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mercredi 7 février 2018

Bonnes résolutions...

J'ai proclamé que pendant le carême, j'essaierais de ne publier ou de ne commenter sur Facebook que des nouvelles ou articles ayant trait à l'orthodoxie, à la culture, et même aux chats et aux chiens (mais pas à la maltraitance animale), en fuyant les polémiques sur des sujets sociétaux ou politiques. Mon oncle Henri a déclaré que c'était là un serment d'ivrogne. Mais je ne me suis pas risquée à un serment, tout juste à de bonnes résolutions...
Aussitôt après, sur la page d'une douce artiste peintre à thème religieux, je me suis prise de bec avec une créature qui me traitait de raciste, parce que je voyais dans le fait de faire jouer l'incarnation de la jeune fille russe qu'était, pour Tolstoï, son personnage de Natacha Rostova par une noire. Il est raciste pour cette intellectuelle russe pleine de titres universitaires, trop intelligente pour lire vraiment ce que les gens écrivent ou ce qu'ils disent, et pressée de leur coller une étiquette infamante, de considérer qu'une Natacha noire est un non-sens et même un sacrilège, comme une Jeanne d'Arc, un Achille, un Lancelot ou une Marguerite d'Anjou, ainsi qu'on l'a fait ensuite en Europe. Tant que cela se passait aux USA, je pensais que c'était dû à la connerie et à l'inculture des Américains, mais non, c'est une politique délibérée, l'intellectuelle de broussaille ne voit pas où ça mène, elle est trop intelligente pour cela et m'accuse de me croire supérieure à ses semblables, eh bien peut-être pas supérieure, mais plus lucide et plus honnête, certainement.
Devant sa mauvaise foi péremptoire et agressive, ses arguments spécieux, j'ai ressenti soudain une rage noire: c'est là l'équivalent russe de l'intellectuel français haïssable, tous ces médiocres pompeux et diplômés qui selon le mot de Céline "branlent l'accessoire pour mieux négliger l'essentiel." A l'intérieur de ce qu'on appelle l'intelligentsia, ici ou chez nous, on trouve majoritairement ce genre d'individus et fort peu de créateurs profonds et honnêtes qui ne se laissent pas embarquer par les idées toutes faites, l'air du temps, le snobisme, le convenu politiquement correct, et témoignent de ce qu'ils voient et entendent.
Je lui ai dit que je n'avais pas à me justifier devant elle de ses étiquettes idiotes et pour finir je l'ai envoyée se faire pendre.
La douce artiste peintre a tout supprimé!
Une des objections que j'ai vu passer, c'étaient les adaptations japonaises de Dostoïevski ou Shakespeare par Kurosawa, que des gens si intelligents et si diplômés et si contents d'eux ne fassent pas la différence me laisse profondément perplexe. Car je ne serais pas choquée que des Africains transposent quelque chose de la culture occidentale dans leur contexte, alors que je le suis par une falsification de la culture occidentale opérée par des gens qui ne sont pas africains ni afro-américains du tout.
Je n'ai pas envie de voir Kay et Gerda, de la Reine des Neiges, noirs comme des pruneaux, ils sont couleur de neige, de glace et de ciel bleu, couleur de leur pays. Je n'ai pas envie de voir le blond Achille joué par un noir alors qu'il n'y avait pas le moindre noir en Grèce à l'époque, ou un Alexandre Nevski noir. Et je ne pense pas qu'un Nelson Mandela ou un Martin Luther King ou un Jimmy Hendrix joués par des Suédois emporteraient l'adhésion de ces mêmes tortilleurs de cervelle qui me traitent de raciste pour le seul crime de tenir à nos peuples d'Europe, à leurs traditions, à leur culture, à leur aspect physique, à leur mentalité et à leur foi.
En fait, ce qui a enragé la dame, c'est que j'ai dit de l'opinion d'une autre diplômée apparemment intouchable que c'était un tissu de sophismes tordus destinés à nous faire accepter notre propre disparition. Il y a des gens que, lorsqu'on est un simple mortel, on n'a pas le droit de critiquer, on n'a pas le droit de s'écrier sur leur passage que le roi est nu, cela ne se fait pas. Mais au risque de paraître immodeste, oui, je les trouve quelque peu crétines, les dames en question, crétines mais astucieuses, retorses, fausses ce qui est la marque du diable qui occupe leur esprit. Tellement fausses, comme me le disait une amie, qu'elles ne savent même plus qu'elles le sont et ne savent pas non plus ce qui est vrai. A quoi leur sert leur "intelligence" homologuée, si elles sont d'abord incapables d'écouter et de percevoir ce qu'on exprime sans l'interpréter à travers le filtre de leurs préjugés, et sans stigmatiser aussitôt le contradicteur, et d'autre part d'avoir une vue d'ensemble de ce qui se passe dans le monde et nous mène à notre perte?
Néanmoins, cette altercation m'a tourné les sangs, comme on dit, et ramenée à mes bonnes résolutions du carême: ne pas se laisser entraîner dans des polémiques inutiles et déstabilisantes.
