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dimanche 27 novembre 2016

Divers lapins



Encore une fois, je suis restée coincée à Moscou. Le jeudi soir, je suis allée au diable vauvert, soit au métro boulevard Dmitri Donskoï, dans l'église du même nom, retrouver Skountsev, et à sa place, m'attendait un gros lapin russe goguenard. Mais ne nous hâtons pas de tirer des conclusions désagréables sur Skountsev, habitué et des lapins et des plans, il n'y était pour rien, simplement, tout le monde se fichait éperdument sur place et de Skountsev et de moi-même et personne n'a été capable de me dire où répétait le chœur cosaque, au contraire, on m'assurait qu'il n'y avait plus personne dans les locaux. Quand à mes coups de fil répétés, Skounstsev n'entendait pas son téléphone, occupé qu'il était à chanter ou faire chanter les autres. Cependant, il a fini par m'appeler, et nous nous sommes retrouvés à l'Arbat, où il a un local sensationnel. Il m'a montré des accords de base, sur les gousli, et je pense avoir oublié la moitié de ce qu'il m'a dit, mais avec lui, j'apprendrai, car il est d'une patience à toute épreuve, et il connaît bien son affaire. Nous avons aussi bu le thé et discuté. A propos d'un joueur de gousli, il me dit: "C'est un païen." Skountsev, lui, est vieux-croyant, il ne reconnaît pas les réformes malheureuses et inutiles du patriarche Nikon, au XVII° siècle. "Tu as un problème avec le paganisme, Volodia? lui rétorquai-je. Moi, cela ne me dérange pas tellement.
- Moi non plus. Il est partout, dans nos traditions et jusque dans l'église, c'est notre enfance. Ce qui me dérange, c'est le néopaganisme, cette espèce de reconstruction artificielle et aggressive envers nous, ces poses que prennent les gens qui se disent païens, ça, ça me dérange."
Il était à l'inauguration du monument à Ivan le Terrible et proclame qu'il a été abondamment calomnié, et ça, je l'admets, mais que tout soit faux, dans l'histoire officielle, au point où il le dit, cela me paraît peu probable, d'autant plus qu'il y a l'histoire de l'église et les vies des saints martyrs de son époque pour témoigner de la version contraire. Cela étant, la position d'Ivan le Terrible n'était pas simple, et il a fait certainement moins de victimes que Pierre le Grand, auquel tout le monde trouve normal d'élever des monuments, pour la simple raison qu'il était occidentaliste, adorait les Allemands et les Hollandais et détestait, comme Lénine, tout ce qui était profondément russe. En tant que vieux-croyant, il est compréhensible que Volodia soutienne Ivan le Terrible, en réalité, si je devais choisir entre Pierre le Grand et Ivan le Terrible, je choisirais ce dernier sans hésiter.
Je devais repartir le lendemain, mais je voulais me confesser à mon père Valentin. Il m'invita à venir le faire à 8 heures du matin. Mais Xioucha recevait son frère Kolia et une charmante et jolie jeune femme de ses amies, Tania. La soirée s'est prolongée, et pour une fois, le matin suivant, je ne me suis pas réveillée, et j'ai posé à mon père spirituel un beau lapin français. J'ai décidé d'aller me confesser le samedi après-midi, mais c'était le père Valentin qui n'était pas disponible, il était malade. Du coup, j'ai traîné jusqu'au dimanche.
