Translate

vendredi 24 mars 2017

Les "gens intelligents" n'ont pas d'ancêtres


Une chanson du fin fond des siècles dont nous savons si peu de choses, nous savons qui était tsar, ce qu'on construisait, ce qu'on détruisait, et nous ne savons pas comment on vivait, et ce qu'on pensait, de quoi on souffrait et de quoi on avait peur, de quoi on se réjouissait et ce qu'on espérait. Nous connaissons seulement sur quoi l'on faisait des chansons. Cette étonnante culture du chant ethnographique russe, qui ne ressemble à aucune autre, magique, chatoyante avec l'enchantement de ses demi tons, de son changement de rythme, quand on chante comme on respire, une mélodie tantôt espiègle, tantôt plaintive qui retourne l'âme et l'emplit à nouveau de lumière. Un homme intelligent et très cultivé m'a demandé aujourd'hui: "Et pourquoi conserver tout cela?" Comment, pourquoi? ... C'est à moi, c'est ma richesse, qui ne se chiffre en aucune monnaie, je la tiens de ces arrière-grands-mères dont je ne connais même plus le nom, mais dont l'âme vit dans ces chansons, magnifiques et éternelles.
Nathalia Terentieva. Ecrivain.

Песня из такой глубины веков, о которой мы мало что знаем - знаем, кто был царем, что строили, что ломали, и не знаем, как жили, о чем думали, о чем страдали и чего боялись, чему радовались, на что надеялись. Знаем лишь, о чем пели. Эта удивительная культура русского этнического пения, ни на что не похожая, волшебная, переливчатая, с магией полутонов, сменой ритма, когда поют, как дышат, то озорная мелодия, то плачущая, переворачивающей душу и снова наполняющая ее светом. Один умный и начитанный человек спросил меня сегодня:"А зачем это все сохранять?" Как - зачем?.. Это мое, это богатство, не выражаемое ни в какой валюте, это досталось мне от тех прапрабабушек, имен которых я даже не помню, но чьи души живут в этих песнях, прекрасных и вечных. 



J'ai trouvé ce poste dans Facebook, aujourd'hui, et j'ai tenu à le faire figurer dans les chroniques, car il illustre tout ce que je ressens et essaie de dire sur le sujet, et je ne saurais exprimer la colère et l'amertume que m'inspirent ces gens "intelligents et cultivés" qui ont perdu leur âme russe dans une culture de musée et de salles de conférences. Leur âme ne plonge plus ses racines dans l'extraordinaire substrat nourricier de cette tradition, sans laquelle, d'ailleurs, la culture distinguée qu'ils révèrent n'existerait sans doute pas, car les grands créateurs du passé baignaient dedans, elle était dans l'air qu'ils respiraient et le lait de leurs nourrices. Rimsky-Korsakov écrivit la grand Pâque russe après avoir vu un moujik danser au son des carillons. Stravinsky était fasciné par le chant populaire et son oeuvre en a été profondément marquée. Mais ces intellectuels de broussaille cultivés dans les amphithéâtres n'ont que mépris pour ce qui a transfiguré la vie de générations de gens à qui ces chants nous relient, ces chants qui nous mettent en prise avec toutes les dimensions du monde.