Ce matin, en disant mes prières, je me rendais compte du bien que cela me faisait, et pourtant, il m'est toujours difficile de m'y mettre, pourquoi diable, si j'ose dire?
Toutes les prières ne me font pas un bien équivalent, d'ailleurs, il en est de plus inspirées que d'autres, les meilleures étant à mes yeux les psaumes, et la prière de Jésus. Je priais dans ma cuisine, là où j'ai accroché l'icône donnée par mon amie Olga, une icône naïve ancienne de Sibérie, où la mère de Dieu protège deux moines, peut-être les commanditaires, car ils n'ont ni auréoles ni inscriptions, comme on en ont les saints, d'ordinaire. Cette icône n'est pas canonique, mais elle me semble, malgré ses maladresses, d'une composition équilibrée, avec des lignes fermes, et quelque chose de vibrant, ces anges qu'on devine dans la grisaille, quelque chose de fervent, et de bénéfique qui se dévoilait à mes yeux avec évidence. Au dessus d'elle, j'ai un Christ dans le même style, acheté autrefois à Pereslavl, pas très canonique non plus, et le regardant, je voyais sa ressemblance avec un prêtre russe de village, plein de bonté et de simplicité. Lequel prêtre russe, s'il était saint, pouvait devenir "pareil au Christ" selon la formule consacrée, avec sa bonté, sa simplicité, et sa tête de Russe. Peut-être le peintre naïf a-t-il donné au Christ les traits de ce qu'il connaissait dans le genre, dans sa paroisse ou au monastère voisin. Parfois, ces séances de prière, pas assez régulières ni assez prolongées, me mettent les larmes aux yeux, elles sont traversées de visages connus de moi, et souvent disparus, de présences qui intercèdent ou au contraire, attendent mon humble intercession de pauvre chrétienne ordinaire, flemmarde et encombrée de toutes sortes de petites passions. Je vois tout à coup, intérieurement, mon père Placide, et j'ai la certitude que m'ayant envoyée ici, il reste attentif à mon sort. Je vois maman qui continue à me manquer, et tous ceux que j'ai aimés dans ma vie et qui sont déjà partis. Je vois des gens pas toujours très proches et qui sont dans la détresse. C'est, j'en suis sûre, tout ce monde invisible qui m'empêche de paniquer là où je devrais logiquement le faire, seule ici, ne sachant pas où et comment je serai soignée quand la vieillesse me causera trop d'ennuis.
A côté de ces deux icônes, j'ai des icônes en métal de vieux-croyants, qui m'ont été offerte, et mon désir le plus cher serait la réunion de l'Eglise nikonienne et des vieux-croyants, du moins ceux qui ne sont pas partis dans d'étranges dérives par trop sectaires, car les vieux-croyants ont gardé un héritage que les nikoniens ont renié et qu'il me paraît fort nécessaire de retrouver, qu'ils ont récupéré en partie, d'ailleurs, ces derniers temps.
J'ai aussi deux petits objets, une couronne de tissu et un cœur en pâte à sel qui me viennent d'Anne Frinking, et me rappellent mes orthodoxes de Solan, et tout en haut, une croix de bois achetée au monastère saint Martin de Cantauques, quand j'y suis allée avec Henri.
Quand j'étais à Cavillargues, je priais presque toujours dans la nature en promenant Doggie, et sa splendeur m'apparaissait plus vive. Mais ici, les intempéries me ramènent au coin des icônes, à leur veilleuse et aux deux cierges allumés.
Il est tombé beaucoup de neige, peut-être soixante centimètres. Il fait beau, la lumière est radieuse, la neige scintille, mais entre le froid et mon genou douloureux, j'ai du mal à sortir, à aller tituber dans les congères ou sur la glace...
Rosie le fait volontiers, et curieusement, j'observe chez elle une activité nocturne, comme chez les animaux sauvages.
J'ai publié un extrait de mon livre, celui qui a été édité aux éditions Rod, parce que je suis la seule à pouvoir m'occuper de sa promotion, et le genre de choses que j'écris trouvera difficilement écho dans les cénacles médiatiques et culturels occupés par des individus du genre des intellectuelles dont j'ai parlé plus haut.. Comme disait ma tante, si tu ne souffles pas dans ton trombone personne ne le fera à ta place. Je ne cherche pas la gloire, et je n'aime pas faire ma propre réclame, mais je n'écris pas pour mon tiroir, j'écris pour témoigner. La gloire est premièrement "le linceul éclatant du bonheur" et deuxièmement, quelque chose qu'on doit en vieillissant considérer avec un certain détachement! De toute façon, j'ai toujours eu conscience que si j'avais quelque talent, je n'y étais vraiment pour rien. En revanche, il me revient d'écrire, ce que j'ai trop peu fait, et de publier. J'ai vu dernièrement une série de photos sur une vieille dame qui se donnait pour but de "témoigner de la beauté", avec son exquise maison, son ravissant jardin, et ses dessins, eh bien oui, je me sens la vocation de témoigner de la beauté, de la noblesse, de la tradition, du sacré, dans un monde qui en est de plus en plus dépourvu. C'est le seul sens que je vois à mon existence absurde et solitaire.