Xioucha m'a dit qu'avec son amie Tania, elles étaient "amoureuses de moi". Tania est une jeune femme intelligente et profonde, et cela ne lui facilite pas la vie, surtout pas la vie sentimentale, et elle est très pratiquante, en plus. J'étais pleine de compassion. L'époque n'est vraiment pas faite pour les femmes comme elle, et comme moi. Nous avons évoqué l'illusion de la liberté qui nous avait conduits à une sorte d'esclavage tarifé et de solitude affective sans remèdes, et nous sommes demandés comment résistaient les gens qui n'avaient pas notre enracinement dans l'orthodoxie. D'un autre côté, dans l'orthodoxie, on trouve aussi parfois des pères spirituels pas piqués des vers qui détruisent joyeusement l'existence de ceux qui ont l'imprudence de la leur confier, c'est un fait déplorable mais réel. On a bien raison de dire que les pires ennemis de l'Eglise ne sont pas à l'extérieur mais dans ses rangs. Cependant, le tour que prend le monde nous confirme toujours davantage que, quels que soient les péchés observés chez les membres de l'Eglise, l'Eglise reste l'arche de notre salut, non seulement dans le monde à venir mais déjà dans celui-là. Je remarque que finalement, la conscience que nous sommes tous pécheurs à des degrés divers est tout de même profondément enracinée dans la conscience du Russe orthodoxe, et de plus en plus dans la mienne, avec pour conséquence une compassion croissante pour tous les autres, contraints comme chacun de nous de se débrouiller comme ils le peuvent dans le filet des passions et des contraintes extérieures d'un monde déboussolé.
Une de mes amies ayant confié à un prêtre qu'elle avait, au cours d'une soirée bien arrosée, embrassé un copain en l'absence de son mari s'est entendu répondre: "Bon, naturellement, ce n'est pas bien; mais cela prouve au moins que tu es encore vivante!"
J'ai profité de tous ces délais pour aller voir les Soutiaguine, qui vivent encore en appartement communautaire, dans lequel ils ont pu louer une chambre de plus, pour leurs filles, ce qui leur donne un peu plus d'espace. Malgré ces conditions de vie difficiles, les Soutiaguine sont toujours gais comme des pinsons, et bienveillants, pleins d'humour. Leur famille est très unie.
Nous avons parlé du Domostroï, le ménager écrit par l'archiprêtre Sylvestre, confesseur d'Ivan le Terrible. Je suis en train de le lire pour voir si le contenu est aussi révoltant qu'on le dit. "Oh s'exclame Kostia Soutiaguine en riant, moi, vous savez, à y bien réfléchir, je trouve qu'il n'est pas si mal, ce livre. Je n'ai que des femmes comme élèves, à mes cours de peinture, et je pense que les préceptes de l'archiprêtre Sylvestre ne sont pas dénués de fondement, je m'oriente vers une sévérité inébranlable, c'est une question de survie!"
C'est un grand admirateur du peintre Marquet qui jouit d'une plus grande réputation en Russie que chez nous. "Je suis allé à Paris dans une librairie spécialisée, et personne ne semblait savoir qui c'était. Je pensais que j'avais mal prononcé son nom, et je l'ai écrit. Non, ils ne voyaient pas. Je crois que je vais éditer quelque chose sur lui et l'intituler: "Marquet, peintre russe"!
Je suis allée acheter deux planches à icônes rue Ostojenka, au monastère de la Conception de la Mère de Dieu, que je trouve particulièrement beau, avec ses coupoles précieuses dont l'or et l'argent jouent avec les nuages, et avec les éclairages urbains. Au passage, j'ai vu l'ambassade anglaise, la résidence qu'Ivan le Terrible avait fait construire aux marchands et émissaires anglais, après que le naufrage d'un navire à l'embouchure de la Dvina septentrionale ait permis de nouer des relations entre les deux royaumes, et entraîné la fondation de la ville d'Arkhangelsk.
intérieur du monastère de la Conception

