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mercredi 7 décembre 2016

-16

La rivière Troubej et ses pêcheurs

devant chez moi, à l'aube
On se rend compte que la température descend au dessous de - 15 à l'impression d'avoir des glaçons dans le nez, et aux paillettes scintillantes qui flottent dans l'air ensoleillé. - 16, le bel hiver russe. Les pêcheurs sont tous de sortie sur la rivière Troubej. De loin, on dirait des oiseaux mélancoliques et immobiles.
La ville est recouverte de neige, le ciel bleu. Sans vent, ça va, mais justement, il y a souvent du vent, ici, à cause du lac, tant pis, même froid, j'aime le vent, ça nettoie.
Au café français, les deux petites serveuses sont congelées, elles poussent les hauts cris en apprenant que je n'ai pas de collants sous mon jeans. Je préfère une longue doudoune et de hautes chaussettes.
Devant une boucherie deux chiens attendent humblement, frigorifiés, je ne peux m'empêcher d'aller leur acheter deux morceaux de poulet de batterie, que la souffrance des uns soulage celle des autres.
Les jeunes vendeuses du magasin où j'achète le matériel m'ont demandé des aimants français pour leurs frigos. La France leur apparaît comme une contrée fabuleuse.

le jardin recouvert de neige


mardi 6 décembre 2016

Clair obscur

Hier soir, tempête de neige, avec des tourbillons fantomatiques. La ville est ensevelie sous des congères étincelantes, et ce soir, j'ai vu le croissant et les étoiles dans le ciel dégagé et glacial. La lumière, dans la journée, me rappelait celle des journées de mistral en hiver. J'ai fréquemment des visions intérieures du midi où j'ai grandi, de la France de mon enfance. Et pourtant, ici, je me sens à ma place, dans ce qui subsiste de ma patrie perdue du moyen âge russe. 
Aux dernières nouvelles, mon visa sera prêt beaucoup plus tôt que prévu et une paroissienne de l'église de Kostia viendra garder mes chats.
J'ai fait connaissance avec un gentil petit garçon, qui habite dans l'une des isbas qui font face à ma maison. Il m'a vivement engagée à aller me promener sur l'escarpement qui domine le lac, mais j'ai peur de l'escalader en hiver. Il m'a dit qu'il me montrerait l'accès qu'il emprunte pour aller faire de la luge.
J'ai rencontré aussi deux adorables petites vieilles. L'une d'elles m'a déclaré: "J'ai quatre-vingt six ans, mais qu'est-ce que la vie? A dix ans, j'étais déjà en charge de toute la maisonnée. Seul Dieu nous donne la force de tout supporter, que serions-nous sans Lui?
- Vous allez dans quelle église?
- Je n'y vais plus, car encore faut-il trouver un prêtre en qui on peut avoir confiance. Le père Un Tel court la gueuse alors qu'il a une femme ravissante...
- Qu'est-ce que tu racontes, l'interrompt l'autre vieille, qui te dit que le père Un Tel ne va pas se repentir?
- C'est vrai, dis-je, nous sommes tous pécheurs...
- Sans doute, admets la première vieille, et je suis pécheresse de juger le père Un Tel, mais comment vous dire? Il y a des prêtres qui portent la Vérité et d'autres non..."
A la suite de ma dernière leçon avec Skountsev et d'un certain entraînement, j'arrive à jouer l’accompagnement de mon vers spirituel préféré, "petite route du Seigneur". Je suis très soulagée de n'avoir pas à m'éloigner trop longtemps de la source d'eau vive de mon vieux-croyant et de de ce qu'il m'enseigne.
Par curiosité, je suis allée voir si je trouvais sur youtube les stichères composées par Ivan le Terrible, ou Ivan le Redoutable si l'on veut traduire plus exactement et équitablement son surnom. Le tsar avait une passion pour le chant religieux. Cela paraît difficile à concilier avec son personnage, mais je me rends compte de plus en plus que nos sommes tous pécheurs, tous en clair obscur plus ou moins tranché, plus ou moins clair, plus ou moins obscur, Ivan le Redoutable comme le père Un Tel, les deux vieilles de cet après-midi et moi-même.


dimanche 4 décembre 2016

Partir, c'est mourir un peu...