lundi 5 février 2018

Lueurs à la dérive

 
Dima n’avait jamais été amoureux d’une personne concrète. Trop différent des enfants de son âge, il préférait à la leur la compagnie de ses parents et de leurs amis et avait été, jusqu’à présent, très solitaire. Nadia lui semblait une sorte de cadeau inattendu, comme lui solitaire et sensible, et si blonde, si jolie et si fraîche, si sincère. Bien qu’il redoutât de la compromettre, il ne pouvait se résoudre à la repousser, maintenant qu’elle lui avait tendu la main, et il se rendait régulièrement et le plus discrètement possible à l’isba bleue. Il se prenait même à espérer que finalement, les choses s’arrangeraient, que sa mère et lui pourraient reprendre une vie à peu près normale, avec de nouveaux amis, avec le père Vassili et sa femme, avec Nadia et sa bonne grand-mère et, le moment venu, il épouserait Nadia, lorsqu’ils seraient tous deux devenus assez grands.
Il montrait ses dessins à Nadia et il fit même son portrait que la grand-mère accrocha entre deux fenêtres, en lui adressant beaucoup de compliments. C’était un bon portrait au crayon, rehaussé à l’aquarelle. Les yeux de Nadia y projetaient deux flaques bleues, vives et rondes.
Il lui montra même son journal, illustré par ses soins, où il racontait son histoire, entremêlée de poèmes. Il y avait refait de mémoire, à l’encre de chine, le terrible portrait de Pavel Nikiforovitch Miasnikov et aussi celui de son père, tel qu’il pouvait se le rappeler, dans son atelier, au milieu de ses objets familiers et de ses icônes. Ce journal, il l’enfermait dans une boîte qu’il tenait cachée sous le bûcher du père Vassili. Nadia n’aurait jamais osé, à sa place, écrire ce qu’elle pensait et ne songeait jamais sans un serrement de cœur à ce qui se passerait si le cahier était trouvé et lu. « Je ne peux pas le détruire, lui disait Dima, c’est tout ce qui restera de moi. 
- Alors il faut vraiment bien le cacher et ailleurs que chez le père Vassili. »
Dima hochait la tête. Il ne savait pas où mettre cet objet encombrant qui était son bien le plus cher. S’il l’enfouissait quelque part, il moisirait, il serait perdu, oublié, tout cela aurait été écrit et dessiné en vain.

u

  Un jour qu’il se rendait chez Nadia, il vit la grand-mère qui s’apprêtait à sortir: « Où allez-vous? S’enquit-il.
- Faire un tour, répondit la grand-mère. Je ne m’attarderai pas. »
  Nadia accueillit Dima dans l’isba où la bouilloire chantait, où les attendaient des crêpes et de la confiture. Le garçon fit son signe de croix devant l’icône et prit une pomme que lui tendait la petite fille: « Où va-t-elle, ta grand-mère? Il fait nuit... »
  Nadia versa de l’eau bouillante dans la théière: « Elle va à l’église, souffla-t-elle, j’en suis sûre.
- Laquelle? Il n’en reste aucune...
- Celle qui est en ruines.
- Mais c’est plein d’ivrognes là-bas et de militaires en bordée...
- Je suis sûre qu’elle y va.
- Et toi, tu n’y vas pas?
- Moi, j’ai peur. »
Dima sourit: « Tu as raison, il vaut mieux ne pas y aller et ta grand-mère n’est pas raisonnable. C’est drôle, beaucoup de grand-mères n’ont peur de rien et c’est vrai, que peut-il encore leur arriver? Elles sont vieilles...
- Et toi, tu aurais peur d’y aller?
- Non, répondit le garçon avec un petit rire sans joie, moi non plus je n’ai plus peur de rien, parce que ma vie ne vaut plus grand chose: aujourd’hui ou demain, maman sera arrêtée et moi, on m’enverra dans un orphelinat ou peut-être qu’on m’arrêtera aussi, j’ai l’âge. Et toi, au fait, quel âge as-tu?
- Douze ans. »
Dima reposa la crêpe qu’il était en train de manger et resta silencieux, les yeux baissés: « Je te trouve très belle, Nadia, dit-il et si je n’étais pas, pour ainsi dire, déjà mort, j’aurais aimé t’épouser lorsque nous serons tous deux assez grands pour cela. Mais nous ne serons jamais grands. »
Nadia se mit à pleurer et il la prit dans ses bras: »Peut-être que Dieu nous sauvera... souffla-t-il.
- Tu crois qu’il peut nous sauver? Demanda Nadia.
- Je ne sais pas... Je crois que notre Dieu souffre et tous ceux qui Le touchent de près ou de loin souffrent aussi, à cause de ceux qui Le haïssent. Mais je pense qu’il peut nous garder de jamais ressembler à ceux qui L’offensent. »
Nadia regarda briller, dans l’échancrure de sa chemise, une petite croix pareille à celle que l’institutrice lui avait confisquée autrefois. « Emmène-moi à l’église, chuchota-t-elle. Je voudrais savoir ce que grand-mère y fait.
- Je ne crois pas qu’elle serait contente.
- Elle ne le saura pas. »
Dima fit la grimace mais s’habilla cependant. Tous deux sortirent dans la nuit bleue que la neige éclairait. Ils se faufilèrent par les chemins qui longeaient les enclos jusqu’à l’ancien cimetière et aux ruines de l’église, au dessus de la Volga. De loin, ils entrevirent une lueur presque imperceptible et, le cœur battant, s’approchèrent du porche. Au fond de la nef, là où autrefois se dressait l’iconostase, palpitait la flamme minuscule d’un cierge qui brûlait tout seul, sur les décombres de la coupole. Des flocons scintillants descendaient sur lui, comme si les étoiles suspendues dans l’échancrure noircie des voûtes éventrées, avaient semé, entre deux nuages, un pollen céleste. « Elle est venue prier, tu vois... » Chuchota Dima.
Ils firent quelques pas à l’intérieur. Sur un pan de mur couvert de souillures et de graffiti orduriers, on distinguait encore un fragment de fresque. Le Christ y était représenté assis, dans une longue tunique blanche, entouré de petits enfants qu’il enveloppait d’un geste protecteur. « Si on se mariait? Souffla Nadia. Si on se mariait ici? Tu vois, le Dieu de grand-mère nous regarde et nous pourrions nous marier devant Lui et personne ne pourrait plus nous séparer.
- Il nous faudrait des couronnes... » observa Dima.