le "gousliar" Romane chante une épopée russe 
sur les gousli. Un instrument dont on a trouvé des 
exemplaires du X° siècle dans des fouilles à
Novgorod




mardi 22 novembre 2016

Skountsev à l'horizon



Très beau temps, avec de merveilleux couchers de soleil rouges, mais comme il a gelé sur la neige fondue, nous avons une telle croûte de verglas qu'il est difficile de se déplacer sans risquer de se casser une jambe, c'est très frustrant. Le voisin m'a dit qu'on avait cela normalement au mois de mars.
Je suis néanmoins heureuse, comme si j'avais rallié un port, celui de l'embarquement définitif, sans doute, dans quelques années. Aussi je crois que je resterai ici, parce que c'est mon destin d'y finir mes jours et d'y donner mes fruits, des fruits longuement mûris.
Au monastère de Solan, on me disait que lorsqu'on obéissait à la volonté de Dieu, on s'en apercevait à la paix intérieure qui suivait la bonne décision. C'est exactement ce que je ressens, en dépit des problèmes de permis de séjour et autres incertitudes, et si c'est la volonté de Dieu, alors je resterai.
Ma maison me plaît, elle est paisible, saine, je m'y sens en sécurité, et si le paysage n'est pas très pittoresque, il m'offre beaucoup de ciel.
Mon ami le cosaque Skountsev m'a appelée et c'est lui qui va m'apprendre à jouer des gousli, contre ma collaboration de traductrice pour le site de son ensemble Kazatchi Kroug. Skountsev est bien sûr un spécialiste des plans russes, mais Dmitri Paramonov m'ayant posé un lapin russe (autre phénomène fréquent et typique), et ne manifestant pas d'enthousiasme à l'idée d'enseigner son art à la vieille Française, bonjour Skountsev, bonjour les répétitions arrosées et les fêtes à l'accordéon. Il m'a bien manqué, le rusé Skountsev, avec ses plans et ses joyeuses réunions, son tempérament, son talent, je suis contente de le revoir.
Sur la route de Iarsolavl, quand on va au centre commercial Magnit, on voit sur la gauche un panneau:

АНГЕЛА ХРАНИТЕЛЯ В ДОРОГУ!
Que votre ange gardien vous accompagne!



Jamais vu ça sur nos routes françaises. Il est vrai qu'ici, sur les routes, il vaut mieux que l'ange gardien ne dorme pas.






Skountsev accompagne son fils Fédia à l'anniversaire de
celui-ci

Je chante avec Skountsev une chanson de Pâques

dimanche 20 novembre 2016

Portrait russe

Il fait un temps merveilleux, avec quelque chose de printanier, soleil, lumière, douceur relative du vent, mais la neige s'est transformée en croûte savonneuse sur laquelle il est extrêmement risqué de s'aventurer quand on a de vieux os fragiles. Il me faudrait prévoir une "biesedka", une petite pergola à l'abri de la neige où il serait possible de prendre un peu l'air par de telles journées. J'avais à la datcha un endroit protégé où l'on pouvait rester au soleil dans un simple pull au mois de février, quand il faisait encore - 18 la nuit.
Olga Kalashnikova s'est lancée dans la photographie et voulait faire mon portrait. J'ai posé et au début, ce n'était pas facile, car elle me trouvait l'air triste. Or c'est mon air naturel, et je ne peux pas me fendre la gueule sur commande. Je m'en suis sortie en lui chantant des chansons, ça décontracte. Elle était très contente, en pleine extase créatrice. Cela se passait dans la dernière pièce qui n'est pas réparée et qui a gardé ses poutres originelles. Malheureusement, elles sont très abîmées, et les artisans ont prévu l'électricité avec de grosses gaines disgracieuses et mal placées, censées être recouvertes, il faudrait tout refaire. Olga me dit de garder au moins un mur, je pensais que ce serait moche, pas sûr. En réalité, il faudrait en garder trois, mais il y a des endroits difficiles à rattraper, et il vient un moment où l'on en a tellement marre des travaux qu'on va au compromis exténué...
Nous nous étions retrouvées au café français, dont j'aime vraiment bien l'atmosphère décontractée et paisible. Et j'y retourne aujourd'hui, car on veut me prendre une interview pour le site d'informations culturelles local: en un mot, la gloire.