mercredi 22 mars 2017

Un filleul des 40 martyrs

La rivière Troubej
Hier soir, j'ai rencontré des amis de Moscou, qui m'ont appelée toute la journée sans arriver à me joindre, car je n'entends pas mon portable et le laisse se décharger n'importe où. Il s'agit du père Valéri et de sa femme Olga, de Serioja Loshakov, de sa femme Tania et de leur fils Timofeï. Ils vont voir aujourd'hui la croix miraculeuse de Godenovo. Le père Valéri sert dans la paroisse de mon père Valentin. Serioja est architecte, Tania fait des icônes émaillées, Timofeï est photographe. C'était la fête du père Valéri, car son saint patron faisait partie de ces 40 martyrs de Sébaste dont je parlais hier. En son honneur, il est allé visiter l'église dont je parlais également. Voici les photos de sa femme Olga. L'église des 40 martyrs et Pereslavl au printemps.
Le père Valéri est un grand amateur de tableaux. Sa femme est peintre, il est ami avec les Soutiaguine, Alexandre Chevtchenko. C'est un homme affable et délicieux qui prend une grande part à tout ce qu'on lui dit en confession. A un moment où j'étais choquée par ce qu'on me racontait de certaines attitudes de croyants ou de prêtres peu miséricordieux, il s'était exclamé avec douleur: "Que puis-je vous dire? Tout cela est vrai, pardonnez-nous au nom du Christ!" Ce qui m'avait délivrée de ma révolte et m'avait fait appréhender que l'Eglise sainte est cette communauté de pécheurs que le Christ réunit par son eucharistie, communauté où certains sont plus lumineux et plus aimants que d'autres, mais où nous nous perdons, nous repentons et nous rachetons ensemble.
C'est lui qui m'avait également raconté avec beaucoup de verve l'anecdote suivante: un de ses amis peintres de saint Pétersbourg va se confesser à un sévère hiéromoine: "Père, j'ai pris l'habitude de boire un verre de bière avant d'aller me coucher.
- Comment? s'exclame le hiéromoine. De la bière, tous les soirs? Mais mon cher, vous n'y pensez pas! Mais c'est très mauvais! La bière, on ne sait pas comment c'est fabriqué, là bas, en Occident. Non, je ne saurais bénir une pareille habitude, je vous conseille plutôt 50 grammes de vodka, c'est dans notre tradition..."

L'église des 40 martyrs de Sébaste

intérieur et fresque des 40 martyrs

intérieur de l'église

Le père Valéri et sa "matouchka" Olga

au café Troïka
Le père Valeri

Mon petit chien était de la fête

Toutes les photos sont d'Olga Kireïeva

mardi 21 mars 2017

Les 40 martyrs de Sébaste


Il y a, à Pereslavl, une église consacrée aux 40 martyrs de Sébaste, ces 40 jeunes guerriers qui ont préféré geler sur un lac en hiver que de renier le Christ. L'église des 40 martyrs de Sébaste a été construite par les pêcheurs de Pereslavl, à l'endroit où la rivière Troubej se jette dans le lac Plechtcheïevo.
C'est aujourd'hui la fête des 40 martyrs de Sébaste.
La tradition veut ici qu'on fasse des petits gâteaux en forme d'oiseaux et que l'on chante pour faire revenir les alouettes, et le printemps:

 Petites alouettes, petites voyageuses,
Volez jusqu’à nous !
Apportez-nous le beau printemps,
Apportez-nous l’été brûlant
Nous en avons assez de l'hiver
Il nous a tout mangé… [1]




[1] Жоворонушки, перепленушки
Прилетите к нам
Принесите нам
Весну красну
Лето теплое
Нам зима надоела
Весь корм поела


Quand j'étais instit au lycée français, nous faisions cuire de tels oiseaux en pâte à sel et nous les jetions dans la neige en chantant cette invocation. Le fokloriste qui venait nous apporter sa tradition nous avait fait chanter cela avec des sifflets globulaires, un instrument qui remonte à la préhistoire et qui a disparu en France. 

Voici ce que cela donnait:

classe de MS du lycée français de Moscou avec Alexandre Joukovski

Les 40 martyrs de Sébaste




dimanche 19 mars 2017

Singes savants

A Moscou, répétition avec les charmantes petites dames orthodoxes et Skountsev. Puis j’ai suivi Skountsev à l’Arbat, où nous avons dîné de pirojkis de carême et travaillé les gousli. C’est difficile. Mais je suis passionnée, autant que par les gousli, par tout ce qu’il me raconte sur la tradition populaire, et par ces chants qui me font pénétrer dans une autre dimension, où je retrouve le monde qui est le mien, et il me semble alors que je prépare celui où j’irai là bas, après ma mort et mon rajeunissement définitif dans l’éternité. En chantant le tropaire de Pâques vieux-croyant, ou les vers spirituels, j’entrais en contemplation des reproductions d’icônes anciennes qui ornent la bibliothèque de l’église saint Dimitri Donskoï, jamais elles ne m’avaient paru aussi présentes et je voyais ce qui les différenciait des icônes modernes pseudo-traditionnelles : leur spontanéité, leur transparence, leur vie, leur force. Je me sentais profondément reliée à tout cela, partie intégrante. Avec Skountsev, j’ai chanté une complainte qu’il accompagnait sur une de ses vielles à roue très primitives, bricolées, grinçantes et plaintives, auxquelles son talent donne un son inimitable, et ce vieux chant français s’harmonisait complètement avec cet instrument russifié, le résultat me ramenait, avec ma France ancestrale, à l’origine de tout cela.
J’avais lu avant de venir des commentaires d’une rare méchanceté et d’une rare bêtise, très comparables à celles des ukrainiens néonazis, sous une publication qui pleurait Nicolas II et son abdication forcée. Le centenaire de toute cette infamie réveille des démons qu’on aurait pu croire endormis. Mais ce centenaire, avec ce qui se passe en Europe et chez nous, et qui est le fait de la même méchanceté et de la même bêtise, de la même sinistre astuce, au moyen des mêmes supercheries éhontées, me paraît revêtir une signification de plus en plus fatale et mystique, en un mot, eschatologique.
Un peu plus tard, j'ai vu une émission de télé où de petits singes savants chantaient en minaudant des chansons américaines, pour satisfaire la vanité de leurs parents en transes: dressés de A à Z, transformés en petites poupées dénuées de tout naturel. Comme le dit mon amie Dany: "elles ne chantent pas mal, dommage qu’elles donnent l'impression d'avoir eu déjà plusieurs amants dans leur vie." Et il m'est venu une fois de plus à l'esprit qu'après la catastrophe révolutionnaire qui, partie de France, ou même auparavant d'Angleterre, a contaminé la planète entière, avec tout ce qu'elle a inoculé à chaque pays, on se trouve devant des sociétés cassées qui ont bien du mal à recoller les morceaux: il y a ce qui subsiste du peuple, enraciné dans ses traditions, ce qui résiste, et qui peut être appelé ici russe et français chez nous, et puis le mutant mondialiste consumériste qui ne sait plus comment il s'appelle et qu'on peut croiser comme les vaches pour obtenir une meilleure sélection, dans l'optique des banquiers et des idéologues, associés pour tout détruire et tout corrompre.



Petit singe savant américanisé, encore une qui prendra les chants de
ses ancêtres pour de la musique arabe.




enfants russes qui s'éclatent à chanter avec naturel





Et enfin, au niveau professionnel, enfant russe doué d'un réel talent original et vrai, et d'une voix hors du commun, Maxime Trochine:


mercredi 15 mars 2017

Avec Ilya à Yaroslavl


L'ours est l'emblème de Yaroslavl, car c'est après
avoir triomphé d'un ours que Yaroslav le Sage a décidé 
de fonder la ville à l'endroit de cet exploit.