 Il faut 20 jours ouvrés pour faire mon invitation, ce qui risque de me bloquer en France plus d'un mois.  Je suis terrassée, et surtout par l’idée de laisser mes chats si longtemps à la discrétion de Kostia. Je repense à leur terrible voyage, à la petite patte que tendait Georgette, à travers les barreaux de sa cage, pour trouver du réconfort au contact de ma main, quand nous allions de Moscou à Pereslavl.
Les passeports sur un plateau, c'est pour les acteurs, les footballeurs mais pas pour les vieilles Françaises russifiées. Qu'elles se tapent le parcours du combattant, renvoyées comme une balle de bureau en bureau et d'un diable-vauvert à l'autre par des fonctionnaires tordus.
Je me débrouille mal parce que je deviens pathologiquement incapable de faire face à tout ce qui est bureaucratique ou administratif. Je l’ai toujours été, car je suis une femme du moyen âge ou même de la préhistoire, je suis à l’aise dans les activités normales de l’être humain et dans la dimension fabuleuse et spirituelle où il est censé se développer. Tout ce qui est lié à la modernité et à son carcan de lois et d’impératifs administratifs me plonge dans une panique atroce, je n’arrive ni à m’organiser, ni à me concentrer, je vis dans la peur permanente de perdre mes papiers ou de ne pas les établir à temps. En vieillissant, cette inaptitude et cette aversion s’accentuent. D'autant plus que je n’ai pas trop de temps devant moi pour m’occuper de l’essentiel.
Il reste à espérer que cela prendra un peu moins de temps que prévu, que c’est le délai maximum. Que l’on ne me fera pas attendre le visa. Qu’il n’y aura pas de problèmes. Je vais me sentir affreusement fragile et angoissée tout le temps que va durer cette parenthèse.
Je suis allée à la paroisse de Kostia, celle du père André qui a travaillé ici. Tout le narthex est tapissé de marbre noir dans lequel sont gravés les noms des enfants du pays morts pendant la guerre: il y en plus de 12 000, ce qui me paraît indiquer une hécatombe supérieure à celle de la guerre de 14, chez nous. Et cela après les saignées de la guerre civile, des répressions, de la collectivisation... L'église est consacrée à saint Georges le Victorieux, elle est environnée d'avions et de tanks de l'époque.
  La liturgie commence à 9h.30, elle dure aussi presque trois heures, je ne sais pas pourquoi car le sermon est plutôt court, et on ne peut pas s’asseoir dans l’église, car toutes les places sont prises par les vieilles habituées. Ensuite, c’est le repas et la catéchèse pour adultes. le père André a parlé des différences avec le catholicisme. Il a commencé par le baptême qui, dans le catholicisme, délivre du péché originel, alors que dans l'Orthodoxie, il intègre le baptisé dans le corps de l'Eglise. Le catholicisme m’est devenu complètement étranger, mais je ne sais pas si la vision qu’en donne sa catéchèse n’est pas un peu caricaturale. Par exemple, c’est juste que les extases de sainte Thérèse peuvent revêtir un caractère érotique, d’après ce que j’ai entendu