samedi 19 novembre 2016

papillon d'hiver


papillon d'hiver

Je garde à l'esprit un jeune homme entrevu dans le métro, un très beau jeune homme de type résolument slave, qui devait avoir dans les dix sept ans et serrait contre lui,d'un geste protecteur et pataud, une jeune fille mignonne aux cheveux endommagés par une teinture et une coupe épouvantables, comme les ados aiment à en faire. Le garçon avait de grands yeux clairs et brillants, un sourire heureux et songeur, il était amoureux, bonne chance, petit bonhomme...
Chez Xioucha, une belle jeune femme au physique éthéré, son amie Marfa, m'a raconté l'histoire de "Vaska le Peinturluré", un repris de justice couvert de tatouages, d'où son surnom, et de condamnations à répétitions, car il n'arrivait pas à se réinsérer, et retombait toujours dans son ornière. Jusqu'au jour où il a croisé le chemin d'un homme riche au désespoir, dont le fils tombé en prison y était mort. En souvenir de son fils, cet homme a pris Vaska sous sa protection, lui a donné du travail. Et Vaska s'est marié à cinquante ans, il vient d'avoir un enfant, il va à l'église, il s'est entièrement racheté.
Marfa est une fervente admiratrice de Marcel Proust et m'envie de pouvoir le lire dans le texte...
J'ai dans la maison un papillon que le chauffage a dû réveiller de son hibernation. Ce genre de papillons hiberne souvent dans les greniers des maisons, j'en avais aussi à la datcha et, au mois de février, j'avais trouvé leurs ailes précieuses semées sur la neige. Je suis allée le mettre près de ma cheminée désaffectée, pour qu'il retrouve un endroit plus frais, je ne voudrais pas que son réveil prématuré ne causât sa perte. Il est resté un moment perché sur mon doigt, ouvrant et fermant ses ailes, et il faisait un bruit, comme un minuscule éternuement, je ne savais pas que les papillons pouvaient produire des sons.
Il est étonnant de voir autant de neige, et avec cette permanence, au mois de novembre, j'espère que nous n'aurons pas la pluie au mois de janvier... La neige est la lumière de nos hivers ténébreux.
l'éléphant rose et la maison jaune du café français dans leur environnement hivernal.