Ilya, le gentil comptable, m'a emmenée au service de l'immigration à Yaroslavl. Nous avons traversé d'immenses étendues de bouleaux et de sapins aux pieds desquels s'étend encore une neige lépreuse, dans une lumière omniprésente et surnaturelle, des villages avec encore de jolies isbas, celui où l'on vend sur le bord de la route d'abominables peluches géantes aux couleurs flashy, probablement made in China, et celui où l'on vend des tresses d'oignons qui sont, pour une raison inexplicable, les meilleurs de la région. Puis nous avons vu de loin le kremlin de Rostov le Grand, un amoncellement de clochers et de bulbes, puis avant Yaroslavl, une raffinerie géante. Ilya m'expliquait que sa grand-mère paysanne n'avait jamais aimé le pouvoir soviétique: "Les gens s'en sortaient plutôt bien, avant la révolution, son père avait des terres, du bétail, sept filles, et tout le monde vivait, il est vrai, en travaillant dur, mais quand les bolcheviques sont arrivés au pouvoir, on a tout pris à tout le monde. Moi, je suis pour la petite économie traditionnelle, pour que tout le monde vive de son travail honnête, dignement et modestement, pour qu'on nous laisse tranquilles. Nous sommes arrivés ces dernières décennies à avoir quelque chose à nous, peut-être pas autant qu'en Europe, mais c'est la première fois depuis presque un siècle que nous travaillons pour nous, et les gens ont une peur terrible de perdre le peu qu'ils ont.
- Oui, ils sont coincés entre les libéraux qui voudraient les vendre au capitalisme international et les néo staliniens qui voudraient restaurer l'URSS... Ce qui prouve bien que tout cela fonctionne en symbiose. Et Poutine?
- S'il n'était pas là, ici ce serait l'Ukraine, mais évidemment, parfois, on voit prendre des mesures qu'on a du mal à comprendre, et je me demande si, dans tous les pays, ils ne sont pas liés par des accords financiers secrets dont nous n'avons pas connaissance et qui permettent de nous fourguer tout à coup des lois aberrantes.
- C'est bien possible, car nous avons affaire à une toile d'araignée, à un cancer universel."
Le service d'immigration est dans une arrière-cour boueuse, bien caché. Nous avons trouvé des gens qui attendaient, mais rien à voir avec les queues dans l'énorme usine à permis de séjour de Moscou, perdue dans un village lointain. Nous avons été reçus par une femme bienveillante qui nous a donné bon espoir, et nous allons essayer d'obtenir une entrevue avec le fonctionnaire qui décide avant mon départ pour la France. 
En sortant de là, nous avons fait un peu de tourisme, car Ilya a fait ses études à Iaroslavl, il connaît bien. J'avais déjà entrevu trois fois, notamment le quai au dessus de la Volga, déjà large et venteuse, complètement dégagée de son armure de glace. Yaroslavl est une très jolie ville, presque intacte et bien tenue, avec de ravissantes maisons du XVIII°, du XIX°, comme partout en Russie, de l'art nouveau. C'est une sorte d'Europe provinciale paisible au bout du monde, perdue dans l'immensité septentrionale, et il y fait nettement plus froid qu'à Pereslavl. Partout des églises de toutes les époques, si féeriques, et avant la révolution, il y en avait beaucoup plus. Des petits magasins aux vitrines de bon goût, des cafés, des restaurants. Nous avons d'ailleurs décidé d'aller manger ensemble, le froid et les émotions, ça creuse. 
Le café s'appelait Cuba, et la bouffe était très bonne, fraîche, j'ai même eu un menu de carême, salade verte, champignons, pommes de terre et pignons de cèdre, et du gâteau aux carottes avec de la confiture. Ilya m'a parlé de ses parents, médecins à Pereslavl. Ils vont faire du tourisme au Vietnam et ne sont pas sortis de Russie depuis les années 80. "Ils étaient partis au Laos, dans le cadre de l'aide soviétique aux pays en voie de développement. Nous avions construit là bas un hôpital splendide, comme nous n'en avions pas alors en Russie, et les médecins y étaient dix fois mieux payés que chez nous, où ils touchaient un salaire de misère, c'est d'ailleurs pour cela que mes parents sont partis, nous laissant deux ans à notre grand-mère, nous ne les voyions qu'un mois par an. C'était typique de notre politique d'alors: en mettre plein la vue aux pays sous-développés qui prenaient l'URSS pour un paradis, au lieu de faire chez nous des hôpitaux convenables et de payer les médecins normalement."
Puis il m'a parlé de son grand-père:"Il a fait toute la guerre comme cavalier, avec un sabre, comme au temps de la guerre de 14. Mais il n'est rentré qu'en 46, parce qu'on l'avait envoyé nettoyer les partisans de Bandera, en Ukraine. Un jour, il a été blessé dans un cours d'eau et se serait noyé, mais c'est son cheval qui l'a sauvé. Il s'est placé de manière à pouvoir le soulever et l'a emporté jusqu'aux habitations les plus proches. Il est parti à 19 ans pour la guerre, un beau garçon, et en 47, il avait l'air d'avoir plus de quarante ans, vous voyez ce que cela vous fait, la guerre..."
Yaroslavl, mis à part la rudesse du climat, c'est un endroit pour des Français, c'est à leur échelle, cela garde un charme désuet, une grande poésie, on a envie d'y flâner, on y verrait bien un salon de thé ou un restaurant français, ou une boutique de déco. En réalité, la ville est très grande, Ilya n'était pas très sûr, mais dans les 800 000 habitants, mais comme souvent ici, cette population est répartie sur une grande surface, sur des quartiers nouveaux, ou des quartiers de petites isbas, séparés par des bouts de forêt. Le centre historique m'a paru de la taille d'une petite ville française comme Montélimar ou peut-être Valence.


Le débarcadère et la Volga

Le kiosque du gouverneur. Il y a dans l'air quelque chose qui évoque le film
"Cruelle romance"

On appelle cette rue l'Arbat de Yaroslavl, elle est très animée en été, avec des vendeurs de tout et n'importe quoi et des artistes de rue.

café Gavroche!