Nadia se mit à arracher des herbes sèches et à les tresser entre elles, comme elle le faisait des fleurs en été et des feuilles en automne. Cela leur fit des couronnes de dentelles noires, des couronnes mortes où se prenait la neige et ils se regardèrent, main dans la main. Dima se pencha pour cueillir le cierge et sourit: « C’est un cierge de  mariage que ta grand-mère a laissé là. Un cierge pour deux. » Ils croisèrent leurs doigts sous la petite flamme jaune et prièrent en silence le Dieu en robe blanche de les protéger et de les unir à jamais. Puis Dima sortit son journal de la poche de sa veste et il écrivit dessus au crayon: « Aujourd’hui, je me suis marié avec Nadia ». Puis il le remit dans sa boîte et dans la pochette de tissu dont il l’enveloppait et se mit à creuser sous une dalle de l’église qui s’était soulevée. Il enfouit le paquet, remit la pierre en place et se signa: « Tu vois, Nadia, souffla-t-il, j’ai trouvé la cachette qu’il faut, pour mon journal. S’il m’arrive quelque chose, tu sauras qu’il est là... » Nadia se laissa tomber sur sa poitrine et il pencha la tête pour l’embrasser comme au cinéma, sur la bouche. Elle se laissa faire en tremblant, les joues écarlates, les doigts crispés sur sa nuque, puis, se dressant sur la pointe des pieds, elle couvrit tout son visage de baisers chauds et pressés. Alors ils s’étreignirent en pleurant et restèrent un long moment serrés l’un contre l’autre, les mains entrelacées.