dire, mais je ne crois pas qu’elle ai jamais pensé avoir des relations charnelles avec le Christ comme avec un mari ordinaire. Comme je ne l’ai jamais lue, je ne peux pas me prononcer. Mais je conçois la dimension érotique de la religion, car le monde créé en est tout entier baigné et cela se retrouve dans le cantique des cantiques. Du reste, Panarine, dans la "civilisation orthodoxe", en parle abondamment, de l'érotisme cosmique chrétien. Ensuite il a décrit les stigmates de saint François comme le résultat psychosomatique d’une compassion aux souffrances du Christ qui frôle une identification abusive à celui-ci, c’est une explication plausible. Sa façon de s’adresser aux animaux et aux fleurs lui paraît relever de la psychiatrie, et moi, je l’admets très bien,  moi aussi, je m’adresse aux animaux et aux fleurs, je ne leur fais naturellement pas de prêche ou de sermon, mais je ne pense pas que François d’Assise l’ai fait non plus, il englobait simplement toutes créatures vivantes dans sa prière. Il a parlé de l’imagination, de l’enivrement spirituel, de l’exaltation cultivés par les catholiques, mais présents aussi chez les orthodoxes. De la casuistique, et je me suis demandé si le tsar de mon roman n’y recourait pas lorsqu'il justifie la terreur et l’Opritchnina. Quand Ivan dit à Kourbski, dans sa lettre, qu’il aurait mieux valu pour lui mourir innocent de sa main que le trahir, cela ne relève-t-il pas d’une certaine casuistique? Et ce n’est pas moi qui l’ai inventé…
J’ai regardé une série sur Ivan III et la princesse Sophie Paléologue. C’est une bonne série, bien que Sophie soit un peu trop mignonette. Ivan III est crédible, car pas exactement beau, mais avec du charme, une certaine puissance astucieuse et une simplicité, une familiarité qui étaient celles de l’époque. Cela me servira pour la correction de mon roman, encore qu’à mon avis, les scénaristes aient pris autant de liberté que moi avec l’histoire, sinon plus. Ce qui est étrange, c’est que tout ce qui a trait à la vieille Russie me bouleverse, me captive et m’envoûte comme si je retrouvais une patrie perdue. A tel point que je me figure arriver de l’autre côté accueillie par tous ces personnages qui auront hanté ma vie.
Kostia est venu essayer de me remonter le moral. Il y est parvenu, l’appartement que nous avons visité est finalement disponible et accessible. J’aurai mon pied à terre à Moscou, un endroit agréable et pratique. 
Il m’a tracé sur le front une croix avec de l’huile venue du tombeau de saint Spiridon et m’a fait baiser l’icône qui figurait sur le flacon… J'ai bu un coup d'hydromel.
Olga Kalashnikova a publié une photo de deux isbas magnifiquement restaurées dans un village par ailleurs à l'abandon. Preuve que l'on pourrait éviter de saccager toute le Russie ancestrale pour construire des cabanes en plastique...
Photo d'Olga Kalashnikova. Dans cette magnifique restauration, même les petites clôtures basses et discrètes ont été respectées, au lieu d'être remplacées par le mur de Berlin.