                                             Romance cruelle

samedi 11 mars 2017

"La beauté est en train de quitter notre monde"




Andreï Kotov interprète "le pauvre pécheur" à 
la vielle à roue


On disait parmi mes amis cosaques que la vielle à roue serait venue en Russie avec les cosaques que Louis XIII avait recrutés pour guerroyer en Espagne. En tous cas, on n'en trouve pas trace en Russie avant le XVII° siècle. Les cosaques l'ont adaptée à leur manière et elle est connue sous le nom de "donskoï ryleï". Ils l'utilisaient plutôt pour des chants héroïques ou épiques. La vielle ordinaire, très simple par rapport à la vielle européenne, était utilisée, comme chez nous au haut moyen âge, pour accompagner des chants religieux populaires dits "vers spirituels", une spécialité russe dont je ne trouve presque pas d'équivalent français pour l'instant (si quelqu'un en connaît, je suis preneur). Il semble que cela existe en Grèce et en Serbie, et il y a des chances pour que les Bulgares et les Roumains connaissent aussi. En France, les chansons populaires à thème religieux me semblent plus anecdotiques, dramatiques et moralisantes. Il y a dans les vers spirituels russes quelque chose de profondément métaphysique et méditatif. Ils existaient naturellement avant l'arrivée de la vielle, mais avec la vielle sont apparus les vielleux aveugles qui chantaient ce répertoire au seuil des églises et parcouraient les campagnes en mendiant. Ces chants résonnaient partout, parlant aux gens d'un autre monde, des anges qui attendaient leurs âmes à l'issue de leur existence terrestre, et les incitant au recueillement et à la miséricorde. Ils se transmettaient oralement depuis des siècles.
C'est actuellement ce qui m'intéresse le plus, dans le folklore russe, et j'avais même commencé à faire des adaptations de ces chants, car ils supportent très bien la traduction, et il semble qu'ils sont issus de notre propre moyen âge. Il me semblait intéressant d'en faire profiter les orthodoxes français.
J'ai rencontré, en prenant congé de Skountsev, le folkloriste Starostine qui venait s'entretenir avec lui. Comme Skountsev lui parlait de mon engouement pour ce répertoire, il m'a dit: "Vous savez que dans les années 30, le pouvoir stalinien avait convoqué un congrès des vielleux de Russie, pour pouvoir les arrêter et les fusiller tous? L'essentiel de leur chants a
 disparu avec eux, et il nous en reste peu en comparaison de ce qui existait."
Il y a quelques jours, dans un fil de discussion sur facebook, un stalinien m'avait informée que j'étais "victime de la propagande occidentale", et que l'URSS était "l'apothéose de l'histoire russe." Les paysans massacrés, spoliés, affamés, n'étaient que des koulaks, c'était bien fait pour leur gueule, d'ailleurs, comme me l'avait expliqué un étudiant communiste français qui m'espionnait lors de mon premier séjour surveillé à Moscou en 73, "on était bien obligé de les éliminer, les paysans ne comprennent rien aux révolutions". Apothéose de l'histoire russe... C'est-à-dire que cette période où l'on a amené ce peuple à renier tout ce qui faisait son génie sous peine de mort ou de déportation est considéré par certains mutants post-soviétique comme l'apogée de leur histoire. Une période où l'on a détruit, en plus des vies et des destins sacrifiés, des quantités extraordinaires d'objets culturels, d'églises, de palais, d'icônes, en saccageant l'environnement de ce qu'on laissait subsister pour les touristes. Cela peut être lu dans un livre officiellement publié à l'époque soviétique "les planches obscures" de Vladimir