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samedi 8 octobre 2016

Aster mémorable

Les travaux avancent, on me commence la salle de bains et me pose la chaudière lundi, on va aussi terminer l’extérieur et refaire la petite entrée sur le jardin, avec moins de fenêtres, et la porte sur le côté, afin d’éviter les courants d’air et me permettre de l’utiliser pour ranger manteaux, bottes et outils. Kostia a la manie des fenêtres qui ne s’ouvrent pas. « Pas besoin d’ouvrir, il fait froid. » D’accord, mais je fais comment pour nettoyer les vitres ? « Vous montez sur un escabeau… » Oui, en effet, et combien de temps, moi, la vieille, pourrai-je me permettre cet exercice ? « C’est la pluie qui le fera… » Enfin, de toute façon, il faut bien reconnaître que même quand j’en ai la possibilité, je ne les nettoie pratiquement jamais.
J’ai planté l’aster qui restera pour moi le cadeau de bienvenue du peuple russe, et les iris de Boris. Ce sont mes premières plantations dans la terre grasse et noire de mon petit lopin. 
Au café la Forêt, j’ai retrouvé mon artisan, le père Andreï, nous avons parlé de la situation internationale, et conclu que les mêmes forces nuisibles étaient à l’œuvre partout, y compris en Russie, où une bande de libéraux hallucinés soutient une mafia sataniste internationale avec enthousiasme. Ce que j’apprécie, à Pereslavl, c’est que je n’y vois pas d’intellectuels de broussaille mais des gens simples, aussi profonds mais moins aveuglés. Le problème d’une certaine intelligentsia, dans tous les pays, c’est qu’elle se croit intelligente et éclairée parce qu’elle va voir les expositions ou écouter les concerts qu’on lui recommande, et adopte les opinions admises dans ses cénacles et dispensées dans ses journaux, sans aucun discernement. Il est agréable de constater que les gens de Pereslavl semblent se foutre éperdument de ce que la presse leur dit de penser, et s’ils déplorent la baisse de leur niveau de vie, ils la supportent avec stoïcisme, le ruban de saint Georges accroché à leur rétroviseur, et les icônes adhésives collées sur le tableau de bord. Je ne doute pas, à première vue, que ces gens-là, au cas où la situation tournerait vraiment mal, se défendront comme au Donbass. Le père Andreï me dit que la Russie sera aussi exposée que le reste du monde, sinon plus. «Je ne suis pas venue ici pour fuir les problèmes, lui réponds-je, je suis venue pour les vivre avec vous, du bon côté de la barrière. Je ne supporte plus la politique ignoble des occidentaux, leurs mensonges éhontés, leurs calomnies, leur vilenie, et nous sommes encore trop nombreux à prendre les vessies pour des lanternes. En un mot, s’il faut mourir, que ce soit avec les Russes. » Le père Andreï, à propos du manque de réaction des populations occidentales devant ce qui est en train de leur arriver, parle de « paralysie de la volonté ». En effet, on dirait que nous sommes tous hypnotisés, en Europe, et j’avais moi-même tellement de mal à prendre des décisions, une flemme monumentale, tout me paraissait insurmontable, alors qu’ici, je supporte des conditions spartiates et je pète le feu. Il y a quelque chose de très maléfique à l’œuvre dans le monde entier, et plus particulièrement chez nous, quelque chose qui nous dévitalise, nous prive de notre âme, de l’accès aux forces vives de notre être. Aussi, déclarai-je au père Andreï, je suis plus que jamais persuadée que Moscou est la troisième Rome et qu’il n’y en aura pas de quatrième, qu’ici se trouve la dernière Arche. Je suis montée dans l’Arche, avec Doggie, Chocha, Georgette et Rominet. Gloire à Dieu pour tout, et qu’il veuille bien m’y garder jusqu’à la fin.
Je suis venue à Moscou pour régler des affaires, et me heurter à toutes sortes de tracasseries administratives. En chemin, j’ai aperçu un éléphant doré de trois mètres de haut, ils aiment bien les éléphants, ici. J’ai vu aussi un tank sur son socle. Et puis l’habituel chaos, sous la pluie, de barrières en bétons, de panneaux publicitaires, d’églises, de centres commerciaux, de bagnoles et de camions qui devrait révolter mon sens esthétique, et le révolte d’ailleurs, mais c’est la Russie, avec les cicatrices de la modernité, on l’aime telle qu’elle est… Défigurée, elle reste vivante.
Je n’ai pas vu le soleil depuis mon arrivée. Le bal des feuilles d’automne se déroule sans lumière, les ors restent sourds, comme ceux des étoffes défraîchies, et les sapins d’un vert sombre et terne de soutane monastique usée et décolorée.
J’ai pris ma première douche depuis mon arrivée, chez Xioucha. Autrefois, on passait à l’étuve une fois par semaine, je suis dans les normes. J’ai trouvé un magasin, pas loin de chez moi, qui est une véritable caverne d’Ali Baba. Des pommes, des tomates, des poires qui ne sont pas calibrées, qui ont du goût, et le merveilleux raisin ouzbek Kich Mych, toutes sortes de fruits séchés et de légumes. J’ai pris aussi du chou mariné. C’est tout ce que je mange, avec du pain, si je ne suis pas entraînée au restaurant ou invitée, car je n’ai ni couverts, ni vaisselle, ni évier pour les laver.