samedi 3 décembre 2016

Du vieux monastère au vieux croyant





Entrée du monastère Fiodorovski
Avant de prendre le bus pour Moscou, Kostia m'a emmenée au monastère Fiodorovski, consacré à saint Théodore Stratilate et fondé par Ivan le Terrible pour la naissance de son fils Fiodor, personnage mystique que son père appelait "le sonneur de cloches", que les étrangers trouvaient débile mais très aimable et qui fut canonisé après sa mort. Ayant un grand intérêt pour le tsar et une grande tendresse pour son fils Fiodor, j'ai visité les lieux avec bonheur: quel ravissant monastère, et pourtant, les environs ne paient pas de mine et ont été sans doute pas mal saccagés. J'aime beaucoup son aspect encore simple, solide, sobre et pourtant féerique. Il me semble correspondre à l'idée que je me fais de Fiodor et même de son redoutable père.
A Moscou, je rencontre Skountsev, à l'église saint Dmitri Donskoï. L'église est neuve et sans doute provisoire, mais elle dispose d'une école du dimanche et surtout d'un immense gymnase impressionnants. Le prêtre était autrefois entraîneur olympique, si j'ai bien compris.
Je me suis retrouvée avec une petite équipe de croyantes orthodoxes à longue jupe et à foulards qui m'ont accueillie à bras ouverts. Skountsev leur apprend des noëls, des vers spirituels, des chansons archaïques, car son propos est aussi de faire de "l'archéologie musicale", en gros, tout à fait ce qu'il me faut, d'autant plus qu'il enseigne de façon extraordinaire et qu'il sait et surtout sent, pour ainsi dire génétiquement, tout cela. Il nous apprend aussi des chants d'église des vieux croyants et cela m'est très précieux, car après le chant byzantin, les fioritures occidentalistes importées après Pierre le Grand et sous la grande Catherine me portent encore plus sur les nerfs. Skounstev m'explique qu'Ivan le redoutable a composé un grand nombre de mélodies religieuses, psaumes, stichères et qu'à cette époque, l'isson byzantin était de rigueur, or justement, je me posais depuis longtemps la question. Pour prier chez moi, chanter les prières usuelles et les psaumes, je serais vraiment heureuse de disposer des mélodies des vieux-croyants, ils auraient vraiment beaucoup de choses à transmettre aux orthodoxes si malheureusement réformés par le patriarche Nikon et les souverains en perruque poudrée de Pétersbourg...
D'après Skountsev, le chant populaire traditionnel a très peu changé depuis le moyen âge et peut-être au delà, l'influence ukrainienne a introduit des fioritures à partir du XVII° siècle. Ce chant est à la fois simple et très complexe. La version populaire de "le long de la Volga" académisée par la suite est extrêmement riche et compliquée à chanter, avec d'infinies modulations que l'on ne peut transcrire par des notes.
Evidemment, je n'ai aucune envie de rentrer, alors que je débute ces passionnantes activités et que mes travaux approchent de leur fin, mais il va falloir, pour renouveler mon visa, en attendant d'avoir un permis de séjour, et je préfère passer les péripéties sous silence pour ne pas les revivre!.
Xioucha m'a bien divertie en jouant à quatre pattes avec la chienne qu'elle vient d'adopter et qu'elle appelle sa "commode adipeuse", car c'est un beagle qui manque d'exercice et qui est en surpoids. Nous nous amusons bien ensemble, malgré notre différence d'âge. Et nous bouffons sans arrêt des trucs qui font grossir, en "lavant des osselets", c'est-à-dire en taillant des costars sans trop d'épingles, au milieu des ados au stade Cromagnon et des plus petits au stade australopithèque. Parfois, le père Valentin vient donner des leçons de grec et de latin aux Cromagnon.
Au retour, j'ai trouvé mon plombier, qui m'avait apporté les quatre tomes de la correspondance de saint Théophane le Reclus, plus ses instructions sur la vie spirituelle. Il m'a déclaré que Pereslavl était pour lui le paradis: les gens y sont simples et bienveillants, la nature superbe, et si, comme il le croit, j'y suis venue par nécessité intérieure, j'y trouverai exactement ce que je cherche!
l'entrée vue de l'autre côté, surmontée de
la Mère de Dieu du Signe



jeudi 1 décembre 2016

Un article utile


Cet article, que j'ai eu l'honneur de traduire, est une des meilleurs choses que j'ai lues sur le tempérament russe, ou ce qu'on appelle l'âme slave. Une âme qui n'était peut-être pas si loin de la nôtre, il y a quelques siècles, raison pour laquelle, moi qui me suis toujours sentie moyenâgeuse et décalée par rapport à la France contemporaine, je m'y retrouve souvent, elle me va bien, tout est simple, avec cette âme russe, tout est normal et, à lire cela, je comprends encore mieux pourquoi, entre elle et moi, c'est le grand amour. L'âme russe fait de tous les Russes les membres d'une seule famille appelée peuple russe, entité passivement rebelle dont on ne vient pas facilement à bout quand elle est braquée, et qui adopte généreusement tous ceux qui, sans être Russes, partagent ses valeurs et sa vision des choses.
Pour ceux qui veulent mieux comprendre la Russie et les Russes.