Solooukhine. Ce n'est pas de la propagande occidentale, cela ne sort pas du rapport Khroutchev, que l'on m'agite aussi sous le nez et que je n'ai jamais lu, en revanche, j'ai entendu maintes fois le genre d'informations que m'a donné Starostine à propos des vielleux. Ce qui s'est fait encore de beau sous l'URSS était de l'ordre de la survivance ou de la clandestinité, totale ou partielle. La culture populaire a bénéficié de l'étanchéité des frontières, qui l'a soustraite à l'influence consumériste américaine, mais elle était méprisée et reléguée au fond des campagnes, le folklore officiel exhibé étant une recréation complète bien toilettée pour cette culture de musées qui tue la culture vivante dans tous les pays où elle sévit. Lors de mon premier séjour en Russie, j'ai passé une semaine à pleurer sans arrêt: je ne voyais que laideur et profanation, là où les voyageurs occidentaux avaient décrit une ville féerique, et passait mon temps à écarter mentalement les objets hideux qui semblaient monter la garde autour de tout ce qui subsistait encore de poétique, généralement dans un état délabré. Que quelque chose ait survécu malgré tout me paraît un miracle, que j'attribue à l'Orthodoxie et à ses saints martyrs, l'Orthodoxie étant pour beaucoup de Russes le seul élément traditionnel qui les raccroche à leur véritable identité et aux sources vives qui irriguaient leurs ancêtres. 
Naturellement, ce phénomène ne se limite pas à la Russie. Il a fallu pour tenter d'assassiner ce pays vivace déchaîner, avec une rare et méticuleuse méchanceté, une épuration implacable et prolongée, pour un résultat finalement moins réussi, si l'on peut dire, qu'en France, où la catastrophe est d'une part plus ancienne, et le travail satanique plus insidieux. Chez nous, le décor reste là, les châteaux, les églises, les jolis villages, mais la mentalité qui a présidé à leur jaillissement a été complètement extirpée par la République et le consumérisme, sans l'appui pour la population, d'une Eglise ferme et traditionnelle, puisque le catholicisme a démissionné devant le modernisme.
Je comprends, dans cette perspective, l'opinion du père Séraphin de Valaam, starets français qui a choisi de s’installer là bas, opinion selon laquelle la société russe est très malade. Oui, elle est malade, moins que la nôtre, mais elle est malade, toutes les sociétés actuelles sont profondément malades du même virus qui s'appelle progressisme matérialiste mondialiste quelle que soit la forme qu'il prend pour tromper nos anticorps et les détruire les uns après les autres, ces anticorps qui nous unissent, au lieu de nous séparer, et nous relient à nos ancêtres depuis la nuit des temps, qui nous évitent de prendre des vessies pour des lanternes et nous élèvent l'âme et l'esprit.
J'espère, après ma mort, que Dieu m'ouvrira les portes de la maison sainte Russie, que les adorateurs de Staline et autres bourreaux aillent les rejoindre dans le paradis bétonné de l'URSS, si c'est leur choix. Ils ne sauront même pas qu'ils se trouvent en enfer, tant il leur est devenu consubstantiel.
Comme je parlais de tout ceci à mon père spirituel, il s'est exprimé de façon claire: "Staline était un monstre dont le seul mérite fut d'avoir éliminé toute la clique de Lénine et Trotski." Puis il a ajouté: "J'ai connu une vielle dame qui avait quinze ans au moment de la révolution et m'a dit: quand tout cela est arrivé, j'ai tout de suite compris que la beauté était en train de quitter le monde".
  Impression qui fut la mienne dès l'enfance. Mais le monde dans lequel je suis née était déjà bien abîmé.