La rivière Troubej sous la neige

jeudi 17 novembre 2016

Méfiez-vous des plans russes

Les Russes sont des gens très serviables et compatissent avec énergie à votre destin, sous forme de conseils et d'offres de services divers, ce qui peut être parfois étouffant, parfois réconfortant et utile, et peut aussi revêtir la forme du plan russe, ou de la combine russe, il faut savoir que ce plan est généralement foireux, car la plupart du temps, il est mal préparé et repose sur de bonnes intentions n'allant pas jusqu'à la réalisation concrète, des relations qui vous assurent de leur soutien et vous plantent.
Lorsque je cherchais à revenir ici et voulais acheter une maison, un ami adorable, serviable que je considérais quasiment comme un neveu, m'avait proposé son aide, et même enjoint de ne rien faire sans lui, car j’allais me faire forcément avoir. (Dans le plan russe entre souvent le paramètre qu'à part l'obligeant ami, le reste de la Russie est constitué d'affreux individus, avides de rouler l'étranger naïf). Il avait commencé par m'offrir carrément de construire sur le terrain de ses parents, ce qui m'avait semblé quand même difficile à envisager et n'avait d'ailleurs pas eu de suite. Dans la foulée de son aide pour trouver une maison, aide indispensable étant donné le contexte, ma naïveté et les individus susnommés, il m'offrait aussi d'essayer de me faire un visa de travail comme collaboratrice. Je lui envoyais scrupuleusement les offres qui me paraissaient intéressantes, j'attendais sa réponse, son avis. Il me disait que sa mère était au courant de tout ce qui se vendait d'intéressant du côté de chez eux, et j'attendais les propositions. Mais comme il était très occupé, sur place en  permanence, et moi en séjour de trois semaines, j'en perdis deux à attendre que tout cela se concrétisât et me retrouvai à la veille de mon départ sans avoir rien acheté. Je me permis alors de lui faire observer que sans ses promesses et exhortations, j'aurais cherché toute seule et peut-être trouvé, et il ne m'a plus jamais répondu depuis, à mon grand chagrin: le plan russe, s'il est foireux, et il l'est bien souvent, il convient de s'en détourner sans faire remarquer à son auteur qu'il ne tient pas debout.
Dans le même cas de figure, de gentils amis se sont emparé de mes problèmes de permis de séjour pour en simplifier l'obtention, car n'ayant pas de conjoint russe, et les années que j'ai passées à travailler au lycée français ne comptant pas pour l'administration en raison de mon passeport de service, je suis obligée de passer par le système des quotas, plus compliqué et aléatoire. Avec une juriste, tout cela me coûterait dans les 5000 €, et je n'ai pas d'argent en trop. Le patron du café français me donnait le sage conseil de faire tout cela à Iaroslavl, où il y a moins de demandes, et pas de Français depuis lui-même, mais mon enregistrement sur Moscou complique un peu les choses. avant l'élection de Trump, je craignais aussi que la guerre n'éclatât au milieu de mes démarches longues et assorties d'allers et retours pour refaire des visas de tourisme en attendant un permis de séjour. Et au moment où j'allais commencer tout cela avec une juriste locale compatissante, est arrivé le plan russe, les conseils de la relation bien placée qui me téléphone et considère que je dois passer sur "statut spécial", et insister pour cela, mais elle est malade le jour où je dois aller au centre d'immigration et ne peut m'accompagner, donne des recommandations irréalisables, du genre raconter sa vie au fonctionnaire de service qui a autre chose à faire et s'en fout, mais n'a absolument pas préparé le terrain en communiquant une note pour attirer l'attention sur mon cas.
J'ai donc visité pour rien et par deux fois le centre d'immigration de Moscou. C'est à quarante minutes au sud de Moscou dans un village perdu. Quand vous sortez du métro, en bout de ligne, vous attendent à l'affût des meutes d'Ouzbeks pour, une fois la bagnole pourrie bourrée au maximum, vous transporter là bas à tombeau ouvert. Le centre est un immense truc bien propre avec des toilettes super et des distributeurs de boisson, des vérifications minutieuses à chaque palier, on ne va pas vous le donner comme ça, le permis de séjour, encore moins selon le "statut spécial" recommandé par le copain de mes copains, je l'ai senti tout de suite. Cependant, mes bienfaiteurs insistaient avec la dernière énergie pour me garder dans le cadre de leur plan russe: je n'avais pas compris, je ne savais pas expliquer, il me fallait y retourner, j'avais payé 5000 roubles pour déposer une demande et rien n'avait été fait, il me fallait raconter ma vie à l'inspecteur. L'inspecteur avait le regard de la tête de Méduse, et encore je ne sais pas si celui-ci n'avait pas plus de douceur er de compréhension.
Résultat de la galère: les demandes ne se déposent pas là bas, mais à Moscou dans un autre service, et seulement la première semaine du mois. De sorte que j'ai perdu encore des jours et mon énergie pour rien, comme disait le ministre Tchernomyrdine, ce qui est devenu ici quasiment un proverbe, : "Nous voulions faire pour le mieux, et ça s'est passé comme d'habitude!"