http://novorossia.today/les-ciments-spirituels-russes/?_utl_t=fb



mardi 29 novembre 2016

Petite prière vespérale

Il fait moins treize degrés. La neige crisse sous les pas, elle scintille façon Noël et le ciel est plein de vapeurs errantes et nacrées, le petit chien pique des sprints joyeux, et puis s'effondre, car les pattes lui gèlent, il faut le mettre dans son sac. Aucune envie de partir, juste quand l'hiver s'installe, avec ses féeries et ses lumières.
Entrée dans le magasin de textiles et d'antiquités "le lin russe", je discute avec la vendeuse qui me trouve un drôle d'accent et ne peut en croire ses oreilles quand je lui dis que je suis française: "Et vous venez ici? Que vous êtes courageuse!
- Oh pas tant que ça, tout semble indiquer que bientôt chez nous, ce sera comme chez vous après l'année dix-sept, nous avons eu les émigrés russes, vous aurez les réfugiés français."
Après ce premier instant de surprise, elle est ravie de voir que j'ai choisi Pereslavl.
Seigneur, saint Alexandre Nevski, saint et doux tsar Théodore, fils du Redoutable, né ici, saint métropolite Philippe de Moscou, saint Luc de Crimée, mânes du tsar Ivan, ne me laissez pas tomber et gardez-moi à Pereslavl Zalesski.
C'est vrai, quand je prie, je vois la campagne autour de Cavillargues, où je me promenais avec mon psautier, et les beaux arbres toujours verts du midi, quand je le lisais, étaient souvent parcourus tout à coup de grands souffles de vent, dans le soleil, comme si les psaumes les avaient soudain vivifiés et transportés.
Je priais plus qu'ici, du moins pour l'instant, et pourtant, je sais qu'ici, je suis à ma place.
Comme dit ma soeur, ce que je supporte ici, je ne le supporterais pas en France, je le supporte parce que je suis en Russie. La Russie me rend patiente et inspirée.
Dieu veuille m'y garder.


Un paysan obscur et misérable

La maison de Poliachov 
Ayant vu le commentaire imbécile d'un primaire de service sur les "bolcheviques patriotes" qui ont "sauvé les paysans russes analphabètes et obscurs de la Russie tsariste", je suis tombée ensuite sur une réponse toute trouvée, la vie du paysan russe Poliachov à la veille de cette révolution russe salvatrice, un témoignage de plus sur ce désastre, qui me tire à chaque fois des larmes. 
J'ai le plus grand respect pour tous les paysans du monde, les paysans français à la Giono, comme mon beau-père, ruinés d'abord par la guerre de 14 et ensuite l'Europe unie. Et tout particulièrement le paysan russe, affreusement martyrisé au cours de ce qu'on peut appeler pratiquement un génocide. Et je sais bien que le "paysan inculte et obscur" n'existe que dans l'imaginaire sinistre de l'idéologue persuadé qu'il est le sel de la terre et la lumière du monde, alors que ces appellations devraient être réservées aux apôtres du Christ et au Christ lui-même exclusivement, toutes autres "lumières" n'étant que les éclairages louches des bordels et des abattoirs du diable.
Il faut avoir un mépris complet de nos peuples respectifs, en avoir une méconnaissance profonde, prétentieuse et irrémédiable, pour oser proclamer qu'une poignée de gnomes barbichus et sanguinaires ont "éclairé" des gens dont toute la culture orale et toutes les productions artistiques reflètent la civilisation riche et originale. Une civilisation plus riche et plus originale que la culture de profs poussiéreuse assénée par des générations d'enseignants médiocres, pour aboutir au consommateur hagard et au téléspectateur abruti, soumis aujourd'hui au capitalisme sauvage le plus corrupteur et le plus vil. 
Ce récit de la vie de Poliachov, de ses fêtes fastueuses, de sa générosité, me rappelle le merveilleux livre d'Ivan Chmeliov "L'été du Seigneur", qui décrivait la vie colorée, pieuse et joyeuse des marchands de Moscou et des artisans qui les entouraient.
Hommage à la Russie défigurée et martyrisée qui s'en tirera peut-être, si ceux qui l'ont violée en 17 ne parviennent pas à terminer le travail maintenant. 
Mais je ne le crois pas. Car l'Eglise est là et, invisibles, les centaines de milliers de martyrs qui prient pour la troisième Rome devant le trône de Dieu. 