Vladimir Skountsev sur une vielle cosaque, avec son fils Fédia
Chanson héroïque des cosaques du Don
"Ce n'est pas le faucon qui s'envole avec l'aigle"

Le pauvre pécheur

Allait et venait ce pauvre pécheur 
De par le vaste monde

Vinrent à lui, pauvre pécheur,
De braves gens qui lui dirent:

 Qu'as-tu besoin, pauvre pécheur,
De tout cet or et de tout cet argent?

De tout cet or et de tout cet argent,
De tous ces beaux vêtements?

Tu n'as besoin ni des uns ni des autres
Tu as besoin de quelques pieds de terre

De quelques pieds de terre, pauvre pécheur,
De quatre planches et d'une poignée de clous.


vendredi 10 mars 2017

Mois de mars, calendrier de Constantin Soutiaguine

Skountsev m’a reçue dans son studio de l’Arbat, car il avait un concert et ses activités avaient déplacées à samedi, ce que j’ai appris dans le bus pour Moscou. Je lui ai chanté une complainte bretonne qui est ce que je connais de plus proche d’un vers spirituel russe, sur le plan du contenu, « la Vierge et saint Jean Baptiste ». Et puis une autre chanson, de Picardie, «Jésus Christ s’habille en pauvre. » Cela lui a beaucoup plu, et j’ai vu que cela lui donnait aussi des idées. Il a observé que j’avais fait des progrès, pour les gousli, et il voulait m’accompagner à la vielle à roue, mais comme cela se produit avec cet instrument capricieux, il n’arrivait pas à l’accorder, et il a laissé tomber, car cela prenait trop de temps. 
C’était le printemps. Au dernier moment, à Pereslavl, j’ai renoncé à prendre ma doudoune, et enfilé un manteau en polaire que j’avais abandonné depuis l’automne. Il y a trois jours, nous avions encore des chutes de neige et des températures négatives. Hier, à Moscou, il devait faire pas loin de 10°, il y avait du soleil, les gens avaient comme moi ressorti des vêtements plus légers. Les rues et les trottoirs sont débarrassés de la neige, on marche à pied sec, et le plus étrange, c’est que les décorations de Noël sont toujours partiellement en place, les arbres lumineux de l’Arbat, par exemple. Le printemps, en Russie, vient toujours très brusquement, mais c’est encore très tôt, et nous aurons sûrement des retours provisoires de l’hiver…
J’ai voulu donner de l’argent à une vieille femme qui mendiait, elle a refusé, car je suis moi-même une vieille, elle ne s’adresse qu’aux jeunes qui travaillent encore. J’ai insisté, mais rien à faire. Elle mendie pour payer les charges de son appartement, qui se montent à 500 roubles, ce que j’aurais pu facilement lui donner. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas trop de mal à les rassembler. Sa terreur est de perdre son logement, et elle ne fréquente personne, les gens lui semblent tous susceptibles de l'exproprier, car elle n’a plus de parents qui puissent la défendre. Je l’ai adressée à notre père Théodore, dans notre église voisine, c’est sa vocation que d’aider ceux qui sont dans la détresse matérielle.
A mon retour de l’Arbat, j’ai accompagné Xioucha chez les Soutiaguine, c’était l’anniversaire de Sveta. Nous sommes arrivées si tard, que nous avons croisé leurs hôtes précédents, leur fille Macha et son mari, et le peintre Sacha Chevtchenko, que je n’avais pas vu depuis longtemps, et que j’aime bien. Nous nous sommes retrouvées dans leur pièce encombrée, aux murs couverts de tableaux. Ils habitent encore dans un appartement communautaire. Ils louent une des chambres pour leurs filles, ce qui leur donne plus d’espace, et ils auraient acheté une pièce qui est à vendre, mais manquent d’argent, la dernière pièce est encore occupée par un voisin, pas trop bienveillant, comme cela arrive souvent dans ce genre de logements.
Ils se sont montrés, comme à leur habitude, enjoués, drôles et chaleureux. Soutiaguine nous a chanté une extraordinaire chanson de truand sur « le beau ténébreux, prince de la pègre, qui avait séduit la belle Nina, la fille du procureur, et la tenait entièrement en son pouvoir ».  Il l’a chantée avec beaucoup de sentiments, et c’était un chef d’œuvre, qui m’a rappelé le répertoire du cosaque Iouri Chtcherbakov.

Nous avons évoqué Staline, à la suite de ma discussion sur Facebook à ce sujet. Il pense que sans nier les horreurs commises, on pouvait lui concéder qu’il avait ramené l’ordre, éliminé les bolcheviques et les trotskistes, gagné la guerre (mais je trouve discutable de lui en attribuer le seul mérite) et permis d’amorcer un processus de russification du communisme. C’est en effet ce qu’on peut lui concéder, et que je lui concède pour ma part.
Nous avons observé que se forme, quand un groupe prend le pouvoir avec un objectif idéologique ou politique implacable, une entité maléfique qui dévore tous ceux qui en font partie, comme ceux qui en sont  victimes: les torts sont partagés par l'ensemble des membres du groupe, qui s'entraînent et se tiennent les uns les autres, de sorte qu'il n'est plus possible à un seul d'entre eux de s'échapper ou de revenir à plus de modération, phénomène auquel je me suis intéressée à propos  de l'Opritchnina d'Ivan le Terrible. Mais que les crimes soient le fait de plusieurs ou d'un seul, ils restent à mes yeux injustifiables.

Sveta

Kostia