Anniversaire cosaque

Iouri et Dany m'ont permis de restaurer ma tradition des anniversaires cosaques, car ils ont un appartement conçu pour cela, avec un théâtre domestique. Quand je travaillais au lycée, des parents d'élèves m'ont parfois procuré le leur pour pourvoir organiser de telles manifestations, qui leur apportaient de la couleur locale. Mais cela n'allait pas sans incidents. Ainsi, un jour, un jeune ami complètement bourré avait dégueulé dans le placard d'où les cosaques l'avaient extrait pour l'emporter ailleurs, et alors que, gantée de plastique, la maîtresse de maison s'affairait avec moi pour nettoyer cette horreur, une ambassade de deux ou trois cosaques était revenue se jeter à ses pieds et lui baiser la main en lui disant: "Pardonnez-lui, madame, n'importe lequel d'entre nous aurait pu se trouver à sa place!"
Dieu merci rien de tel n'est advenu chez Iouri et Dany, bien que Skountsev se soit bourré la gueule aussi, et m'ai passé le téléphone quand sa femme a appelé, pour que l'engueulade tombe sur moi plutôt que sur lui... Or je suis persuadée qu'il ne m'était pas arrivé sobre.
La soirée a été remarquablement chaleureuse et homogène, tout le monde en phase et sur la même longueur d'ondes, alors que beaucoup d'invités se voyaient pour la première fois. Nous avons chanté non seulement du folklore, mais des chansons de Boulat Okoudjava, et Iouri a interprété pour moi une très belle chanson de son cru. "Tu sais, Ioura, a décrété alors Skountsev avec un air connaisseur, elle est vraiment bien, cette chanson, tu devrais écrire des poèmes!" J'ai explosé de rire. "Oui, lui a glissé Kolia Trifilov, en effet, c'est une bonne idée, il l'a d'ailleurs eue depuis longtemps, il en a déjà publié plusieurs tomes...
- Bon, alors j'ai l'air d'un parfait crétin?
- Tu as des excuses, Volodia, tu n'étais pas là quand il a parlé de tout cela..."
Volodia était très remonté; à un certain moment, dans ces cas-là, c'est le dieu Pan. Il est en proie à une sorte d'énergie tellurique contagieuse, il met une ambiance extraordinaire, mais quelques verres de trop, et ça peut se gâter!
Les invités étaient très divers, et pourtant, nous fondions tous sur place d'affection et de connivence dans les chansons et les rires. Il y avait là Xioucha, sa petite fille, et ma juriste Tania. Les Soutiaguine avec Yana qui voulait me présenter une amie. Alla, une jolie dame que j'avais connue quand nous promenions nos spitz respectifs, une jolie dame blonde et rose, très bonne, avec des goûts très kitsch. Nous n'avons rien en commun, excepté notre inclination pour les spitz, mais j'apprécie son extrême gentillesse. Le père Valéri et sa "matouchka" Olia, qui est peintre, et aussi les Lochakov, Sergueï, architecte, et Tania, qui fait des icônes émaillées. Et puis les cosaques. Skountsev, Kolia Trifilov et sa femme Olga, Vladimir Ivanov.
Pour le dessert, nous avions des gâteaux du pâtissier Didier, l'almeria, pistache et mousse au chocolat, le douceur, un truc qui mérite bien son nom avec des fruits rouges au milieu. Le succès n'a pas été entamé, Xioucha, qui nous avait préparé la viande, l'a emporté comme butin de guerre.
J'ai porté un toast aux cosaques: "Dans ma vie, j'ai eu deux grands événements, ma conversion à l'orthodoxie et ma rencontre avec les cosaques et avec leurs chants: j'ai compris quelle mutilation nous avions tous subie en perdant cet héritage, et je ferais tout pour aider à le restituer au maximum de gens. Quand j'ai trouvé le disque de Skountsev, je l'écoutais en boucle et je rêvais de le rencontrer. Or voilà qu'un ami russe installé à Paris chez sa fille, m'a donné l'adresse de Skountsev, qui m'a invitée à une de vos répétitions: quel miracle... Personne ne dirigeait, et pourtant, toutes les voix s'accordaient, trouvaient leur place, mais ce n'était pas le plus merveilleux, le plus merveilleux, c'était votre extase, la joie profonde qui vous transfigurait tous, votre mystérieuse communion, dans cette maison de la culture ruinée, lépreuse, glaciale et dégueulasse où avaient lieu vos rencontres. Je voyais des bonshommes fauchés, malmenés par la vie, plus tous jeunes, chassés par leurs femmes, recueillis par des amis, devenir tout à coup des cosaques, libres et fiers, en vous, lorsque vous chantiez, se réincarnaient tous vos ancêtres!"
A la suite de cela, Volodia Skountsev m'a répété toute la soirée que je ne vieillirais jamais et que j'étais leur étoile.

photo Dany

Photo et légende Dany:"Dehors la neige tombait,les cosaques chantaient,Laurence à joué de la vielle et chanté une très ancienne chanson du XV ème siècle en vieux françois,assez difficile à comprendre même pour moi,(seule française de la bande),à la fin de laquelle tout le monde mourait .Laurence leur avait fait un résumé et donc tout le monde savait que c’était très triste,mais comme c’était une soirée d’anniversaire extrêmement chaleureuse où nous nous aimions tous ,même si pour certains ,nous nous voyions pour la première fois,au moment de la chanson,nous étions tous, à la fois gais et tristes,ce qui n’est si facile ,même dans un théâtre !Puis les cosaques ont à nouveau fait résonner ces murs du XVIIIème siècle qui en résonnent encore..."
Kolia Trifilov, Skountsev, Vladimir Ivanov

Avec Skountsev qui fait le bourdon du roi Renaud!

Avec Kostia Soutiaguine

La vielle déconnait pas mal, hélas.... il paraît que c'était toujours
comme ça chez les vielleux russes.

Dany, Ioura, a gauche Xioucha et Nina qui a été très sage

En une nuit, il est tombé la norme de précipitation de tout le mois de février, mois le plus neigeux de l'année! Je ne sais pas comment j'ai sorti ma voiture de sa congère... Le retour a été épique. Avant hier il pleuvait sur la glace, puis la neige en quantité énorme, puis à nouveau le gel... La route était terrible, pas nettoyée, glissante. Les arbres entièrement nappés de blanc, d'un blanc lourd qui les courbait dans son étreinte étincelante, des brumes mauves laissaient surgir un soleil intermittent. J'ai voulu m'arrêter, pour boire un café, j'étais très fatiguée. Mais je me suis enlisée dans la station essence, car il ne serait venu à l'idée de personne soit de fermer la station, soit de la nettoyer. Dès que j'ai pu retrouver la terre ferme, j'ai oublié le café et poursuivi ma route.
A Pereslavl, les quantités de neige étaient impressionnantes, et seule la grande route dégagée. Du côté de chez moi, j'ai davantage vogué que roulé sur un tapis épais et mou. Je ne pouvais pas garer, ni ouvrir ensuite mon portillon. Il m'a fallu déneiger à tour de bras pour faire avancer ma voiture d'abord, et ensuite pour gagner ma maison, on ne voyait même plus les marches de l'escalier. Il paraît que demain ça recommence et qu'il vaut mieux ne pas sortir.
Je crois que désormais, il n'y aura plus d'anniversaire cosaque, maintenant que je suis en province, c'est vraiment trop risqué de braver les éléments en février. Il me faudra choisir un autre prétexte pour nous rassembler à une autre date.