Ivan Ivanovitch Poliachov, paysan du village de Pogorielovo, district de Tchoukhloma, gouvernement de Kostroma, construisit en 1902-1903 dans son village une grande maison pour sa famille, un palais d'une beauté étonnante qui s'est conservé jusqu'à nos jours.
A 540 km de Moscou, entre Soudaï et Tchoukhloma, s'étend un endroit pittoresque, situé de part et d'autre des rives de la rivière Viga. Il y a seulement 25 ans se trouvait là le village de Pogorielovo, dont la première mention écrite remonte au début du XVII° siècle. Pour s'y rendre, il faut franchir des routes défoncées puis un gué, s'efforcer de ne pas disparaître dans un trou en passant le pont de bois. Sur la route argileuse, on trouve des traces d'élans, de loups, et même d'ours.
En 1972, vivaient 40 personnes au village de Pogorielovo. Toutes sont mortes au début dans années 90.
Pogorielovo a maintenant un triste aspect. Presque toutes les isbas du village ont pourri et se sont effondrées, les champs sont pleins de mauvaise herbe. En fait, il n'existe déjà plus. C'est un village mort. Et pourtant, il est situé dans un endroit très pittoresque et très ancien, il existait déjà au début du XVI° siècle. En 1620, il fut donné avec les villages voisins à Vassili Iakovlévitch Golokhvastov, chef de la chasse au faucon du tsar Alexis Mikhaïlovitch. En 1679, il fut tué au combat à Konotop, et son fief revint par héritage à son petit-neveu Martin Vassiliévitch Golokhvastov, arrière-arrière-grand-père de A.I. Hertzen, celui-là même qui essayait de réveiller la Russie. Maintenant, on ne peut déjà plus trouver de moyens pour réveiller le seul Pogorielovo.
aujourd'hui, tout ce qu'il reste de ce lieu de peuplement, c'est le nom et des squelettes de cabanes en bois. Mais par ce qu'on ne peut considérer autrement que comme un miracle, se dresse encore sur une petite éminence l'unique maison restée entière, construite par le paysan Ivan Ivanovitch Poliachov. Ici, alentour, c'est la forêt. Et seul le fauchage de l'herbe et l'abattage des arbres qui peuvent y pousser sauve Pogorielovo de la disparition. Une allée de tilleuls conduit à la maison.
La maison, qui peut concurrencer les meilleurs exemples de datchas dans le style russe,avec des pièces d'apparat aux décorations incroyablement riches, est en même temps tout à fait pratique d'un point de vue campagnard,tout y est intelligemment conçu, tout est adapté à la direction d'une exploitation agricole.
Dans les archives de la ville de Kostroma, ont été conservés des témoignages de l'activité du paysan Ivan Poliachov. En 1891, il possédait déjà un moulin sur la rivière Viga. En 1894, il procéda à l'amélioration du pont et des digues près du moulin pour le passage sans encombres des vaisseaux et des trains de bois.
D'origine paysanne, il savait compter et lire, ce qui lui permit ensuite dans son métier de s'occuper de la comptabilité lui-même et de conclure un contrat. Il rassembla un artel de charpentiers et de sculpteurs sur bois, il devint entrepreneur. Il s'occupait de construire des maisons de campagne et de petites architectures à Saint-Pétersbourg et dans ses environs. Tout se passait très bien, Poliachov avait du goût et de la ténacité, et son artel comptait de bons artisans. C'est pourquoi il eut même des commandes du Palais d'Hiver. Il fit les échafaudages pour sa restauration, construisit un pavillon. Pour ses services, il reçut le statut héréditaire de citoyen d'honneur. Ayant fait fortune, Poliachov revint dans son coin natal de Tchoukhloma, dans son village.
Pendant ce temps, ses trois enfants avaient grandi, sa femme Yevdokia Vassilievna était morte.
Poliachov construisit une scierie. En 1901, il s’occupait d’achat de bois : en 1901, le chiffre d’affaires était de 1500 roubles, le bénéfice de 300 ; en 1902, le chiffre d’affaires était de 2000 roubles, le bénéfice de 300.