Eléphant rose


L'éléphant rose. C'est un copain de Kostia qui en est responsable.

J’ai appris aujourd’hui que l’artisan Andreï, au physique de preux du XIII° siècle, est en fait un prêtre orthodoxe du coin qui vient arrondir ses fins de mois. Tout s’explique, les prêtres orthodoxes ont souvent cet air-là.
J’ai dîné hier soir chez Boris, dans sa maison de décorateur complètement fantastique, où même les pommes dans la coupe, sur la table, semblent avoir été mises là pour compléter le reste du tableau par la touche de rouge brillant et sourd qui manquait à tout le reste. Nous avons bu à mon arrivée de la vodka aromatisée et il m’a donné des iris pour mon jardin. Pour aller chez lui, Olga et moi avons traversé la plateau qui s’étend derrière le magnifique monastère Nikitski : des requins en ont privatisé une énorme portion pour continuer à défigurer cet endroit unique avec leurs épouvantables cottages, mais la population semble s’en émouvoir, et couvre la palissade de slogans vengeurs.
Cette même Olga m’apporte le soir un plant d’asters : près du monastère Nikitski, elle a discuté avec une vieille qui en avait de très beaux, et lui a expliqué mon histoire. «Si elle a quitté l’Europe pour venir chez nous, alors il faut lui faire un cadeau », a déclaré la bonne femme en déterrant un plant.
J’ai fait les magasins pour trouver une cuisine équipée et une armoire. Ce qu’il y a de bien ici, c’est que tout est de tellement mauvais goût qu’on n’a pas à réfléchir longtemps, il n’y a généralement qu’un seul article acceptable, et c’est celui-là qu’on prend sans hésiter, car il n’y en a pas d’autre. J’ai donc commandé LA cuisine équipée qui ne me fera pas cuire les yeux, et elle se révèle, en outre, fort peu chère. La patronne du magasin était très gentille et enthousiasmée de me voir emménager dans le pays.
Je me suis rendue ensuite au café français du coin le café « la Forêt », dans la maison jaune, près de l’éléphant rose, au carrefour central, au dessus de la rivière Troubej.  Le café est tenu par Gilles Walter, qui connaît tous les vieux de la vieille du lycée français, mais moi, il ne me connaissait pas encore. On mange chez lui des trucs français qui ont bien un goût français, tout à coup ça me fait drôle. Il faut dire que je mange n’importe quoi n’importe quand depuis mon arrivée, et j’ai peur de prendre dix kilos.

L’éléphant rose est une sorte de sculpture qu’a du pondre un ivrogne en plein delirium tremens et qui orne la berge de la jolie rivière.

La rivière Troubej

jeudi 6 octobre 2016

Changement de planète

Mes icônes ont trouvé refuge sur l'appui de la fenêtre, avec la mouette que
j'avais achetée à Goudargues, en compagnie de mon amie Cécile. Il y a beaucoup de
mouettes à Pereslavl, et mon nom orthodoxe, Larissa, signifie mouette
en grec.
Après 16 ans passés en Russie, un retour en France pour soigner ma mère, j'ai pris la décision de retourner là bas, et ouvert ce blog pour témoigner de ce que j'y vois au jour le jour, à Pereslavl Zalesski, petite ville historique et touristique entre Moscou et Iaroslavl. Ceci est le premier article de ce journal.