lundi 14 novembre 2016

Alla


Le petit chat noir commence à devenir insolent et agressif avec mes autres chats, je n’en sortirai jamais de ce cauchemar, ni des pisses qui vont avec. Kostia et Rouslan sont revenus s’occuper de mon chauffage, et devant mon incapacité à me débarrasser des intrus, se sont lancés, tout en examinant la chaudière et la tuyauterie, dans toutes sortes de considérations sur ce thème. « Laurence, me dit Kostia, peut-être devriez-vous ouvrir un refuge, c’est peut-être votre vocation, le bien qu’on fait à ces créatures, il compte aussi, tout le bien que nous aurons fait nous sera compté, peu importe à qui.
- Ils sont en Dieu, ils ont des sentiments, des émotions, renchérit Rouslan, et lorsqu’ils meurent, ils ne disparaissent pas, saint Théophane le Reclus disait qu’ils s’en allaient rejoindre l’âme collective du monde. Que tout esprit loue le Seigneur… »
Le chauffage s’est plus ou moins remis en route, mais il faudra quand même remonter les tuyaux de la cave dans la maison et corriger la hauteur de la cheminée d’évacuation.
Je suis allée à l’église à travers des rues couvertes de neige, nous avons quasiment un temps de mois de janvier, j’espère que nous n’aurons pas le mois de novembre en janvier. Le père Dmitri a été un peu moins prolixe que d’habitude. Je n’ai pas pu me défiler après l’office, pour retourner sur mon chantier, il me fallait absolument partager les agapes dominicales, les vieilles y comptaient bien. J’aurais peur de faire de la peine à tout le monde si j’allais ailleurs, et pourtant, si gentil que soit le père Dmitri, je sens que ce n’est pas la paroisse qu’il me faut. Comme me dit Kostia: "Je n'aime pas qu'on s'impose dans mon âme".
Echange téléphonique avec mon amie Alla, à Moscou. Du temps de mon petit chien Joulik, quand je travaillais au lycée, je l'avais rencontrée dans notre quartier où elle promenait son propre spitz, Faïtchik, toujours impeccablement toiletté, comme sa maîtresse, qui avait beaucoup plus que moi le profil d'une femme à chien de salon: une jolie blonde apprêtée, manucurée, tailleurs roses, fanfreluches. Bien que nous n'ayons vraiment pas grand chose en commun, notre amitié a survécu à la distance. Entretemps, Joulik et Faïtchik sont morts, à la grande douleur de leurs maîtresses respectives, et ont laissé la place à Yana et Doggie, tous deux "en solde", rebuts d'élevage, Yana, en raison d'une tache blanche sur le museau, et Doggie d'une luxation congénitale, qui se sont aimés ua premier regard!
Alla a quelque chose qui retient, elle est absolument désarmante de bonté. Quand je partageais son quartier, nous y voyions à l'oeuvre une affreuse vieille sorcière qui habitait son immeuble. Cette vieille avait été journaliste, député, et elle était d'une méchanceté incroyable, cherchant querelle à tout le monde, personne ne pouvait la blairer, nous non plus. Elle détestait les chiens et considérait son square collectif comme sa propriété privée. Elle se vantait auprès d'Alla d'avoir extorqué de l'argent, pendant la guerre, aux femmes et filles esseulées en leur promettant par ses prédictions le retour de leurs maris ou de leurs fiancés partis au front. Alla me disait qu'elle avait aimé sa fille, morte prématurément, mais tyrannisé sa petite-fille. Or à plus de 90 ans, cette épouvantable vieille était tombée récemment entre les mains de bandits qui essayaient de la spolier de son appartement, et comme elle avait fait le vide complet autour d'elle, il n'y avait personne pour la défendre, à part la blonde et rose Alla qui s'est lancée dans la bataille, au risque d'avoir de gros ennuis. La bataille gagnée, Alla et la petite-fille pas rancunière ont trouvé une maison de retraite décente pour placer le vieux monstre. "Alla, lui ai-je dit, et je le pense profondément, vous avez gagné votre paradis!"