Moscou sous la neige
Dany dans son quartier

deux Françaises dans la tourmente!


vendredi 2 février 2018

Interview au café la Forêt


On m'a fait une interview au café français, pour une chaîne de télé. Ensuite, c'est Gilles qui y a eu droit.
La jeune journaliste s'est avisée qu'il y avait une "petite ambassade française à Pereslavl Zalesski", au café le Forêt. C'était une charmante jeune femme mais j'avais l'impression de dire ce que je ne voulais pas dire et de ne pas pouvoir dire ce que je voulais dire, d'être le matériau de son émission et je me demande ce que donnera le résultat final, après découpage et montage...
A l'arrivée de Gilles, j'ai été invitée trois fois à lui dire quelque chose de marrant, la première fois, c'est sorti tout seul, la deuxième et la troisième, c'était déjà plus dur. Je lui ai laissé la suite...
Pour agrémenter l'interview, au moment où je suis sortie de ma voiture, j'ai senti un gros nez soulever ma doudoune, c'était Rosie, la salope, qui rôdait en plein centre.
Elle m'a suivie au café, où elle a eu beaucoup de succès! Elle fait partie intégrante de l'interview, sans doute en sera-t-elle la vedette...

Le café la Forêt, Gilles avec Rosie




Avec la journaliste, Olga
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mercredi 31 janvier 2018

Case en moins

La vieille Rosa (qui a mon âge, entre parenthèses) me disait ce matin que le pâtissier n'aurait pas son visa de travail, parce que la guerre allait éclater: "Les Américains ne nous lâchent pas, et on appelle tous les garçons à l'armée. Nous allons à la guerre. Nous ne la voulons pas, mais eux, ils la veulent."
Le pâtissier était furieux contre son personnel, des choses qu'il a montrées cent fois, ses employés les font de travers, sans soin, sans goût. De plus, ils ne prennent pas leur travail au sérieux, s'absentent pour des broutilles, l'un d'eux avait manqué parce que sa femme avait de la fièvre! Il me dit que les Russes sont pires que les Equatoriens, les Pakistanais, qu'ils vont se faire bouffer par les Chinois, aucune discipline, aucune motivation, aucune organisation, et même aucune fierté. "Quand je pense au mal que je me donne pour leur transmettre quelque chose, il y en a qui paieraient pour avoir cette formation! Ils ne la méritent pas, ce sont des connards!"
Je suis en effet quelquefois perplexe. Il me semble qu'ils se donnent plus de mal qu'il ne le pense mais on dirait qu'il leur manque une case. Préparer à l'avance ce dont ils auront besoin dans la suite de leur recette ne leur vient pas à l'idée, mettre chauffer le beurre, par exemple, pendant qu'ils font la première étape, pour ne pas perdre de temps, et s'il y a beaucoup de travail, il n'y a pas de temps à perdre. Ou bien ils ne voient pas que leurs macarons sont de tailles trop différentes, ils n'ont pas le compas dans l'oeil, moi je l'ai, mais j'ai l'entraînement de la pratique du dessin. Ils ne voient pas que quelque chose manque à la déco, que c'est trop pâle, pas beau, mais là, j'en reviens évidemment à ma thèse favorite: quand depuis l'enfance on vit dans le moche, sans aucune éducation esthétique, on a mauvais goût et on ne fait pas la différence entre le beau et le laid, on ne voit pas que les couleurs jurent, que les proportions sont inharmonieuses. Or il suffit de visiter une maternelle russe pour comprendre dans quel bain de kitsch invraisemblable les malheureux enfants grandissent... Les Français ont perdu beaucoup de qualités de leurs ancêtres, mais il leur reste quand même, en général, le sens esthétique et la tradition de la bonne bouffe. Enfin pour l'instant. De plus, dans un pays où l'initiative personnelle était découragée et qui a connu de grands traumatismes, on vit souvent dans le précaire, la débrouillardise et les petits boulots alimentaires, à part les artistes et les écrivains qui travaillent pratiquement gratos, on a peut être perdu le sens de l'investissement personnel dans sa profession.
Mais quand même: peut-on juger de toute la Russie sur une poignée d'employés? En tant qu'institutrice j'ai eu quelques assistantes maternelles vraiment pas piquées des vers, dont une qui me découpait des masques pour les enfants avec les yeux à des hauteurs différentes, mais j'en ai eu une qui ne m'a jamais lâchée, qui venait travailler malade, en laquelle j'avais toute confiance... Sans parler de ma collaboration avec Sacha Viguilianskaïa en classe bilingue.
Il a beaucoup neigé, et il a fallu déneiger. Je me suis rendu compte que les salopards qui déversent leurs ordures partout dans le quartier l'avaient fait, cette fois, devant mon portail nord. Me faudra-t-il écrire, comme l'a fait quelqu'un dans la ville: "Les cochons, quand vous aurez laissé votre merde, n'oubliez pas de grogner?" J'ai failli prendre un pinceau et me suis arrêtée: serait-ce vraiment efficace?
J'ai écologiquement ramassé les immondices.
Auparavant, j'étais passée dans un magasin de fleurs important, "l'empire des fleurs", pour essayer de trouver quelque chose afin de suspendre une plante. J'ai pris une solution provisoire en plastique à trois francs six sous et en sortant de là, de ce festival de kitsch fleuri, je vois à l'entrée du magasin, une série de lampes très sympas, amusantes, que je n'avais pas remarquées. J'en ai acheté une pour ma cuisine.
Agréable, le petit colis?