Arrivée de nuit, sous la pluie battante, avec mes trois chats traumatisés et mon petit chien, je ne peux pas ouvrir mon portail branlant. Sous le triste éclairage de quelques réverbères, des maisons de bois et des arbres frileux bordent la roue boueuse : bienvenue en Russie.
Dans la maison, c’est le vrai chantier, on se gèle, et il n’y a pas de lumière. Celui qui dirige mes travaux, Kostia, fête l’anniversaire de sa femme et arrive à la rescousse sans grand enthousiasme, pas vraiment dans l’ambiance. Je dors sur le sol, dans un sac de couchage prêté par une amie Facebook venue m’accueillir. Les chats sont terrifiés dans leurs paniers, surtout Rom, le Français de Cavillargues, un soldat de Napoléon après la Bérézina…
Le lendemain, Kostia m’emmène faire des courses et déjeuner dans le centre commercial du coin : le serveur est tout à fait beau garçon, souriant et spontané. Je retrouve l’ambiance russe, les constructions anarchiques autour des églises, les rues boueuses, cette nonchalance excentrique du paysage et des gens, leur simplicité et leur naturel.
Nous rencontrons le plombier, car je n’ai pas de salle de bains digne de ce nom, elle a été bricolée au temps où saint Joseph était garçon, et elle est à présent tout à fait délabrée. Ah le plombier, mesdames… Je n’en reviens pas. Des yeux verts magnifiques, ironiques et caressants, un sourire enjôleur : « Ne vous en faites pas, me dit ce bel artisan, vous avez échappé à l’Europe maudite et vous êtes à l’abri chez nous, n’est-ce pas le principal ? (il fait un large signe de croix). Réjouissez-vous ! Je vais vous faire une douche vite et bien, et vous l’aurez pour toute l’éternité, l’ETERNITE ! Une douche du modèle qui répand sur vous une pluie bienfaisante et c’est la BEATITUDE… Vous savez ce que ce mot veut dire ? Quoique moi, à votre place, j’aurais fait une baignoire, car comment allez-vous saler vos champignons ? »
Kostia m’explique que ce plombier, Rouslan, à la fossette et au sourire ravageurs, est un intellectuel et qu’il a failli devenir moine. L’électricien, Kolia, me demande des cours de français, et il est tout à fait mignon et sympa, lui aussi, à vous faire oublier qu’il ne met qu’un seul va-et-vient par pièce et que les prises sont au milieu des panneaux. Son collègue Andreï aurait pu tourner dans Alexandre Nevski. Je ne suis pas près de reprendre tranquillement le fil de mon roman, mais dans les péripéties de mon chantier, je suis entourée par le casting d’un film d’Eisenstein…
Près de l’église saint Syméon le Stylite, j’ai pris un taxi, une jeune femme, Sveta : «Ce n’est pas juste pour une course, vous allez circuler un peu ? me demande-t-elle.
- C’est pour plusieurs courses, j’ai besoin d’un lit d’urgence et de quelques autres choses… »
Pendant que je vais dans les magasins, la jeune femme s'assied près de mon chien pour qu’il ne s’ennuie pas. Elle me laisse son adresse : elle peut m’accompagner où je veux, à Moscou, chez Ikea, à Iaroslavl : «N’achetez pas de voiture, je suis à vos ordres ! »
J’achète trois paniers pour mes pauvres chats, de la marque « nos régions natales », avec une inspiration folklorique, et de production russe. La production russe est partout, à Pereslavl. Mon divan est russe, ma chaudière le sera aussi, la cuisinière et le frigo seront biélorusses, mais c’est quasiment pareil.
Le camarade Rominet devant son panier de style porcelaine de Gjel, en attendant la veste ouatinée , la chapka et les bottes de feutre.

Le temps est vraiment merdique. Gris, brumeux, pluvieux, boueux. Les mésanges passent devant ma fenêtre, il faudra bientôt les nourrir. Tout le monde parle de la venue de l’hiver et s’y prépare.
J’ai l’impression de rejouer à l’envers l’exode  des nobles et intellectuels russes, après 17. Les gens ne sont pas du tout surpris, comme si j’étais la première hirondelle. On évoque l’Europe avec une ironie compatissante. On me demande comme si cela allait de soi si j’ai l’intention de rester, et on rigole quand je réponds : «Oui, si l’on ne me fiche pas dehors… »

Finalement, c'est Doggie qui préfère les petits lits "nos régions natales".