Il faisait aussi du bénfice avec le moulin sur la Viga. « En 1902, le chiffre d’affaires était de 10 000 roubles, le bénéfice de 700 ; dans les années suivantes 1903-1905, le chiffre d’affaires fut de 12 000 roubles, le bénéfice de 840 ».
A Pogorielovo, Poliachov se développa très largement. Il acheta des terres. Son affaire grandit. Au moulin il ajouta une fabrique de beurre. La scierie produisit plusieurs filiales. Poliachov avait beaucoup de terres et de troupeaux. Ses forêts étaient entretenues et renouvelées.
Ivan Ivanovitch fit construire une chapelle au village (elle y est encore, mais elle a pris beaucoup de gîte). Poliachov donnait du travail à beaucoup de gens, il donnait la préférence à ceux qui ne buvaient pas.
Dans l’ensemble, Poliachov laissa un bon souvenir, il venait en aide à tous ceux qui en avaient besoin, prêtait de largent sans pourcentage, secourait les gens dans les années sans récoltes. Il pouvait fournir aux habitants de Pogorielovo du bois pour leurs isbas, et du bétail.
C’était un bon vivant et il ne put rester seul. Ayant élevé ses enfants, il décida de se remarier. La deuxième femme de Poliachov, Maria Nikolaïevna Souvorova, fut prise comme fiancée dans la famille du prêtre de l’église de la Présentation au Temple. Le mariage fut heureux.
C’est pour sa jeune femme que Poliachov construisit cette maison-palais dans les années 1902-1903.
Dans le district, furent construites près de 50 maisons paysannes semblables.
La maison avait des toilettes fonctionnelles, elle était astucieusement chauffée. Les murs et les plafonds étaient décorés de fresques. Maria Nikolaïevna était une excellente maîtresse de maison, elle s’occupait elle-même du jardin. Elle portait les plus jolies robes, mais comme elle enfantait souvent et grossissait, elle distribuait ses atours aux jeunes filles de Pogorielovo et aux ouvrières, et l’on disait pour cette raison que « les femmes de Pogorielovo sont les plus élégantes, c’est Poliachov lui-même qui les habille ».
La famille compta cinq enfants. Les Poliachov vivaient ouvertement. Ils faisaient de grandes fêtes, instalalient des tables dans les rues, les villageois et les ouvriers s’en donnaient à cœur joie. On a conservé des souvenirs de vieux habitants, dans lesquels on raconte que Poliachov adorait les fêtes et, pour la semaine grasse, se déguisait parfois en ours, en revêtant une pelisse d’ours. Un jour qu’il était ainsi vêtu, les chiens du village l’attaquèrent et les paysans le sauvèrent à grand peine, mais Poliachov hurlait de rire. Il arriva que sur un tobbogan de neige, les manches de sa pelisse furent arrachées, et Poliachov non seulement ne se fâcha pas, mais en plaisantait sans cesse.
En dehors des fêtes, Ivan Ivanovitch aimait les thés du soir, auxquels il conviait des gens. Il organisait aussi des bals dans sa maison.
D’après des documents d’archives, en 1906-1909 Poliachov commanda le cadastrage de ses terres (la liste est grande). En 1912, il présenta une requête pour l’établissement d’un moulin à farine à vapeur dans la paroisse de Bouchnievo près du village de Sakhinska.
Par la suite, Poliachov acheta tous les vieux moulins des environs, les ferma et en construisit de nouveaux, équipés à la pointe de la technique. Le broyage de Poliachov était réputé comme le meilleur, on lui portait tout le grain. Le 10 juin 1914, Poliachov conclut une affaire à l’étude du notaire de Kostroma Nikolaï Nikolaïevitch Bestoujev (rue Roussina, dans la maison Lioubimov) avec le petit bourgeois de Tchoukhloma Stépanov Alexandre Ivanovitch. Stépanov emprunta à Poliachov 16 000 roubles sans intérêts sur un délai de deux ans (avec la garantie de son bien dans le district de Tchoukhloma).
Le 11 juin 1916, la sœur de Stépanov, Alexandra Grigorievna Stépanova, veuve de marchand, rembourse son prêt à Poliachov.