la lampe

lundi 29 janvier 2018

Mémoire éternelle

chapelle du XVI° siècle "en forme
de tente", détruite.
J'ai trouvé chez une collaboratrice du musée de Pereslavl un recueil de photos anciennes où l'on voit bien l'étendue des destructions opérées depuis l'avènement de la période soviétique jusqu'à nos jours. Quelques personnes essaient de sauver comme elles peuvent le peu qu'il subsiste de cette féerie, de cette floraison de coupoles et de clochers fauchée par le siècle de fer.
Et cela s'est produit dans toute la Russie. Pereslavl Zalesski était censée jouir du traitement de faveur, sur le plan de la conservation du patrimoine, dévolu aux villes de "l'Anneau d'Or"...
Galia, qui est venue ici jouer des gousli et a dormi chez moi, m'a parlé de la ville d'Ivanovo, où elle a grandi: il ne reste pratiquement rien de ce qu'elle a été, et qu'elle a découvert un jour sur de vieilles photos.

Je me dis parfois que le sort de la Russie, c'est celui que l'Europe est à la veille de connaître: les démons chassent, sous divers prétextes, la beauté de notre vie avec une inlassable méticulosité de méchants ronds de cuir, et leur activité se déploie partout, partout s'étendent les ombres du Mordor.
Mais la Russie en est au stade ultérieur, et en plus, elle n'a pas connu la stupidité béate des trente glorieuses qui a démobilisé la France et lui a fait perdre, dans une illusion hédoniste, le lien avec ses ancêtres, avec les valeurs humaines éternelles que la Russie a quand même plus ou moins sauvegardé ou en partie retrouvé. Elle a mieux conservé son patrimoine immatériel que son patrimoine matériel, et nous, c'est le contraire.
Il semblerait que nous devions tous en ce moment choisir notre camp, et ce faisant, occulter ce qui dérange le camp choisi, refermer les placards sur les cadavres, pratiquer le silence complice,faire du moindre mal un bien, au nom de la lutte contre le mal identifié comme le pire, le plus menaçant.
A vrai dire, je me demande s'il y a encore tant de choses à sauver sur une terre qui m'est encore très chère et si cela vaut le coup d'entrer dans des polémiques infinies. Personnellement, j'ai choisi le camp du Christ, et celui de la sainte Russie. Ce qui implique naturellement, de ne renier, de ne trahir, ni de salir ni l'Un ni l'autre.
Cela simplifie les choses. Il y a ce qui correspond au Christ et ce qui ne lui correspond pas.
Sauver ce qui peut l'être, il faut le faire, car plus les gens perdent la mémoire et l'accès aux traditions culturelles et spirituelles qui se transmettaient depuis la nuit des temps, plus ils sont, au sens fort du terme, désorientés. Il est facile de faire croire aux gens que l'enfer qu'on leur a fait est un paradis, quand plus aucune trace ne subsiste de ce dont on les a privés. C'est pourquoi "du passé faisons table rase..." Le passé est un témoin gênant. On le détruit avec le même enthousiasme, qu'on soit un bourgeois capitaliste, un commissaire du peuple ou un fanatique islamiste. Des gens désorientés ont perdu leur orientation, ils ne savent plus qui ils sont, ils ne discernent plus le beau du laid, le vrai du faux ni le bien du mal, ils foncent en écumant sur le premier bouc émissaire qu'on leur présente, ils ont perdu l'orientation, et l'orient, vers lequel étaient tournés nos sanctuaires, celui du soleil levant, celui de l'Aube promise.
La rue principale. autour de l'église saint Syméon le Stylite, il y avait plusieurs églises: détruites. Au loin, à gauche,
sur la hauteur, l'ancienne rive du lac, le monastère disparu, but de mes promenades avec Rosie, il est remplacé par une chapelle, et du cimetière ne subsiste qu'une pierre tombale. 

Cette église, près du pont sur la rivière Troubej, en face du café français,
n'existe plus.

ce panorama, avec cette floraison d'églises, ces moulins à vent, ces maisons de dimensions modestes qui s'entendent bien
les unes avec les autres, se complètent au lieu de se côtoyer n'importe comment, a complètement disparu. La plupart des églises ont été détruites.