samedi 12 novembre 2016

Matin glacial

Berce du Caucase


Après la pluie sur la neige, le gel et la neige, avec du vent, et panne de chauffage. SOS et débarquement de Kostia et de Rouslan le plombier. Déjà, le chauffage, il faut savoir s'en occuper, lui parler, tous les deux jours tripoter des robinets, et puis aussi régler celui de la cuisine, toute une histoire. On fait tout ça, mais ça recommence une demie heure plus tard, retour de Rouslan: "Laurence, si vous ne voulez plus avoir d'ennuis, il faut faire les choses autrement, il faut retourner au classicisme. Le chauffage au gaz classique, chez nous, c'est les tuyaux à l'intérieur de la maison, ce sera la solution économique et définitive. Je vous mets des radiateurs là où ils manquent, en fonte, on les récupère pour rien à la casse, et des tuyaux sous le plafond et au ras du sol, avec la pente nécessaire, vous êtes sûre qu'ils ne gèleront pas, vous n'avez plus besoin de pompe électrique et ça marchera au poil.
- Mais ça transformera ma maison en usine à gaz?"
Sourire impuissant et désarmant de Rouslan. Un peu plus tard, la femme du patron du café français me dit qu'ils ont dû eux aussi rentrer tous leurs tuyaux à l'intérieur de la maison. Dans un pays où il peut faire moins trente ou moins quarante l'hiver, on préfère l'usine à gaz, le style Beaubourg.
Le lot de consolation de l'aventure, c'est le charme et la conversation de Rouslan au physique eisensteinien! Debout devant ma chaudière, le voilà qui commence à m'expliquer que tous les mots russes techniques sont d'origine allemande, il adore la philologie et l'étymologie. Puis à l'une de mes remarques, il réplique que les Russes sont incompréhensibles aux occidentaux parce qu'ils sont non formatés et informatables. "Oui, lui dis-je, même 70 ans de communisme ne sont pas arrivés à les formater! Quelle résistance!
- Laurence, mais les 70 ans de communisme, remarquez bien, correspondent aux 70 ans d'esclavage des Hébreux en Egypte! Nous allions devenir cupides et matérialistes, à la fin du XIX° siècle, dans notre prospérité, alors Dieu qui nous aime nous a envoyé ce fléau pour nous purifier et nous protéger de la corruption capitaliste par l'isolement du rideau de fer. Il sait où il nous mène."
La conversation est venue, avec Kostia, sur l'hypocrisie occidentale, due d'après eux au catholicisme et au protestantisme qui en a dérivé, à leur conception juridique de la religion. "Nous n'avons pas cette conception-là, chez les orthodoxes, par exemple, saint Silouane l'Athonite parle d'un homme qui en avait presque tué un autre dans une rixe, et il le voit ensuite jouer de l'accordéon: "Comment peux-tu être aussi joyeux après avoir presque tué quelqu'un?
- C'est que je me suis confessé, Dieu m'a pardonné, alors mon péché n'existe plus!" C'est ça, le pardon, chez nous..."
J'ai repensé au commentaire d'hier, sur la Russie néolithique, très bien contredit en détail par Louis Julia, avec des exemples de réalisations grandioses, comme le pont reliant la Russie et la Crimée. Le type donnait la Suisse en exemple, ou la Norvège, pays éminemment chiants, à l'Europe dont il rêve. Mon grand-père, homme honnête, vertueux, réglé comme une horloge et dépourvu d'humour, lorsque quelqu'un dans la famille lui paraissait affligé d'un tempérament excentrique s'exclamait avec désapprobation: "Oh, c'est une Combe!" C'est-à-dire que la personne avait pour lui 'héritage génétique regrettable de ma délicieuse grand-mère sentimentale et farfelue. Les peuples d'Europe ont tendance à avoir le même réflexe en face du charme et du génie slave. Ca les énerve que ces branques de Russes, qui bricolent tout avec trois bouts de fil de fer, arrivent à faire des choses extraordinaires, héroïques, et cela sous l'impulsion de la foi, de l'idéal, de motivations tout à fait infantiles et déraisonnables. Ils ne comprennent pas cet esprit médiéval vivace et capricieux, qu'ils ont perdu, et qui a résisté chez les Russes aux inoculations violentes d'académisme et de pragmatisme opérées par Pierre le Grand et ses successeurs communistes.

Les mésanges prêtes pour le petit déjeuner