Avec l’argent de Poliachov, fut reconstruite et agrandie l’église paroissiale de Dorka. La seule photographie de Poliachov a été prise à la consécration de l’église, après les travaux, en 1910. Poliachov est un important monsieur en costume, avec une petite barbe et des médailles.
Son père, Ivan Dmitrievitch, est inhumé dans le cimetière de cette église, du côté sud de l’autel, en face de celui des petits propriétaires terriens locaux. La pierre tombale est solide (une dalle massive), avec une croix forgée, mais très simple (les propriétaires terriens ont beaucoup plus d’anges et d’épitaphes recherchées), il y est écrit : « Ivan Dmitrievitch Poliachov, paysan du village de Pogorielovo ».
Il semble que Poliachov ait été fier de son origine, et plus riche, peut-être que tous les nobles du district, à l’exception peut-être des Katenine, il se considérait comme plus intelligent, car il avait dû son succès à son travail et non à son extraction.
Voilà ce que c’est qu’un autodidacte russe !
On a des raisons de supposer qu’au début de 1917, comprenant la complexité de la situation, Ivan Ivanovitch commença à se défaire de l’immobilier et à rembourser ses dettes. En particulier, le 25 janvier 1917, il vend à la femme d’un citoyen d’honneur Anna Zakharovna Troïtskaïa résidant au village de Davydovsk du volost de Vvedieno du district de Tchoukhloma 21 déciatines 129 sagènes carrées de terre pour1500 roubles.
Le 3 février 1917, il réalise une autre affaire, en vendant au paysan du village de Iamskaïa du volost de Kema, du district de Nikolskoïe du gouvernement de Vologda Alexeï Ivanovitch Kossariev un bien immobilier (acquis en 1910) de 96 déciatines 1117 sagènes carrées, sur le terrain vide de Gloukhari près du village de Zdoureïev du volost de Soudaï pour 1440 roubles.
La révolution interrompit tout. Des dizaines de proprités de la région de Kostroma furent réquisitionnées en 1918 par les bolcheviques.
Le destin ultérieur de Poliachov est tragique.
Les bolcheviques ont « dékoulakisé »les Poliachov, en leur prenant au début tout, sauf leur maison. Ensuite, en 1918, il fut décidé d’installer dans la maison la nouvelle administration, le selsoviet, et aussi le médecin et quelques familles paysannes. On laissa à Ivan Ivanovitch, à sa femme et leur fille une pièce au rez-de-chaussée.
Le moulin à vapeur, la scierie et autres avaient été pillés déjà au cours des troubles de la guerre civile et ne furent jamais restaurés.
Ivan Ivanovitch vécut encore 17 ans, dans sa cellule, sous le pouvoir soviétique, et mourut en 1935. Comment vécut-il, que fit-il, on n’en a gardé aucun souvenir. On ne sait pas où il a été enseveli.
Tout de suite après sa mort, sa femme et sa fille disparurent de Pogorielovo, redoutant visiblement quelque chose. Comme on le sut plus tard, elles étaient parties en Sibérie.
En 1972, le selsoviet fut fermé et abandonna la maison de Poliachov.
Pendant la période soviétique, les villages mouraient petit à petit. La région de Tchoukhloma devint un terrible désert. «L’abomination de la désolation » s’empara d’elle.
Les traces des trois enfants de Poliachov se perdent dans le temps, peut-être ont-ils été emportés par les répressions, peut-être par la guerre. Les descendants des deux restants vinrent à Pogorielovo, se promenèrent, firent des photos et repartirent.
La fille de Poliachov vivait en 1980 à Tomsk. Un jour, elle vint avec sa petite-fille voir la maison de son grand-père. Toute cette histoire nous amène à réfléchir. Voila, comme on peut le voir, quelle vie pouvait se faire un paysan travailleur dans la Russie des tsars !
Le destin du paysan Poliachov aurait-il pu prendre un autre tour ? Comment serait notre pays, si des gens comme Poliachov avaient pu poursuivre leur travail ?
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La maison de Poliachov
La maison de Poliachov, intérieur


 
Ivan Poliachov et son entourage à l'inauguration de l'église reconstruite par ses soins.