vendredi 26 janvier 2018

GIBDD

Je vais hier payer une taxe à la Sberbank pour l'immatriculation de ma voiture, et au moment d'arriver au guichet, mon téléphone se décharge, plus aucun renseignement disponible, il m'a fallu rentrer le recharger puis repartir à la banque.
Il faut dire que j'aurais dû, pour immatriculer la voiture, m'inscrire sur le site internet de la police mais ce site ne reconnaît pas les numéros de passeport étranger, or cela passe uniquement par internet. Tania a obtenu pour moi par téléphone (moi je n'arrivais pas à les joindre) un rendez-vous pour le vendredi soir, soit aujourd'hui.
Revenue à la banque, je paie et reçois la quittance. Puis je vais faire mes courses et voulant m'offrir une écharpe, je m'aperçois que je n'ai plus mon portefeuille, avec mes cartes. La vendeuse consternée prend une part active à mon problème. Je repars chercher dans ma voiture, autour, rien. Curieusement, je n'ai pas tellement paniqué. Il me devenait pourtant impossible d'acheter à manger pour les chats, ni de faire de l'essence, sans parler de tous les emmerdements potentiels. Ma première pensée a été que je n'avais perdu ni mon passeport, ni les papiers de la voiture. J'avais l'impression qu'il ne pouvait m'arriver une chose pareille, et que j'allais le retrouver.
Je suis retournée dans le centre commercial, dans la même boutique, pour savoir si quelqu'un n'avait pas trouvé le portefeuille et la vendeuse m'envoie à l'accueil du supermarché. De loin, je vois la fille de service et le gardien me regarder approcher avec un air plein de sous-entendus: ils avaient mon portefeuille, rapporté par des gamins. J'aurais bine voulu pouvoir les récompenser, j'ai fait une petite prière pour eux.
Puis je suis retournée dans la boutique des écharpes où la vendeuse s'est écriée que c'était un miracle, en se couvrant de signes de croix, en me serrant dans ses bras, et en me faisant un rabais sur l'écharpe. On aurait pu croire que c'était elle qui avait perdu son portefeuille... "Tout de même, me dit-elle, voilà des enfants vraiment bien, quelle honnêteté, comme ils sont bien, nos gamins de Pereslavl!"
Didier m'a déclaré ce matin que j'étais une vraie tête de linotte.
En fin d'après midi, je suis partie pour Petrovskoïé, bourgade sise sur la route de Yaroslavl, un peu avant Rostov. Comme je le prévoyais tout au long de quatre jours de beau temps bien froid, le ciel était couvert, la nuit tombait vite et la neige aussi. J'ai pris un autostoppeur pour me remonter le moral. Il allait à Ivanovskoïe, entre Pereslavl et Petrovskoïe. Question rituelle: "Mais qu'est-ce qui vous a amenée ici?" Les seize ans de lycée français à Moscou, le folklore, les cosaques... Ah alors, tout devient clair et mon bonhomme me parle de la bienveillance des Russes, de leur simplicité, des manoeuvres américaines. C'est un Ukrainien, depuis longtemps ici, sa mère est à Donetsk...
Quand j'arrive à Petrovskoïé, c'est déjà la nuit, une nuit neigeuse. Je prends à droite et m'enfonce dans un paysage sombre et confus, avec des lumières pâles et clairsemées, décomposées par les flocons. Je pense être sur la bonne route, mais quand même, je m'arrête pour demander confirmation dans un magasin. Enfin j'arrive au "GIBDD" et me gare là où cela semble autorisé, la porte d'entrée est de l'autre côté du bâtiment.
J'ai affaire à un inspecteur qui me regarde comme une chose extraordinaire, un peu absurde, un peu déplacée, et me signifie que d'abord, en rédigeant mon assurance, on s'est trompé d'une lettre en transcrivant mes prénoms et qu'il faudra y mettre bon ordre et d'autre part, tout ce parcours du combattant sera à renouveler à mon retour de France, avec mon nouveau visa et mon nouvel enregistrement, puis au moment où j'aurai mon permis de séjour, bref chaque fois que je changerai de statut juridique sur place, il me faudra à nouveau faire immatriculer la voiture, mais quand même, on ne changera pas les numéros. Simplement, je paierai à nouveau la taxe et ferai l'excursion à Petrovskoïé.
Malgré son air rogue, l'inspecteur me pose les plaques, c'est-à-dire qu'il les coince dans leur logement, mais il ne peut les visser, il m'aurait fallu venir avec ma trousse à outils. Il me dit: "Des écrous de six, quatre exemplaires, une clé de dix." Je m'efforce de noter: "Ecrous de quatre, pardon, de six... quatre exemplaires..."
L'inspecteur me tend quatre rondelles: "Les voilà, vos écrous de six, vous n'aurez plus qu'à mettre les vis, bonne chance, ouvrez votre vitre pour faire marche arrière, comme ça vous verrez mieux et vous entendrez le bruit..."
Et je repars dans la nuit noire et tourbillonnante où commencent à se former des congères. Je récupère la grande route, direction Moscou, en face des files de phares, et la neige, l'ombre grouille de flocons, il n'est pas toujours facile de voir où l'on se situe par rapport au bas côté et à la voie d'en face. J'ai une pensée émue pour ma mère, mon oncle Henry et ma tante Mano qui pensait que lorsqu'il y avait de la neige, on ne pouvait plus circuler... Des gens me doublent à grande vitesse en projetant derrière eux de longs rubans zigzagants. Et je circule, je circule, pas question de me mettre en rideau sur le bord de la route!

Sviridov: route d'hiver, extrait de "la tempête de neige"!