre du Poète », avec son mur de briques et ses
chandeliers baroques, a été très chaleureuse. Tout le monde était très content.
J’ai vu Sacha Viguilianskaïa, et ses amis de Kourmych, et aussi ma chère Liouba...
Iouri m’a accueillie en me disant : « Laurence, tu es un grand
écrivain, je t’assure qu’en lisant tes extraits, j’avais la larme à l’oeil. Et
tout cela, qui est tellement russe, et tellement plein d’amour pour la Russie,
est écrit par une Française ! »
J’étais extrêmement touchée,
c’est l’avis d’un connaisseur !
Il a redit tout cela aux amis
présents, avant de lire les extraits et de les commenter.
Une dame, professeur de
littérature à l’université, m’a demandé sur quoi je fondais mon optimisme à l’égard
de la Russie. Je lui ai répondu : « Mon optimisme est tout de même
assez modéré, car je suis bien consciente qu’ici, sont à l’oeuvre les mêmes
forces ténébreuses qu’en France, mais que vous dire ? Si votre arche prend
l’eau, nous n’en avons de toute façon pas d’autre, pourvu qu’elle continue à
flotter...
- Si je vous demande cela,
c’est que voyez-vous, de mon côté, j’espère comme vous, et si je ne suis pas
pessimiste, c’est que mes étudiants me semblent avoir un niveau culturel et
moral très rassurant. »
D’un autre côté, Alla, mon
ancienne voisine, m’a dit qu’elle était partie avant la fin, parce qu’elle
avait peur de rentrer seule, qu’elle avait été agressée et plusieurs femmes de
ce quartier également, par des migrants ou des drogués. Je n’ai pas peur à
Moscou et n’ai jamais eu peur, mais voilà ce que j’entends dire...
Liéna, la fille du père
Valentin, me trace un tableau consternant de Moscou, envahie par l’Asie centrale,
ce que je ne sens pas à ce point, mais, dit-elle, c’est parce que je n’y vis
pas. Liéna est une patriote ulcérée. Elle ne voit partout que trahison,
corruption et incompétence. Cependant,
ce sont des phénomènes qui ont toujours existé en Russie, et la Russie est
toujours là. Son père trouve qu’elle s’obnubile sur un certain type de sites
d’informations, mais Iouri pense comme elle, tout en comptant sur le peuple,
et, me semble-t-il, sur une protection mystérieuse, bien qu’il ne soit pas
vraiment croyant.
J’ai rencontré le journaliste ukrainien Igor Drouz. Il m’a dit que le maïdan fut un immonde coup d’état, qu’on y retrouvait les mêmes zombies que sur le tableau de Répine, où l’on voit des gens de la bonne société, des dames, des messieurs, des étudiants, des écoliers, galvanisés par la révolution russe, défiler avec des yeux de maniaques. Combien furent-ils alors à finir leur vie contre un mur, au goulag, ou chauffeurs de taxi dans les capitales européennes ? Je me demande, d’ailleurs, dans quel esprit Répine a peint ce tableau. Voulait-il rendre hommage à cette foule de crétins, et a-t-il involontairement reflété leur hystérie collective ? Ou bien commençait-il à réaliser lui-même où tout cela menait ? A en juger par les mémoires du peintre Korovine, si ces pantins ont ouvert les yeux, ils ont dû voir le diable en face, et c’est le même diable qui sévit en ce moment en Ukraine, quelle que soit la couleur de ses suppôts.
Igor Drouz a vu cela de près,
avant de rejoindre la résistance au Donbass, et il est maintenant à Moscou. Il
s’est beaucoup intéressé à ce que je lui ai raconté de mai 68, de ses
conséquences, des facs des années 70, des trotskistes qui y grouillaient, de la
main mise de tous ces gens sur la culture, la presse, l’école, et par conséquent,
l’opinion. «Les révolutions, m’a-t-il dit, ce ne sont pas les poseurs de
bombes ni les égorgeurs qui la font, ce sont tous les idiots utiles qui les laissent
arriver par snobisme, conformisme, intérêt, rancoeur, envie, gloriole, ennui, besoin de
sensations fortes et de reconnaissance. Pour arrêter la révolution russe, ou le
maïdan, il aurait fallu arrêter Tolstoï, par exemple, tous les peintres du mouvement
des Ambulants qui se vautraient dans le misérabilisme, beaucoup de poètes, d’intellectuels
et de gens du monde infectés d’occidentalisme et drogués aux grandes idées qui ont
préparé ces malheurs à notre peuple et en ont été souvent eux-mêmes les
victimes. Est-ce qu’Alexandre III et Nicolas II allaient réprimer toute leur
bonne société ? Il s’est passé la même chose chez vous, avant la révolution
française, et après 68. Et ce ne sont pas seulement ces intellectuels et ces
nobles distingués qui ont payé, mais la population qui, dans l’ensemble, à part
la racaille des villes, ne participait pas à cela, et n’y comprenait rien. »
Dostoiveski a très bien décrit
le processus dans « les Démons », livre qui devrait être étudié en
détail dans les écoles russes, et même les écoles françaises. Mais cela ne
risque pas d’arriver. Je crains souvent d'ailleurs que le processus enclenché à la Renaissance ne puisse plus vraiment être arrêté. Ralenti, peut-être, arrêté, pas sûr, disons que l'essentiel du combat se passe à un niveau métaphysique. Cela me désole que la Russie en ait été la victime, alors que son histoire l'avait placée à la périphérie de l'Europe, ce qui aurait pu la protéger, et cela l'a effectivement protégée dans une certaine mesure, tout en concentrant sur elle la détestation des forces lâchées sur le monde par un occident dévoyé.
Igor Drouz m'a confirmé que tous les satrapes qui ont gouverné l'Ukraine depuis la chute de l'URSS, en plus d'être pourris, étaient d'une bêtise hallucinante, ce qui se voyait sur leurs faciès. Quand à Zelenski, c'est pour lui un histrion qui ne pense qu'à se mettre de l'argent à gauche et de la coke dans le nez. En fait de libération et d'indépendance, l'Ukraine s'est remise en des mains infernales. On voit le résultat. Je prie pour que ce qui lui arrive ne devienne pas le destin de toute l'Europe, ni de la Russie elle-même.
Après Igor Drouz, j'ai rencontré une jeune chanteuse, Maria Zikhina. Elle chante en français, elle adore le français, elle rêve d'aller en France, et elle a fait un trajet de deux heures pour venir me rencontrer dans le café en bas de l'immeuble du père Valentin. Je l'ai trouvée jolie et sympathique, elle me regardait avec une sorte d'émerveillement attendri et m'a brusquement déclaré: "Vous êtes si gentille..."
Ayant donné un concert à Iaroslavl, elle a vu mes chroniques année 17 en vente chez le père Mikhaïl, et les a achetées. C'est comme cela qu'elle a débouché sur moi. Elle voudrait des textes de chansons, car elle en a assez de chanter Edith Piaf, elle voudrait avoir un répertoire personnel. J'ai écrit des chansons, et après tout, si elle cite l'auteur-compositeur, je les lui laisserais volontiers chanter, elle est jeune, charmante et en pleine forme, elle a une jolie voix, elle les portera sans doute mieux que moi.
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